C) Les arguments classiques
Ænésidème dont nous venons de parler a codifié les arguments sceptiques en dix tropes (dix catégories) qui, en fait, recouvrent la quasi-totalité des preuves généralement avancées et les philosophes modernes n’ont jamais fait que reprendre ces arguments classiques (Descartes, dans son doute méthodique s’excusait, selon ses propres mots, de « remâcher une viande si commune », tant il avait conscience qu’en matière de doute il n’y a plus rien à inventer).
Nous ne reprendrons que trois des arguments parmi les plus communément avancés.
1) L’argument dit des contradictions des philosophes
C’est le plus simple et le plus frappant, au point que Kant lui-même l’emploie. La preuve qu’il n’y a pas de vérité est que sur aucune question importante (comme celle de l’existence de Dieu ou de l’existence d’une âme immortelle en l’homme), les plus grands penseurs n’ont réussi à s’entendre ; plus, ils ont passé leur temps à se contredire.
André Glücksmann, un des « nouveaux philosophes », comme on a appelé certains penseurs en réaction par rapport aux idéologies ambiantes de 68, disait un jour dans une conférence qu’il donnait au Centre Pompidou qu’il lui arrivait de prendre une feuille de papier, d’y faire deux colonnes et d’inscrire dans la première colonne tout ce à quoi il croyait et les raisons de son adhésion. Puis quelques instants après, il écrivait dans l’autre colonne les thèses exactement opposées et leur démonstration (ce « jeu » redoutablement déstabilisant était déjà pratiqué par oral par les sophistes contre lesquels Socrate a ferraillé). Au temps de Socrate, les Sophistes ne faisaient pas autrement…
2) L’argument des erreurs des facultés de connaissance
« Les sens nous trompent ».
a) Les erreurs des sens
Tout le monde connaît l’exemple classique de la cuiller qui paraît cassée quand on la met dans l’eau. Lisez ou relisez le célèbre passage de Descartes sur le morceau de cire : nous voyons un morceau de cire que nous savons être un dans ces changements se mettre à fondre ; or, il se transforme à tel point qu’il n’y a plus rien de commun entre les sensations d’avant la fonte et celles d’après la fonte. C’est donc que mes sens me trompent sur la réalité [1].
b) Les erreurs de l’imagination
Blaise Pascal parle du plus grand philosophe du monde suspendu dans une cage au-dessus du vide, n’ayant rien à craindre et pourtant terrorisé par son imagination, la « folle du logis, cette maîtresse de fausseté [2] ».
c) Les erreurs des songes
C’est aussi un des arguments appréciés de Descartes et de Pascal. Il revient à dire que nous prenons souvent nos rêves pour vrais. Le feuilleton télévisé Kung-Fu en donnait une illustration instructive. Le moine qui enseignait Kwaï Chang Caine enfant lui confia un jour un manuscrit très précieux en lui recommandant de ne surtout pas le perdre. « Et pour te faire comprendre pourquoi il est si précieux, petit Scarabée, je vais te le lire : c’est la pensée d’un très grand sage. Un jour, il rêva qu’il était une grenouille et il s’amusait beaucoup d’être une grenouille. Quand il se réveilla, il vit qu’il était un homme et s’en attrista de sorte qu’il se demanda : ‘Mais suis-je donc un homme qui ait rêvé que je suis une grenouille ou bien suis-je plutôt une grenouille qui rêve maintenant que je suis un homme ?’ ».
Le vieux sage chinois Tchouang-tseu qui vivait en 350 avant Jésus-Christ : « Un jour j’ai rêvé que j’étais un papillon, et à présent je ne sais plus si je suis Tchouang-tseu qui a rêvé qu’il était un papillon ou bien si je suis un papillon qui rêve que je suis Tchouang-tseu [3] ».
3) La relativité de la connaissance
La vérité est parfois question de point de vue. Soit l’équation suivante :
I + XI =X
Elle est manifestement fausse. Pourtant, si vous écriviez l’équation sur une feuille que vous présentiez à des personnes assises de part et d’autre de la table, les uns affirmeraient que l’équation est vraie et les autres qu’elle est fausse. En effet, il suffit de lire l’équation dans l’autre sens, autrement dit de la retourner, pour qu’elle soit vraie :
X = I + IX
Systématisons l’argument. Chaque partie est connectée au tout, synchroniquement et diachroniquement ; or, il est impossible de connaître le tout ; chaque partie est donc elle aussi inscrutable. Développons les prémisses.
Tout dépend de tout. Cette thèse est chère à la systémique : « l’homme est un polypied d’images », dit l’un de ses représentants, Edgar Morin. « Tout est lié », renchérit l’écologie. La mécanique quantique définit aussi les particules comme des paquets d’ondes et donc de relations. De manière plus globale, tout interagit sur tout : « Si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face du monde aurait changé », disait Pascal. La théorie du chaos déterministe a systématisé l’argument, en parlant de « Buterfly effect » (un battement d’ailes de papillon à Changaï peut, au bout de quelques jours, déclencher un ouragan aux Antilles).
Or, il est impossible d’embrasser tout le cosmos : un Cray II ne peut prévoir les phénomènes météorologiques au-delà de 10 jours à l’avance. Mais les phénomènes inertes sont autrement moins complexes que ceux qui affectent les vivants. Nous ne pouvons pas plus connaître toutes les causes en lesquelles s’origine un être donné, et de ce fait nous ne pouvons pas porter un jugement définitif sur lui. « Toute bonne biographie devrait remonter à Adam », disait Chesterton. Sans parler de ce que les théories du chaos nous disent aujourd’hui de l’extrême contingence des processus naturels [4].
D) Les arguments actuels du scepticisme
1) Le contexte épistémologique : l’inflation du savoir [5]
a) En sciences
Toutes sciences confondus, il paraît environ chaque année 600 000 articles nouveaux. (information Christian Walter).
« La matière ‘mathématiques’, dans une grande bibliothèque spécialisée, est contenue dans cent ou deux cent mille volumes ». Par ailleurs, « on peut évaluer à moins de cinq ou dix pour cent du savoir mathématique disponible ce dont peut traiter un très grand mathématicien contemporain ». Dernier indice : on a tenté d’évaluer la production mathématique annuelle, selon la méthode du mathématicien Stanislas Ulam. « En multipliant le nombre de journaux mathématiques publiés dans le monde par le nombre de numéros dans l’année, par le nombre moyen d’articles par numéro et par le nombre moyen de théorèmes par article, on aboutit au résultat approximatif et surprenant suivant : il se démontre, chaque année, quelque 200 000 théorèmes (il s’agit soit de théorèmes nouveaux, soit de nouvelles démonstrations de théorèmes déjà connus) [6] ».
Le débit des fleuves des autres sciences de la structure et de la matière est tout aussi impressionnant. De même, il paraît quelques 50 000 articles chaque année en chimie. Et le Physical Review est une revue américaine de physique qui comprend environ 30 000 pages annuelles.
b) En sciences humaines
Un exemple, Adler : H. H. Mosak et B. Mosak, A bibliography for Adlerian psychology, Washington, Hemisphere Publishing Corporation, 1975. Comporte près de 10 000 titres.
c) En philosophie
Un exemple, Hegel : Hegel. Bibliographie, Munchen, New-York, London, Paris, KG Saur, 1980. Cette bibliographie qui regroupe des titres allant de 1802 à 1975 alligne 12 932 titres d’ouvrages et d’articles.
d) En théologie
Même la théologie n’est pas épargnée par le processus d’inflation du savoir. Il paraît chaque année plus de 18 mille articles nouveaux en Bible.
L’Elenchus of Biblica, Robert Nerth, 1985, édité par Rome, Ed. Pontificio Istituto Biblico, 1988 comporte 16 520 titres !!
En 9 ans, on recense 1 556 livres ou articles sur les manuscrits de la Mer morte. Cf. C. Burchard, Bibliographie zu den Handschriften vom Toten Meer, Berlin, 1957.
« Un bibliophile du [XIXème] siècle, A. de Roskovany, voulant recueillir et énumérer tous les écrits sur le célibat ecclésiastique, a réuni une bibliographie monstrueuse (et incomplète) de plus de 6 500 titres jusqu’à 1881. Combien d’autres titres faudrait-il ajouter aujourd’hui pour avoir une bibliographie sur le célibat qui aspire à être complète, seul Dieu le sait [7] ».
Nous verrons plus bas quelle conséquence épistémologique minimaliste, le théologien allemand Karl Rahner tire de ce fait.
e) Une cause de cette inflation
- Waters est bien placé pour porter sur la situation un diagnostic éclairé puisqu’il est un des principaux responsables des Presses universitaires d’Harvard. Mais, peut-être parce que l’ouvrage est composé de textes écrits à des périodes différentes, les réponses proposées peuvent semble étonnamment opposées. Au début L. Waters nous explique que cette montée de l’insignifiance est due à l’explosion du nombre de livres publiés et cela en raison des subventions étatiques aux bibliothèques. Par exemple, en 1980, les presses de Cambridge et celles d’Oxford publiaient respectivement 543 et 802 titres par an, et, en 2000, 2376 et 2250. Il y a là un équivalent des bulles spéculatives sur le marché financier et hypothécaire. Plus personne ne peut lire sérieusement une telle production qui aboutit à noyer les bons livres sous le flot écrasant des mauvais [8]. Qui, d’ailleurs, ne se vendent pas. Dans le secteur des Humanités, les ventes moyennes sont ainsi passées aux États-Unis en 30 ans de 1250 exemplaires à 275. Mais la frénésie productiviste s’est déplacée des livres aux revues, à telle enseigne que là où au début de son livre L. Waters se plaignait du trop plein de livres, il déplore ensuite le fait que les bibliothèques universitaires s’y intéressent de moins en moins et se retrouvent contraintes d’acheter les revues reconnues (classées A) que les éditeurs leur vendent à prix d’or. C’est ainsi par exemple que là où en 1980, 65% du budget des bibliothèques de l’université de Californie allaient aux livres et 35% aux revues, « à présent, en 2003, c’est 20 % pour les livres et 80 % pour les revues. Les bibliothécaires, conclut l’auteur, ont été incapables de protéger les budgets consacrés aux livres des éditeurs commerciaux rapaces qui les escroquent avec leurs revues ».
2) Le contexte politique
a) Le traumatisme des deux guerres mondiales
Notre monde, à cause des deux guerres mondiales, notamment, a entamé gravement le capital confiance, et introduit à la méfiance et au scepticisme. « L’être humain sait maintenant que le chef prétendu charismatique le conduit le plus souvent au désastre absolu ». Seul remède : « On peut se demander si le respect agissant, générateur de la confiance partagée, n’est pas une des maximes dont a besoin aujourd’hui notre société pour vaincre ses mauvais démons du verbalisme, de l’indifférence méprisante et de la violence sous toutes ses formes ». Donc « le moment n’est-il pas venu de faire confiance à l’homme libre et responsable [9] ? »
b) Le pluralisme
A côté de la multiplication des savoirs et des spécialisations, on ne saurait minimiser cet autre fait : le pluralisme culturel et religieux dans la démocratie. Nous sommes passés d’une société plutôt homogène à une société métissée. Et la mondialisation accélère le processus, faisant se rencontrer, ici ou là-bas, une pluralité insommable d’appartenances multiples.
3) La déconstruction
L’histoire de la philosophie contemporaine (et du cours de métaphysique, notamment) a montré l’importance du courant déconstructionnistes et du soupçon : chez Nietzsche, en psychanalyse freudienne, en sociologie marxiste, etc. « Je voudrais vous aider. – Attention, c’est une manœuvre du pouvoir en place, explique le disciple de Marx. – C’est une recherche narcissique de sécurisation, renchérit le disciple de Freud. – Vous agissez comme un agneau parce vous ne pouvez pas être un loup et vous maintenez les autres dans une mentalité d’esclave, vitupère le Zarathoustra de Nietzsche ».
Les trois maîtres du soupçon, comme dit Ricœur dont une bonne partie de l’œuvre est réponse à leur critique dissolvante, les Trois Soupçonneurs, dit François Varillon, Marx, Nietzsche et Freud règnent sur notre temps, que nous le voulions ou non.
a) La source : le perspectivisme nietzschéen
Pour l’étude du perspectivisme nietzschéen, je renvoie au cours sur Nietzsche. Une citation en rappellera le cœur :
« Je mets à part avec un profond respect le nom d’Héraclite. Si le peuple des autres philosophes rejetait le témoignage des sens parce que les sens sont multiples et variables, il en rejetait le témoignage parce qu’ils présentent les choses comme si elles avaient de la durée et de l’unité. Héraclite, lui aussi, fit tort aux sens. Les sens ne mentent ni à la façon qu’imaginent les Eléates, ni comme il se le figurait, lui – en général ils ne mentent pas. C’est ce que nous faisons de leur témoignage qui y met le mensonge, par exemple le mensonge de l’unité, le mensonge de la réalité, de la substance, de la durée… si nous faussons le témoignage des sens, c’est la ‘raison’ qui est en cause. Les sens ne mentent pas en tant qu’ils montrent le devenir, la disparition, le changement… Mais dans son affirmation que l’être est une fiction Héraclite gardera éternellement raison. Le ‘monde des apparences’ est le seul réel : le ‘monde-vérité’ est seulement ajouté par le mensonge [10]… »
b) L’extension
Le soupçon et l’inquiétude qui naît du soupçon a envahit la totalité de la vie quotidienne. Donnons-en quelques illustrations.
- En l’appliquant au besoin de certitude, le philosophe et sociologue Dominique Lecourt en résume ses thèses essentielles dans un article de Libération [11].
« La pensée de la contingence apparaît insoutenable. […] Penser que l’homme aurait pu ne pas exister, c’est blessant. Alors, selon un vieux procédé philosophique bien rôdé depuis l’Antiquité, le principe anthropique a converti le hasard en providence [12] ». Creusons : « Le désir de certitudes absolues vient d’une peur fondamentale de la liberté sous toutes ses formes, de la liberté de penser en particulier. Cette peur-là, c’est le non-dit de l’Occident : on se présente toujours l’histoire comme l’avancée de la lumière vers les ténèbres, comme l’expression toujours contrariée, mais toujours triomphante, d’un désir de liberté ».
Quelle solution, quel remède ? Il existe en fait, parallèlement, « une formidable volonté d’ignorer » qui « cœxiste toujours avec le désir indéracinable de savoir. Cette volonté d’ignorer est liée à la sourde peur que suscite la pensée scientifique. Une pensée sans dogme qui ne progresse qu’en détruisant au besoin ses certitudes. C’est cette avancée antidogmatique qui fait la grandeur de la pensée humaine ».
Bref, nous avons peur (notamment de l’avenir) et cette peur nous fait secréter des certitudes, donc des dogmes. Voilà le fond de l’argumentation (un peu courte, un peu simpliste !) de l’auteur. Les portiques de la pensée sont donc : l’homme est liberté (celle-ci s’identifiant à la liberté d’indifférence dont parle Pinckaers) ; le soupçon. La critique est, on le voit, d’ordre psychologique et non pas philosophique.
- Mathieu Potte-Bonneville, qui a consacré sa thèse de doctorat au statut de l’activité critique dans l’oeuvre de Michel Foucault, répond à deux philosophes réagissant à la soirée télévisuelle Tous contre le sida, en résumant leur raisonnement par un impeccable polysyllogisme : le sida a un sens (d’où les réticences des jeunes à utiliser le latex), il est interprétation de notre société, du monde ; or, ce sens est que le mal est intérieur, le virus est en nous-même ; or, ce mal moral est lié à « nos conceptions de l’amour, de la famille et des rapports interhumains », à la disparition du sacré et de la confiance ; conclusion sans faille : « Lutter contre le sida ne peut passer que par un appel à la volonté, au libre-arbitre et à l’ascèse [13] ».
Le philosophe français estime qu’une telle conception est culpabilisante : elle en appelle à une utopique bonne volonté et stigmatise ceux qui ne peuvent y accéder ; d’où l’ascèse obligatoire. De plus, elle suspecte l’immédiate action des personnes pour y déceler un double fond et invente un sens ; or, c’est là la tâche du prêtre, tandis que la tâche philosophique de « connaître ce qui est » est « la plus athée » qui soit. « Car le sens est, en son fond, religieux : ni politique, ni philosophique ». Nous avons reconnu les critiques adressées voici déjà plus d’un siècle par Nietzsche. Bref, ces penseurs prétendus philosophes sont en fait des théologiens cachés, ce qui est une impardonnable confusion des genres… Mais n’est-ce que cela ?
- Le film Ambulance, primé au festival d’Avoriaz, constitue une bonne illustration de la pensée soupçonnante. En effet, après la vision de ce film, on ne peut plus voir une ambulance comme avant. On imagine le pire ; on voit derrière elle quelque odieuse machination. Bref, on soupçonne. Il en est de même de l’hopital et du système médical. La scène où le héros se retrouve à l’hopital est à cet égard significative : toutes les personnes se dédoublent, les réalités porteuses de vie deviennent porteuses d’une mort, d’une menace potentielle. Plus rien n’est sûr.
Certains films ont ainsi le don de donner une profondeur inquiétante, ambiguë aux réalités les plus quotidiennes, les plus anodines. C’est le cas dans les films d’Alfred Hitchcock où objets (cordes, ciseaux, etc.), animaux (les oiseaux bien entendu) et actes (démonstration mathématique, prendre une douche), personnes prennent une épaisseur inquiétante.
c) La conséquence
1’) L’absurdité du monde
Dans un univers déserté par le sens, seuls existent les « singuliers parcours [14] ». L’invariant fait violence à l’infinie richesse des individus. Depuis Nietzsche, le penseur fait le complexe de l’universel : « étais-je vraiment autorisé à rédiger un ouvrage sur l’amour ? […] Dans cette étrange Atlantide dont je revendique la citoyenneté, aucun propos sur l’amour ne peut se soutenir d’une logique ou d’une rationalité quelconque. Aucun savoir ne peut y supporter une formulation générale ». Conséquence immédiate : « Aucune morale ne peut y être associée aux aménagements de la pulsion. Ce n’est qu’au-delà de ses limites que commencent les terres conquises, colonisées et infécondes de la norme [15] ».
Une autre conséquence logique et terrifiante est l’attaque réglée contre la prohibition de l’inceste : dans la morale psot-freudienne, elle demeure le seul invariant, et la seule manière de discerner la nature de la culture (au sens allemand), c’est-à-dire le monde des choses et le monde de l’esprit, du proprement humain. L’universel, donc la raison n’a trouvé qu’en cet interdit à se réfugier : ne parlons pas de principe positif. On ne s’étonnera donc pas de trouver, très explicitement affirmé que la libération tant recherchée de la sexualité humaine qui résume tout bonheur, butte toujours sur « le noyau dur […] : l’interdit de l’inceste [16] ». Les auteurs n’osent toutefois pas s’y attaquer frontalement, mais ils contournent l’obstacle pour mieux l’abattre : « Je ne suis pas animé de dispositions subversives au point de prôner l’inceste et l’anéantissement culturel, mais j’en suis tout de même à me demander comment nous parviendrons à débloquer en nous et entre nous nos capacités d’aimer et de jouir [17] ».
Une conséquence en est que les auteurs ont vite fait d’excuser un assassin (meurtre passionnel) au nom des a priori psychanalytiques : « En reconstituant les mois qui précédèrent le crime, je n’ai cessé de découvrir la présence de la tragique et commune nécessité : celle d’une immolation rituelle [18] ». Ici, le mécanisme girardien du bouc émissaire devient nécessité, alors qu’il n’est que la figure contingente prise par le péché. Etonnant comme le nécessaire est présent dans un monde où l’on a vidé tout universel. Philippe, pour les auteurs, est d’abord la victime de « l’emprise terrifiante de l’Autre, l’image qui, inlassablement réfléchie par le miroir, renvoie à chacun de nous les questions premières de notre raison d’être : de quel néant suis-je issu, de quelle illusion est faite ma vie ? La perte dont parlait Jean-Paul n’était-elle pas pour Philippe celle de l’espoir fou qu’un jour viendrait où se comblerait un manque, corps enfin reçu et jouissance acceptée [19] ? » C’est clair : l’interprétation qui est ici donnée hérite d’abord d’une métaphysique du non-sens : Philippe est déjà excusé par l’absurdité d’un monde posé en postulat.
2’) La déconstruction même de la soif de la vérité
Par exemple, le désir de savoir sera suspecté d’être une volonté violente de savoir et, finalement, de pouvoir. La principale leçon du roman fameux de Umberto Eco, Le nom de la rose, est une critique de la vérité ou plutôt de l’amour excessif de la vérité : « L’Anti-Christ peut naître de la piété même, de l’excessif amour de Dieu ou de la vérité. […] Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité [20] ».
Plutôt qu’en faire un nouvel exposé détaillé des philosophies du soupçon, voyons-en plutôt la présence, l’efficacité et les ravages dans notre quotidien.
3’) La déconstruction généralisée
Nous en viendrons un jour à nier les plus élémentaires évidences et les chrétiens à les rappeler, avant de confesser leur foi. C’est ce qu’affirme Chesterton au terme d’un de ses ouvrages les plus lucides :
« Les feux seront allumés pour témoigner que deux et deux font quatre. Les épées seront dégainées pour démontrer que les feuilles sont vertes en été. Nous nous retrouverons à défendre non seulement les incroyables vertus et l’incroyable signification de la vie humaine, mais quelque chose d’encore plus incroyable, cet immense, impossible univers qui nous regarde en face [21] ».
4) L’idéologie de la tolérance
Une autre raison de cette viralité du scepticisme ambiant réside dans l’égalisation : vérité = universalité = exclusion = intolérance = violence.
a) Argumentation
En effet, la catégorie voltairienne de la tolérance règne sur notre temps pour qui toute pensée affirmative est suspectée de dogmatisme, d’intolérance ou, pour tout dire, de totalitarisme ou de dictature intellectuelle.
La vérité conduit à l’intolérance et à la violence. La postmodernité s’est opposée à la vérité pour une autre raison : la vérité tend à s’organiser en système, religieux ou politique ; or, un tel système devient aliénant et oppresseur [22].
Tout discours vrai ne serait-il pas un discours totalisant ? Autrement dit, un savoir qui rimerait avec pouvoir [23].
b) Quelques illustrations. Extension
Une telle posture est le fait de philosophes comme Jean-François Lyotard et Richard Rorty [24].
Bernard-Henri Lévy traduit bien le scepticisme de notre époque, lorsqu’il affirme : « La démocratie c’est […] le vacillement des certitudes. […] S’il y a une vérité unique, on sombre dans la tyrannie ». Il propose toutefois ce qu’il appelle « la nostalgie de la vérité. Mais attention ! Une vérité complexe, inatteignable [25] ».
Pessimisme autant que modestie de Vladimir Jankélévitch : « la prétention de toucher un jour à la vérité est une utopie dogmatique [26] ».
Même un homme peu suspect de compromission comme Raymond Aron écrit, dans un ouvrage en 1955, « en réaction à l’intelligentsia de gauche, communisante [27] » un plaidoyer quasiment sceptique. Dans son chapitre conclusif intitulé « Fin de l’âge idéologique ? » [28], Aron réagit contre le fanatisme et tombe face à l’alternative suivante : « La critique du fanatisme enseigne-t-elle la foi raisonnable ou le scepticisme ? » Or, il paraît pencher pour le second membre de l’alternative. Voici de quelle manière pessimiste il achève son livre : « Si la tolérance naît du doute, qu’on enseigne à douter des modèles et des utopies, à récuser les prophètes de salut, les annonciateurs de catastrophes. Appelons de nos vœux la venue des sceptiques s’ils doivent éteindre le fanatisme [29] ».
Enfin, cette thèse se retrouve aussi chez certains philosophes de la religion… au nom de la défense de la religion ! Ils sont ainsi conduits à dissocier la religion de la vérité. Cette posture est particulièrement emblématique chez John Hick :
« Nous ne pouvons appliquer au Réel nouménal [noumenal Real] aucune des distinctions avec lesquelles nous structurons notre expérience phénoménale, y compris l’expérience religieuse. Nous ne pouvons dire que c’est [l’affirmation du Réel nouménal] personnel ou impersonnel, un ou plusieurs, actif ou passif, substance ou processus, bon ou mauvais, juste ou injuste, finalisé ou a-finalisé [purposive or purposeless] [30] ».
Nous en retrouverons une critique particulièrement pertinente sous la plume de Joseph Ratzinger.
Pascal Ide
[1] Cf. René Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation seconde, Œuvres et Lettres, André Bridoux (éd.), coll. « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, Gallimard, 1953, p. 279-280.
[2] Cf par exemple, Blaise Pascal, Les Pensées, Ière Partie, chapitre 2, surtout les § 1. « Les sens et la mémoire » ; 2. « L’imagination », Œuvres complètes, Jacques Chevalier (éd.), coll. « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, Gallimard, 1954, p. 1113 à 1121.
[3] Jostein Gaarder, Le monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, trad. du norvégien par Hélène Hervieu et Martine Laffon, Paris, Seuil, 1995, p. 250.
[4] Cf. par exemple James Gleick, La théorie du chaos. Vers une nouvelle science, trad. Christian Jeanmougin, Paris, Albin Michel, 1989, rééd. coll. « Champ » n° 219, Paris, Flammarion, 1991.
[5] Pour le détail, cf. mon cours sur les blessures de l’intelligence.
[6] Le calcul a été fait par Philip Davis et Reuben Hersch, dans L’univers mathématique, trad. fr., Paris, Gauthiers Villars, 1985. Cf. Roger Caratini, Pour la science, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 369. Cf. aussi Jean Dieudonné, Pour l’honneur de l’esprit humain, déjà cité. Il nous donne un panorama des différentes branches de la mathématique actuelle (avec les limites inhérentes à la vision bourbakiste (ie. ensembliste).
[7] Giuseppe Rambaldi, « In tema di celibato ecclesiastico. Appunti », Rivista del Clero Italiano, 58 (1977), p. 781-786, ici p. 781.
[8] p. 32.
[9] Jacques de Bourbon-Busset, « La stratégie de la confiance », Gilles Le Cardinal et Jean-François Guyonnet (éds.), Du mépris à la confiance. Quels changements de comportements pour maîtriser la complexité ? Actes du colloque, 7 et 8 décembre 1990, Université de Technologie de Compiègne, p. 28-32, ici p. 32.
[10] Frédéric Nietzsche, Le crépuscule des idoles, précédé de Le cas Wagner, Nietzsche contre Wagner, et suivi de l’Antéchrist, trad. Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1952, p. 103.
[11] Cf. Dominique Lecourt, Contre la peur. De la science à l’éthique, aventure infinie, Paris, Hachette, 1990.
[12] Dominique Lecourt, « Vade Retro les dogmes », Libération, 6 novembre 1991
[13] Mathieu Potte-Bonneville, « Le sida, le philosophe, le prêtre », Libération, 9 mai 1994.
[14] Daniel Karlin et Tony Lainé, L’amour en France, coll. « Le livre de poche » n° 6907, Paris, Grasset, 1988, p. 562.
[15] Ibid., p. 559.
[16] Ibid., p. 568.
[17] Ibid., p. 569.
[18] Ibid., p. 259.
[19] Ibid., p. 259.
[20] Umberto Eco, Le nom de la rose, trad. Jean-Noël Schifane, livre de poche n° 5859, Paris, Grasset, 1982, p. 613.
[21] Georg Keith Chesterton, Hérétiques, trad. Jenny S. Bradley, Paris, Plon, 1930, p. 287.
[22] Cf. Charles Morerod, « Une postmodernité hostile à la religion : Jean-François Lyotard et Richard Rorty », Nova et Vetera, 86 (2011), p. 205-239.
[23] Telle est la thèse discutable de Jean Greisch, « Le pouvoir des signes, les insignes du pouvoir », Le pouvoir, Paris, Beauchesne, 1978, p. 175-205, surtout p. 180-181.
[24] Cf., par exemple, Richard Rorty, Objectivity, Relativism and Truth, Cambridge et al., Cambridge University Press, 1991, p. 187.
[25] Le Figaro Littéraire, jeudi 22 février 1996, p. 8.
[26] Quelque part dans l’inachevé, entretiens philosophiques avec Béatrice Berlowitz, Paris, Gallimard, 1978, p. 18.
[27] Raymond Aron, L’opium des intellectuels, coll. « Agora », Paris, Calmann-Lévy, 1955, ici p. 7. Son ouvrage contient par exemple une bonne critique du mythe du prolétariat : ch. 3, p. 81 à 110.
[28] Ibid., p. 333 à 353.
[29] Ibid., p. 352-353.
[30] John Hick, « The Real and Its Personae and Impersonae », Linda Tessier (éd.), Concepts of the Ultimate, London, Macmillan, 1989, p. 156.