Plan de l’exhortation apostolique Laudate Deum 2/3

Deuxième partie. Le diagnostic étiologique [« 2. Davantage de paradigme technocratique »]

Nous avons vu la cause générale qui est l’homme. Mais il faut préciser cette cause : en quoi et pourquoi l’homme est-il cause du réchauffement climatique ?

1) Cause générale : le paradigme technocratique

a) Rappel de l’enseignement de dans Laudato

  1. J’ai donné dans Laudato une brève explication du paradigme technocratique qui se trouve derrière le processus actuel de dégradation de l’environnement. C’est « une manière de comprendre la vie et l’activité humaine qui a dévié et qui contredit la réalité jusqu’à lui nuire [1] ». Au fond, il consiste à penser « comme si la réalité, le bien et la vérité surgissaient spontanément du pouvoir technologique et économique lui-même [2] ». En conséquence logique, « on en vient facilement à l’idée d’une croissance infinie ou illimitée, qui a enthousiasmé beaucoup d’économistes, de financiers et de technologues [3] ».

b) Nouveauté depuis Laudato

1’) Le fait de l’augmentation du paradigme technocratique
  1. Au cours des dernières années, nous avons pu confirmer ce diagnostic tout en assistant à une nouvelle avancée du paradigme en question. L’intelligence artificielle et les dernières innovations technologiques partent de l’idée d’un être humain sans aucune limite, dont les capacités et les possibilités pourraient être étendues à l’infini grâce à la technologie. Le paradigme technocratique s’alimente ainsi lui-même de façon monstrueuse.
2’) La cause de cette augmentation
a’) Le pouvoir humain infini
  1. Les ressources naturelles nécessaires à la technologie, comme le lithium, le silicium et bien d’autres, ne sont certes pas illimitées, mais le plus grand problème est l’idéologie qui sous-tend une obsession : accroître au-delà de l’imaginable le pouvoir de l’homme, face auquel la réalité non humaine est une simple ressource à son service. Tout ce qui existe cesse d’être un don qu’il faut apprécier, valoriser et protéger, et devient l’esclave, la victime de tous les caprices de l’esprit humain et de ses capacités.
b’) Le pouvoir concentré en quelques mains
  1. Il est effrayant de constater que les capacités accrues de la technologie donnent « à ceux qui ont la connaissance, et surtout le pouvoir économique d’en faire usage, une emprise impressionnante sur l’ensemble de l’humanité et sur le monde entier. Jamais l’humanité n’a eu autant de pouvoir sur elle-même et rien ne garantit qu’elle s’en servira bien, surtout si l’on considère la manière dont elle est en train de l’utiliser […]. En quelles mains se trouve et pourrait se trouver tant de pouvoir ? Il est terriblement risqué qu’il réside en une petite partie de l’humanité [4] ».

2) Causes plus particulières. Évaluation

a) Le pouvoir [« Repenser notre usage du pouvoir »]

1’) Évaluation de l’augmentation du pouvoir
  1. Toute augmentation de pouvoir n’est pas forcément un progrès pour l’humanité. Il suffit de penser aux technologies “admirables” qui ont été utilisées pour décimer des populations, lancer des bombes atomiques, anéantir des groupes ethniques. Il y a eu des moments de l’histoire où l’admiration du progrès ne permettait pas de voir l’horreur de ses effets. Mais c’est un risque toujours présent, car « l’immense progrès technologique n’a pas été accompagné d’un développement de l’être humain en responsabilité, en valeurs, en conscience […]. L’homme est nu, exposé à son propre pouvoir toujours grandissant, sans avoir les éléments pour le contrôler. Il peut disposer de mécanismes superficiels, mais nous pouvons affirmer qu’il lui manque aujourd’hui une éthique solide, une culture et une spiritualité qui le limitent réellement et le contiennent dans une abnégation lucide [5] ». Il n’est pas étonnant qu’un pouvoir aussi grand en de telles mains puisse anéantir la vie, alors que la matrice de pensée propre au paradigme technocratique nous aveugle et ne nous permet pas de voir ce problème très grave de l’humanité d’aujourd’hui.
2’) Évaluation de la cause de cette augmentation : la domination homme-nature
a’) En positif : l’homme est interne au monde
  1. Contrairement à ce paradigme technocratique, nous affirmons que le monde qui nous entoure n’est pas un objet d’exploitation, d’utilisation débridée, d’ambitions illimitées. Nous ne pouvons même pas dire que la nature serait un simple “cadre” où nous développerions nos vies et nos projets, car « nous sommes inclus en elle, nous en sommes une partie, et nous sommes enchevêtrés avec elle [6] »,de sorte que « le monde ne se contemple pas de l’extérieur mais de l’intérieur [7] ».
b’) En négatif : l’homme n’est pas externe au monde
  1. Cela exclut l’idée que l’être humain serait un étranger, un facteur externe capable seulement de nuire à l’environnement. Il doit être considéré comme faisant partie de la nature. La vie humaine, l’intelligence et la liberté sont insérées dans la nature qui enrichit notre planète, elles font partie de ses forces internes et de son équilibre.
3’) Conséquence de cette augmentation :
a’) En positif : accroître l’intercation homme-environnement
  1. C’est pourquoi un environnement sain est aussi le produit de l’interaction de l’homme avec l’environnement, comme c’est le cas des cultures indigènes et comme cela a été le cas durant des siècles dans différentes régions du monde. Les groupes humains ont très souvent “créé” l’environnement [8],l’ont remodelé d’une manière ou d’une autre sans le détruire ni le mettre en danger. Le grand problème aujourd’hui est que le paradigme technocratique a détruit cette relation saine et harmonieuse. Cependant, l’indispensable dépassement de ce paradigme aussi néfaste et destructeur ne se trouve pas dans la négation de l’être humain, mais inclut l’interaction entre les systèmes naturels et « les systèmes sociaux [9] ».
b’) En négatif : la disparition de l’homme
  1. Nous devons tous repenser la question du pouvoir humain, de sa signification et de ses limites. En effet, notre pouvoir s’est accru de manière effrénée en peu de décennies. Nous avons fait des progrès technologiques impressionnants et stupéfiants, et nous ne nous rendons pas compte que, dans le même temps, nous sommes devenus extrêmement dangereux, capables de mettre en danger la vie de beaucoup d’êtres ainsi que notre propre survie. Il y a lieu de répéter aujourd’hui l’ironie de Soloviev : un siècle tellement avancé qu’il a des chances d’être le dernier.[10]Lucidité et honnêteté sont nécessaires pour reconnaître à temps que notre pouvoir et le progrès que nous générons se retournent contre nous-mêmes [11].

b) L’aveuglement de l’homme [« L’aiguillon éthique »]

1’) Cécité écologique

L’homme s’aveugle doublement : diachroniquement, en pensant les bienfaits à court terme et en négligeant les méfaits à long terme; synchroniquement, en pensant les avantages locaaux et en négligeant inconvénients globaux.

a’) En général
  1. La décadence éthique du pouvoir réel est déguisée par le marketing et les fausses informations, qui sont des mécanismes utiles aux mains de ceux qui disposent de plus de ressources afin d’influencer l’opinion publique. Grâce à ces mécanismes, lorsqu’il est prévu de lancer un projet à fort impact environnemental et aux effets polluants importants, on illusionne les habitants de la région en leur parlant du progrès local qui pourra être généré, ou des opportunités économiques en matière d’emploi et de promotion humaine que cela signifiera pour leurs enfants. Mais en réalité, on ne semble pas s’intéresser vraiment à l’avenir de ces personnes, car on ne leur dit pas clairement qu’à la suite de tel projet, il résultera une terre dévastée, des conditions beaucoup plus défavorables pour vivre et prospérer, une région désolée, moins habitable, sans vie et sans la joie de la coexistence et de l’espérance, sans compter les dommages globaux qui finiront par nuire à beaucoup d’autres.
b’) Un exemple
  1. Il suffit de penser à l’enthousiasme éphémère causé par l’argent reçu en échange du dépôt de déchets nucléaires sur un site. La maison que l’on a pu acheter avec cet argent s’est transformée en tombeau à cause des maladies qui se sont déclarées. Et je ne parle pas en raison d’une imagination débordante, mais à partir d’une expérience vécue. On pourra dire qu’il s’agit d’un exemple extrême, mais il n’est pas possible de parler ici de dommages “mineurs”, car c’est la somme totale de nombreux dommages considérés comme tolérables qui finit par conduire à la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui.
2’) Cécité éthique : l’avidité
  1. Cette situation ne relève pas seulement de la physique ou de la biologie, mais aussi de l’économie et de notre façon de la penser. La logique du profit maximum au moindre coût, déguisée en rationalité, en progrès et en promesses illusoires, rend impossible tout souci sincère de la Maison commune et toute préoccupation pour la promotion des laissés-pour-compte de la société. Nous avons constaté ces dernières années que, étourdis et enchantés par les promesses de si nombreux faux prophètes, les pauvres eux-mêmes tombent parfois dans la tromperie d’un monde qui ne se construit pas pour eux.
3’) Cécité politique : la méritocratie
  1. Des idées erronées se développent autour de la soi-disant “méritocratie” qui est devenue un pouvoir humain “mérité” auquel tout doit se soumettre, une domination de ceux qui sont nés dans de meilleures conditions de développement. Une chose est d’avoir une saine conception de la valeur de l’engagement, du développement de ses propres capacités et d’un louable esprit d’initiative ; mais si l’on ne recherche pas une réelle égalité des chances, cela devient facilement un écran qui renforce plus encore les privilèges de quelques-uns ayant davantage de pouvoir. Dans cette logique perverse, qu’ont-ils à faire des dommages causés à la Maison commune s’ils se sentent en sécurité sous la prétendue armure des ressources économiques qu’ils ont obtenues grâce à leurs capacités et à leurs efforts ?
4’) Conséquence : test d’auto-évaluation

N’oublions pas que, jésuite, notre pape a été formé à la relecture, donc l’auto-évaluation de sa conscience, donc la conversion permanente.

  1. Dans leur conscience, et face au visage des enfants qui paieront les dégâts de leurs actions, la question du sens se pose : quel est le sens de ma vie, quel est le sens de mon passage sur cette terre, quel est le sens, en définitive, de mon travail et de mes efforts ?

Troisième partie. Le remède général : le multilatéralisme politique [« 3. La faiblesse de la politique internationale »]

La troisième partie expose le remède politique général original qu’est le multilatéralisme déjà évoqué dans sa dernière encyclique Fratelli tutti.

1) Exposé du remède

a) Énoncé

  1. Alors que « l’histoire est en train de donner des signes de recul […] chaque génération doit faire siens les luttes et les acquis des générations passées et les conduire à des sommets plus hauts encore. C’est là le chemin. Le bien, comme l’amour également, la justice et la solidarité ne s’obtiennent pas une fois pour toutes ; il faut les conquérir chaque jour [12] ». Pour obtenir un progrès solide et durable, j’insiste sur le fait que « les accords multilatéraux entre les États doivent avoir une place de choix [13] ».

b) Définition

  1. Le multilatéralisme ne doit pas être confondu avec une autorité mondiale concentrée sur une seule personne ou sur une élite au pouvoir excessif : « Lorsqu’on parle de la possibilité d’une forme d’autorité mondiale régulée par le droit, il ne faut pas nécessairement penser à une autorité personnelle [14] ». Nous parlons surtout « d’organisations mondiales plus efficaces,dotées d’autoritépour assurer le bien commun mondial, l’éradication de la faim et de la misère ainsi qu’une réelle défense des droits humains fondamentaux[15] ». Il s’agit de les doter d’une véritable autorité pour “assurer” la réalisation de certains objectifs auxquels on ne peut renoncer. Il en résultera un multilatéralisme qui ne dépendra pas des circonstances politiques changeantes ou des intérêts de quelques-uns, et qui aura une efficacité stable.

2) Mise en œuvre

a) Ratée (dans le passé)

  1. Il reste regrettable que les opportunités créées par les crises mondiales soient perdues alors qu’elles seraient l’occasion d’apporter des changements salutaires [16].C’est ce qui s’est passé lors de la crise financière de 2007-2008, et qui s’est reproduit lors de la crise de la Covid-19. En effet, « les réelles stratégies, développées ultérieurement dans le monde, semblent avoir visé plus d’individualisme, plus de désintégration, plus de liberté pour les vrais puissants qui trouvent toujours la manière de s’en sortir indemnes [17] ».

b) À venir [« Reconfigurer le multilatéralisme »]

1’) Nécessité. Finalité
  1. Plutôt que de sauver l’ancien multilatéralisme, il semble que le défi consiste aujourd’hui à le reconfigurer et à le recréer à la lumière de la nouvelle situation mondiale. J’invite à reconnaître que « beaucoup de regroupements et d’organisations de la société civile aident à pallier les faiblesses de la Communauté Internationale, son manque de coordination dans des situations complexes, son manque de vigilance en ce qui concerne les droits humains fondamentaux [18] ». Le processus d’Ottawa contre l’utilisation, la production et la fabrication des mines antipersonnel est un exemple qui montre comment la société civile avec ses organisations est capable de créer des dynamiques efficaces que les Nations Unies ne peuvent pas atteindre. Ainsi, leprincipe de subsidiarités’applique également à la relation mondial-local.
2’) Moyens
a’) Le multilatéralisme d’en bas

1’’) En général

  1. À moyen terme, la mondialisation favorise les échanges culturels spontanés, une plus grande connaissance mutuelle et des chemins d’intégration des populations qui finissent par conduire à un multilatéralisme “d’en bas” et pas seulement décidé par les élites du pouvoir. Les revendications qui émergent d’en bas partout dans le monde, où les militants des pays les plus divers s’entraident et s’accompagnent, peuvent finir par exercer une pression sur les facteurs de pouvoir. On peut espérer qu’il en sera ainsi concernant la crise climatique. C’est pourquoi je répète que « si les citoyens ne contrôlent pas le pouvoir politique – national, régional et municipal – un contrôle des dommages sur l’environnement n’est pas possible non plus [19] ».

2’’) En particulier : les plus faibles

  1. La culture post-moderne a généré unenouvelle sensibilitéà l’égard des personnes les plus faibles et moins dotées de pouvoir. Cela rejoint mon insistance, dans l’Encyclique Fratelli tutti, sur le primat de la personne humaine et la défense de sa dignité en toutes circonstances. C’est une autre façon d’inviter au multilatéralisme pour résoudre les problèmes réels de l’humanité, en recherchant avant tout le respect de la dignité des personnes, de telle sorte que l’éthique prime sur les intérêts locaux ou de circonstance.
b’) Le multilatéralisme d’en haut

1’’) L’action politique

  1. Il ne s’agit pas de remplacer la politique, car, d’un autre côté, les puissances émergentes deviennent de plus en plus importantes et sont en fait capables d’obtenir des résultats significatifs dans la résolution de problèmes concrets, comme certaines d’entre elles l’ont démontré au cours de la pandémie. Le fait que les réponses aux problèmes peuvent venir de n’importe quel pays, aussi petit soit-il, finit par faire reconnaître le multilatéralisme comme une voie inévitable.

2’’) L’action diplomatique

  1. La vieille diplomatie, elle aussi en crise, continue de montrer son importance et sa nécessité. Elle n’a cependant pas encore réussi à générer un modèle de diplomatie multilatérale qui réponde à la nouvelle configuration du monde, mais, si elle est capable de se reconfigurer, elle devra faire partie de la solution, car l’expérience des siècles ne peut pas non plus être rejetée.

3’’) L’action juridique

  1. Le monde devient tellement multipolaire, et en même temps tellement complexe, qu’un cadre différent pour une coopération efficace est nécessaire. Il ne suffit pas de penser aux rapports de force, mais aussi à la nécessité de répondre aux nouveaux défis, et de réagir avec des mécanismes mondiaux aux défis environnementaux, sanitaires, culturels et sociaux, en particulier pour renforcer le respect des droits de l’homme les plus élémentaires, des droits sociaux et la protection de la Maison commune. Il s’agit d’établir des règles globales et efficaces pour “assurer” cette protection mondiale.

4’’) L’action consultative

  1. Tout cela suppose l’initiation d’un nouveau processus de prise de décisions et de légitimation de celles-ci, car ce qui a été mis en place il y a plusieurs décennies n’est pas suffisant et ne semble pas efficace. Dans ce cadre, des espaces de conversation, de consultation, d’arbitrage, de résolution des conflits et de supervision sont nécessaires, bref, une sorte de plus grande “démocratisation” dans la sphère mondiale pour exprimer et intégrer les différentes situations. Il n’est pas utile de soutenir des institutions dans le but préserver les droits des plus forts sans se préoccuper des droits de tous.

Pascal Ide

[1] François, Lettre encyclique Laudato sì sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015, n. 101 : AAS 107 (2015), p. 887.

[2] Ibid., n. 105 : AAS 107 (2015), p. 889.

[3] Ibid., n. 106 : AAS 107 (2015), p. 890.

[4] Ibid., n. 104 : AAS 107 (2015), pp. 888-889.

[5] Ibid., n. 105 : AAS 107 (2015), p. 889.

[6] Ibid., n. 139 : AAS 107 (2015), p. 903.

[7] Ibid., n. 220 : AAS 107 (2015), p. 934.

[8] Cf. S. Sörlin & P. Warde, Making the Environment Historical. An Introduction, in Iidem, Nature’s End : History and the Environment, Basingstoke – New York 2009, p. 1-23.

[9] Laudato sì, n. 139 : AAS 107 (2015), p. 903.

[10] Cf. Vladimir Soloviev , Trois entretiens sur la guerre,la morale et la religion, Genève, 2005.

[11] Cf. S. Paul VI, Discours à la FAO pour son 25 anniversaire (16 novembre 1970), n. 4 : AAS 62 (1970), p. 833.

[12] Pape François, Lettre encyclique Fratelli tutti sur la fraternité et l’amitié sociale, 3 octobre 2020, n. 11 : AAS 112 (2020), p. 972.

[13] Ibid., n. 174 : AAS 112 (2020), p. 1030.

[14] Ibid., n. 172 : AAS 112 (2020), p. 1029.

[15] Ibid.

[16] CfIbid., n. 170 : AAS 112 (2020), p. 1029.

[17] Ibid.

[18] Ibid., n. 175 : AAS 112 (2020), p. 1031.

[19] Laudato sì, n. 179 : AAS 107 (2015), p. 918.

26.10.2023
 

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