Primauté de l’être ou de l’amour ? (Note programmatique)

(Ecrite à l’occasion du Jeudi Saint 9 avril 2020)

1) La question

De l’être et de l’amour, quel (qui) est le premier ?

L’interrogation semble simple. En réalité, elle ne l’est pas. En effet, la question posée est celle de la primauté ou de la priorité. Explicitons le prédicat « premier ». Ainsi qu’on le sait, triple est la primauté : de raison (logique), de temps ou de génération (chronologique) et de perfection (ontologique).

Or, il ne peut pas s’agir de la priorité logique, car celle-ci est une priorité seulement de raison, alors que nous considérons la réalité même de l’être tel qu’il se donne à l’esprit.

Il ne peut pas non plus s’agir de la priorité chronologique, car, en leur notion, l’être et l’amour sont indifférents au temps et donc, en ce sens, mais seulement en ce sens, anhistoriques.

Il ne peut enfin s’agir de la priorité de perfection. Déjà, parce que l’on ne peut la qualifier d’ontologique, puisque l’amour doit être compris dans sa distinction d’avec l’être. Ensuite, parce que le bonum est l’être en tant qu’il est perfectum, per-fectum, c’est-à-dire achevé. Or, l’amour et bien ne coïncident pas en leur signifié (quoi qu’en pensent certains).

Ainsi donc, dès la première approche, la question qui est posée oblige à revisiter les termes en présence et déplace les termes du problème. Faute de mieux, nous en demeurons à notre question, avec tout ce qu’elle comporte d’indéterminé et d’irrésolu : est-ce l’être ou l’amour qui est premier ? Autrement dit, l’être est-il ou non antérieur à l’amour ?

2) Réponses erronées

a) L’amour est premier à l’égard de l’être

Telle est la réponse platonicienne, depuis l’épékéina tès ousias de République, L. VI, jusqu’à Dieu sans l’être, quelle que soit la manière dont cet au-delà amatif de l’être est pensé (amour, bien, don).

Elle n’est pas recevable. Ni quant à la réalité : jamais l’amour ne se donne hors l’être, hors ce qui existe et même ce qui subsiste. Ni quant à la pensée : jamais la conscience n’accueille un donné sans elle-même s’expérimenter comme existante (le cogito ne s’éprouve phénoménologiquement premier à l’égard du sum que par défaut d’analyse des conditions de possibilité de la pensée). Ni quant au langage : jamais l’esprit ne profère un verbe (oral ou écrit) sans le verbe (grammatical) qui, au moins implicitement, enveloppe le verbe « être ».

b) L’être est premier à l’égard de l’amour

Telle est la réponse aristotélicienne et, approfondie, thomasienne ; les thomismes la durcissent dans leur opposition au volontarisme scotiste et bientôt le nominalisme occamien.

Elle n’est pas plus recevable. Ni du dehors : l’être n’est que parce qu’il est donné (à l’esprit) et, antérieurement encore, parce qu’il se dit, donc peut se montrer et se donner. Pour le dire à partir des catégories leibniziennes : le principe d’identité implicite, l’être est ou l’être est l’être, doit se doubler d’un principe de raison qui s’avèrera vite insuffisant, parce que gratuit : l’être est donnable pour être donné.

Ni même du dedans. Car Aristote identifie l’être premier à la substance ; or, celle-ci est l’être donné à lui-même. Car saint Thomas, en un progrès décisif, identifie l’acte de l’essence à l’être (esse), faisant de l’être l’acte des actes ; or, l’acte est ce qui se communique le plus possible, autrement dit ce qui se donne maximalement.

3) Réponses insatisfaisantes

Certaines réponses sont insatisfaisantes parce qu’elles sont insuffisantes, voire fausses.

a) L’être et l’amour sont tous deux premiers

Cette réponse est-elle plus sceptique ? Quoi qu’il en soit de la qualification de l’école qui porterait cette solution, elle se refuse à trancher ou plutôt tranche en affirmant la co-primauté de l’être et de l’amour, ou bien de l’amour et de l’être. Elle n’introduit même pas une distinction, par exemple : l’être est premier logiquement et l’amour l’est en perfection (puisqu’il en est le centre). Comme le masculin ou le féminin, l’être et l’amour ne sont ni dissociables ni hérarchisables.

La solution n’est pas non plus recevable. On peut le montrer par réfutation. À partir des faits. Non seulement, il se trouve toujours des esprits qui cherchent à subsumer l’opposition des pôles dans une synthèse supérieure, mais la nouveauté advient souvent en pensant l’impensé qui maintenait les pôles à distance.

À partir des présupposés. Une pensée de la bipolarité présuppose une épistémologie empiriste, voire sceptique. Empiriste, parce que, en faisant de la conjonction de coordination « et » un sommet de la pensée, elle confond général et universel. Sceptique (voire fidéiste), parce qu’elle ne se contente pas de consentir humblement à la finitude de la pensée et au mystère des choses, mais elle concède tout à l’impuissance, voire à violence, supposée de l’entendement et au prétendu silence de la nature, et, ce faisant, castre l’audace de la raison et bâillonne la profonde intelligibilité d’un ens qui est convertible autant avec la res qu’avec l’unum.

On peut le montrer par rétorsion pratique. L’évolution historique montre qu’une philosophie de la bipolarité se transforme en pensée oscillante et bientôt se décompose dans un de ses membra disjecta pour sombrer dans l’unilatéralisme. En se refusant de penser la conjonction du tout, elle donne gain de cause aux éléments qui le travaillent et un jour l’emporteront. Donc, son projet initial de réconciliation se convertit tôt ou tard en son contraire, la désunité. Mais il y a plus. Cette décomposition dans un des pôles atteste, là encore pratiquement, que le besoin d’unité la travaille, même au prix du sacrifice de l’autre pôle.

Ces critiques concernent les pensées de la bipolarité en général, donc valent pour la bipolarité de l’être et de l’amour. L’on ne peut penser à la fois, en même temps et durablement, la primauté de l’être et celle de l’amour.

b) L’être et l’amour sont deux

Ne pourrait-on dire que l’être et l’amour s’opposent comme les autres couples bien connus de la métaphysique, antico-médiévale (universel-singulier, muable-immuable, sensible-intelligible, etc.) ou moderne (fini et infini, noumène et phénomène, a priori et a posteriori, etc.). De même que Thomas a introduit une nouvelle distinction métaphysique, celle de l’être (esse) et de l’essence, à côté de celles héritées d’Aristote, entre l’acte et de la puissance, et entre la substance et de l’accident, de même la problématique de l’amour inviterait à introduire une analyse ontologique inédite : celle de l’être et de l’amour. D’ailleurs, une analogie autant historique que doctrinale confirme cette conclusion : l’esse est pedendetim apparu comme le cœur de l’essence dont il s’est contredistingué. Or, l’amour est peu à peu apparu comme le cœur de l’acte d’être. Ne doit-on pas aussi l’en distinguer ?

Nous répondrons que ce serait faire de l’être et de l’amour des catégories ; or, ce sont des transcendantaux. De fait, amour a même extension que l’être ; mais il en explicite le contenu, il en révèle plus profondément la concrétude, au sens le plus étymologique du terme. D’ailleurs, comme l’être, l’amour se distingue catégoriellement : du point de vue individuel, en trois moments ; du point de vue systémique, en quatre temps. [1]

4) Premières ébauches d’une réponse

Humblement, mais audacieusement, avançons pas à pas et exprimons ce que nous voyons et arrêtons-nous quand nous ne voyons plus.

a) L’amour est un transcendantal

Si l’amour n’est pas une catégorie, mais a la même extension que l’être, il est un transcendantal. Bien évidemment, l’amour dont nous parlons n’est pas l’acte élicite de l’affectivité (sensible ou rationnelle) dans sa distinction de l’acte de connaissance. Un tel amour est catégorial et ne s’étend qu’aux vivants doués d’appréhension (animaux, homme, anges, Dieu). Il s’agit de l’amour entendu comme amour-don, dans toute l’extension analogique de cette expression.

b) L’amour n’est pas un transcendantal comme les autres

Toutefois, l’on ne peut simpliciter ranger l’amour au côté des autres transcendantaux, ni même en faire le premier transcendantal à côté de la beauté (entendue comme se montrer gratuitement). En effet, le principe n’est pas ce dont il est principe. Or, il est possible de montrer que tous les transcendantaux (les six de la classificaiton traditionnelle et, pourquoi pas, d’autres) peuvent s’expliciter à partir de l’amour : c’est par exemple ce que fait implicitement Balthasar en réinterprétant génialement les trois transcendantaux spirituels, le beau, le bien et le vrai, à partir des trois verbes pronominaux se-montrer, se-donner et se-dire ; or, jusque dans la structure grammaticale, le verbe réflexif dit une autocommunication, donc, encore une fois, une autodonation.

Il faut donc faire de l’amour un transcendantal non seulement premier ou inaugural, précédant tous les autres, mais un transcendantal originaire, d’où tous les autres surgissent ou procèdent. Nous pouvons donc affirmer ici très clairement que l’amour (l’amor-don) jouit d’une antériorité de perfection à l’égard des autres passiones entis. Nous pouvons donc, avec Siewerth (et Ulrich) en fait le « supertranscendantal » ou un « le transcendantal pur et simple [schlechthin] ». De fait, l’amour est le seul transcendantal à posséder ce statut d’exception.

c) L’amour concrétise l’être

L’amour concrétise l’être signifie qu’il constitue le contenu concret, autant que secret de l’être, le cœur brûlant, le noyau adamantin.

L’histoire le propose. Je ne reprendrai pas ici l’histoire en quatre temps ébauché à plusieurs reprises ailleurs : l’être comme essence (époque antique) ; l’être comme actus (époque médiévale) ; l’être comme liberté (époque moderne) ; l’être comme amour (époque contemporaine). Ou, mieux : les Anciens ont vu que, au cœur du réel, se trouve l’essence ; les Médiévaux ont contemplé que, au cœur de l’essence, il y a l’esse ; les modernes ont adoré, au cœur de l’être, la liberté ; les contemporains commencent à apercevoir que, au cœur de la liberté, il y a l’amour.

La doctrine l’affirme [2]. Il faudrait reprendre ce que j’ai appelé le méta-principe balthasarien de concrétude [3] et l’appliquer à la relation entre être et amour. Ce méta-principe est méthodologique : il montre que l’intelligence ne procède pas seulement du plus commun au plus distinct (ordo determinandi), ni de l’effet à la cause (ordo demonstrandi), mais aussi de l’abstrait au concret – entendu non pas au sens noétique habituel comme passage de l’universel au singulier, de l’intelligible au sensible, mais au sens ontologique comme passage de ce qui sépare à ce qui unit. L’amour est à l’être ce que le concret est à ce qui demeure encore abstrait ; il en explicite le contenu ; plus encore, .

La théologie le confirme. Je l’ai aussi détaillé ailleurs en montrant l’évolution du regard sur Dieu (je précise seulement le moment moderne) : à l’être comme essence correspond au Dieu séparé et indifférent des Païens ; à l’être comme acte des actes correspond à l’Ipsum esse subsistens de la révélation mosaïque au buisson ardent (cf. Ex 3,14) ; à l’être comme liberté s’associe l’idole déiste ; enfin, à l’être comme amour-don, correspond (enfin !) la prise en compte plénière de la révélation néotestamentaire (cf. 1 Jn 4,8.16).

5) Objections

Un certain nombre de questions qui peuvent aussi se transformer en difficultés, voire se formuler comme des apories, vont permettre de préciser notre réponse. Les trois premières partent de la manière même dont nous formulons notre thèse : l’être est amour, et en interrogent le dédoublement implicite. La dernière

a) L’être : ens ou esse ?

1’) Énoncé

Un observateur, même inattentif, n’aura pas manqué d’observer que nous n’avons pas d’emblée levé l’amphibologie du terme français être. Dans les catégories de Thomas, parlons-nous de l’ens (l’étant subsistant) ou de l’esse (son noyau brûlant : l’acte d’être) ? Derrière cette question sémantique à forte implication métaphysique, se pose la question de l’objet de la métaphysique. Elle pourrait être formulée ainsi : l’objet de la métaphysique doit-il demeurer l’être ou doit-il désormais s’identifier à l’amour ? Ni l’un ni l’autre !

2’) Réponse

En effet, l’objet de la métaphysique est l’étant, précisément l’étant en tant qu’étant. Or, toute discipline se pose deux questions fondamentales : qu’est-ce que c’est ? et pourquoi ? Autrement dit, elle s’interrogesur la nature de son objet et sur sa cause. Autrement dit sa cause formelle et sa cause efficiente ultime. Ces deux questions commandent le plan de la métaphysique et sa distribution en deux parties, l’une que, faute de mieux, l’on pourrait appeler ontologie, et la seconde, théodicée ou théologie naturelle – même si ces deux mots sont chargés d’une histoire très connotée. La première se limite à l’immanence des étants finis, et la seconde remonte jusqu’à la transcendance de la Cause première, en relation avec cette immanence.

L’ontologie cherche à répondre à la question apparemment redondante ou insoluble : qu’est-ce que l’être ? Par une analyse attentive et rigoureuse, le métaphysicien remonte ainsi jusqu’à la constitution de l’être, à son contenu le plus intelligible. Ainsi qu’on le sait, Aristote répond en identifiant cet être à la substance première, c’est-à-dire en établissant que l’acte ou la forme de l’étant est la substance. Ainsi qu’on le sait aussi, Thomas approfondit cette première réponse en montrant que l’acte de cet acte qu’est la substance est l’esse. Nous affirmons, quant à nous, que, plus concrètement, plus décisivement, cet esse lui-même est amour. Autrement dit, l’être (esse) se comprend en son contenu intégral qu’à partir de la dynamique de l’amour-don : se recevant de l’Être même subsistant, il constitue le cœur même de l’étant et pose comme son autre l’essence qui, en retour, lui donne sa mesure et sa spécification, et ainsi constitue l’étant subsistant ; reconnaissant la source inépuisable d’où il jaillit gratuitement, il se déploie ad intra en ses multiples accidents, se possède réflexivement autant qu’il est possible, avant de déborder ad extra dans une action qui redouble créativement l’acte créateur, vers les autres qui sont autant de médiations de son retour choral vers l’Alpha qui ne cesse de l’attirer comme son Oméga.

Donc, une nouvelle fois, nous faisons de l’amour l’ultime et plus décisif contenu concrétif de l’être. En pourrait regretter que le dernier mot de la métaphysique est donc à la dualité être-amour – voire à la ternarité : l’être est amour. Mais c’est là la condition d’une intelligence qui naît à l’ombre de la raison et ne peut, comme les anges, se passer des deuxième et troisème opérations de l’esprit, pour voir, dans la lumière même de l’être qu’il n’est qu’amour se donnant, se recevant, se possédant, se redonnant à son tour pour être reçu lui aussi en retour et advenir à une communion féconde infiniment relancée.

3’) Corollaire : l’objet de la métaphysique

En retour, du point de vue de la distribution des parties de la métaphysique (qui devra peut-être changer de nom pour mieux coller à son objet), lorsque sa partie immanente accède de l’ens à son centre qu’est l’amour, alors s’amorce le deuxième (ou troisième) mouvement, celui par lequel le discours métaphysique s’élève de l’être-amour à sa Cause première.

b) L’amour, substitut de l’être ?

Accomplissons un dernier pas. Pourquoi continuer à faire de l’amour une notion seconde à l’égard de l’être ? Explicitant le contenu intelligible de l’être, l’amour ne doit-il pas s’y substituer ?

1’) Énoncé

Ces analyses suscitent une objection dans l’autre sens qui oblige à expliciter notre propos : si l’amour non seulement concrétise le contenu de l’être, mais constitue comme le premier prisme où se concentre sa lumière, avant qu’elle ne soit réfractée dans les différents transcendantaux, et bientôt dans les différents couples catégoriels, ne devrait-il pas se substituer à l’être ? En quoi avons-nous encore besoin de l’être, si chargé d’ambivalence, si aporétique et, au fond, si rejeté ? D’ailleurs, il semble exister une telle bijection ou homologie entre les catégories de l’amour et celles de l’être que le rasoir d’Occam peut, sans inconvénient, faire l’économie d’un des registres, en l’occurrence, celui qui est le moins explicite.

2’) Réponse

Il est absolument impossible de se passer de l’être. Est-ce parce qu’il leste notre pensée d’un poids de… (mais où trouver des mots qui ne soient pas postérieurs, c’est-à-dire explicitables en termes d’être ?) densité, d’altérité.

L’on sait combien la philosophie analytique nous a rendu attentifs au langage, au point, ce qui est excessif, d’en faire l’unique objet de la philosophie. Or, tout nous montre que l’on ne peut jamais se passer de l’être. Jusque dans sa formulation, même la plus simplifiée possible, la question requiert l’être (ce qui ne veut pas dire qu’elle le présuppose, c’est-à-dire que l’être précède l’amour) : de l’être et de l’amour, lequel est premier ?

6) Conclusion

Nous avons déjà cherché à montrer ce que l’amour dit de plus que l’être. Il faudrait ajouter une confrontation à deux objections fondées sur deux dilemmes. D’abord, l’être est-il mot ou verbe ? En effet, l’être se réfracte en mot et verbe. En effet, dans l’expression « l’être est amour », l’être se dédouble dans le substantif « être » et la copule « est ». Ainsi, l’amour opère une double concrétisation. Ensuite, se pose une autre question : l’amour est-il sujet ou prédicat ? Un fait linguistique est riche de sens. On peut dire : l’être est amour ; mais on ne peut pas retourner (sémantiquement, pas grammaticalement) la proposition : l’amour est être ou l’amour est l’être. En revanche, si l’on substitue à l’amour le verbe substantivé aimer, il est possible d’affirmer avec un contenu intelligible : aimer, c’est être.

Pascal Ide

[1] Une autre explicitation mérite peu d’attention. Peut-on dire l’être renvoie plus spontanément à l’être subsistant, c’est-à-dire au don 2, et l’amour au flux, donc au processus englobant don 1 et don 3 –retrouvant les deux pôles ultimes distingués par Guardini ? Cette proposition n’est pas seulement imprécise, elle est inadéquate.

[2] Il me semble que cette nouvelle affirmation a été explicitée dans mon article introduisant à la philosophie de Balthasar.

[3] Cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour. L’amour, centre de la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Donner raison », Bruxelles, Lessius, 2012, p. 75-98.

28.1.2025
 

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