Chapitre 2
Le dogmatisme absolu
La thèse opposée au scepticisme est celle du dogmatisme absolu dont nous verrons qu’elle n’est pas plus pensable.
A) Thèse
Pour le dogmatisme absolu, la réalité peut être connue de manière certaine et exhaustive, c’est-à-dire selon tout elle-même.
B) Exposé cursif de la thèse
Le dogmatisme se présente sous plusieurs formes.
1) Le systématisme en sciences
a) Exposé général
Construire un système est très séduisant, non seulement parce qu’il offre une rigueur, mais parce qu’il nourrit le besoin de contrôle qui lui-même est souvent sous-tendu par un besoin exacerbé de sécurité.
Cela est par exemple vrai en psychologie. Il y a quelques jours, j’intervenais avec une psychologue dans un colloque. Et celle-ci, à la fois chrétienne et de formation psychanalytique, a avancé la théorie suivante : aujourd’hui, nous souffrons d’un grand manque d’amour ; mais derrière ce manque d’amour, on trouve une cause plus profonde, la culpabilité. En effet, l’enfant n’est pas aimé que parce qu’il n’est pas aimable et s’il n’est pas aimable, il porte la responsabilité de ne pas être aimé ; aussi, concluait cette psychologue, je pense que, aujourd’hui, 95 % des problèmes psychologiques naissent de cette culpabilité, le plus souvent masquée. Or, une psychothérapeute à qui j’expose cette théorie rétorque : « En fait, plus profondément que la culpabilité, on trouve les peurs ; l’origine des souffrances psychiques viennent des peurs ». Mais d’autres diraient : toutes les souffrances naissent d’une angoisse d’abandon (Bernadette Lemoine). Etc.
b) Une forme particulière : le réductionnisme
Le réductionnisme consiste non pas à nier la hiérarchie, les différences de niveau, de complexité, mais de réduire les niveaux supérieurs aux niveaux inférieurs, donc de considérer que le niveau le plus pertinent est le niveau élémentaire et qu’il explique les niveaux supérieurs. Cette attitude explique donc le complexe à partir du simple, de l’élémentaire. La thermodynamique se fonde sur la mécanique statistique ; aujourd’hui, les lois de Mendel prennent sens à partir des acquis de la génétique moléculaire. Stephen Weinberg caractérise le réductionnisme de la manière suivante : « un trait commun de l’idée que tout le monde s’en fait est un sentiment de hiérarchie : certaines vérités sont moins fondamentales que d’autres auxquelles on peut les réduire, tout comme la chimie peut être ramenée à la physique [1] ». Pour le réductionnisme, l’émergence n’est jamais totalement nouvelle : le niveau supérieur est en théorie, en droit, toujours explicable à partir des niveaux inférieurs. Et cette réduction opère selon le double axe, synchronique et diachronique : selon le premier, elle reconduit le tout aux éléments ; selon le second, elle réduit le présent (voire l’avenir) au passé.
Nous en parlerons dans le chapitre de philosophie des sciences.
2) Le systématisme en philosophie
a) En général
Certains penseurs ont pu soutenir une telle position, plus d’ailleurs en la vivant qu’en l’affirmant (in actu exercito plus qu’in actu signato).
C’est notamment le cas de ces penseurs rationalistes (cf. plus bas) et essentialistes (nous verrons ce que c’est dans le cours de métaphysique) que sont Platon ou Hegel et d’ailleurs à des titres divers. Un Platon prétendait que la contemplation des Idées (dont nous exposerons succinctement la théorie en traitant du réalisme absolu) nous donne connaissance pleine et entière de la réalité. Chez un Hegel, le dogmatisme s’attache plus au caractère totalisant du système : tous les acquis du savoir de son temps y prennent place, se moulant exactement au rythme ternaire de la dialectique (le passage obligatoire par la médiation de la finitude et de la négativité) et rigoureusement déduit à partir des principes posés au point de départ : cela vaut même pour les sciences de la nature, ce qui donne un exposé démodé dont le systématisme caricatural donne à sourire.
Une forme particulière de systématisme est l’idéologie. Or, la puissance de l’idéologie est bien supérieure à celle des faits, ainsi que Proust l’avait déjà noté : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir [2] ».
Pour plusieurs raisons : il est difficile de désapprendre ; il est éprouvant pour l’amour-propre de se dire qu’on a tort ; il est économique, jusqu’à la paresse, de conserver ce qui est ; il est insécurisant de changer.
b) Un exemple achevé : Hegel
« La substance vivante est encore l’être qui est vraiment sujet ou, ce qui signifie la même chose, qui n’est vraiment effectif que dans la mesure où elle [la substance] est le mouvement de se-poser-soi-même, ou la médiation de se devenir autre à soi-même. Comme sujet elle est la pure négativité simple, par là-même la désunion du Simple, ou le dédoublement en opposants, qui à son tour est la négation de cette différence indifférente et s’y oppose : seule cette identité qui se produit à nouveau ou la réflexion dans l’être-autre en soi-même – pas une unité originelle comme telle ni une [unité] im-médiate comme telle – est le vrai. Ce vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui suppose sa fin comme son but et l’a pour commencement, et qui n’est effectif que par la réalisation et la fin de lui-même.
« Ainsi la vie de Dieu et la connaissance divine peuvent bien être énoncées comme un jeu de l’amour avec soi-même ; cette Idée s’abaisse jusqu’à être édifiante et même fade quand y manquent le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif. En soi, cette vie est bien l’identité et l’unité sans troubles avec elle-même, pour elle qui n’est pas aux prises avec l’être-autre [l’altérité] et l’aliénation, ni n’a à surmonter cette aliénation. Mais cet en soi est l’universalité abstraite, dans laquelle se perd de vue sa nature, [qui est] d’être pour soi, et donc en somme le mouvement autonome de la forme. Quand on affirme la forme comme identique à la nature fondamentale, c’est là précisément une méprise de croire que connaître puisse se contenter de l’en-soi ou de l’essence, et se dispenser de la forme, – que le principe fondamental absolu ou la contemplation absolue rendent superflus l’effectuation de l’essence ou le développement de la forme. C’est justement parce que la forme est aussi essentielle à l’essence que celle-ci l’est à soi-même, que l’essence ne doit pas simplement être saisie ou exprimée seulement comme essence, c.à.d. comme substance im-médiate, ou comme pure auto-intuition du divin, mais aussi bien tout autant comme forme, et dans toute la richesse de la forme développée ; c’est uniquement ainsi qu’elle est saisie et exprimée dans son effectivité.
« Le vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence s’accomplissant par son développement. Il faut dire de l’Absolu qu’il est essentiellement résultat, qu’il est seulement à la fin ce qu’il est en vérité ; et c’est en cela précisément que consiste sa nature d’être effectif, sujet ou devenir de soi-même. S’il peut paraître contradictoire de concevoir l’Absolu essentiellement comme résultat, une petite considération est susceptible de faire justice de cette apparente contradiction. Le commencement, le principe, ou l’Absolu, énoncés d’abord et immédiatement, sont seulement l’universel. Si je dis : tous les animaux, ces mots ne peuvent pas passer pour l’équivalent d’une zoologie ; de même on voit que les mots de divin, d’absolu, d’éternel, etc., n’énoncent pas ce qui est contenu en eux et ce sont seulement de tels mots qui expriment en fait l’intuition comme l’immédiat. Ce qui va plus loin qu’un mot de cet ordre, fût-ce la transition à une seule proposition, contient un devenir-autre qui doit être réduit ou est une médiation. Or, c’est justement cette médiation qui inspire le plus d’horreur, comme si en usant de celle-ci pour autre chose que pour dire qu’elle n’est rien d’absolu, et qu’elle n’a certainement pas de place dans l’Absolu, on abandonnerait la connaissance absolue [3] ».
3) Le systématisme en théologie
Au terme de sa vie, Lubac souligne l’unité de ses recherches et pourtant affirme qu’il n’a pas fait de synthèse : « Presque tout ce que j’ai écrit l’a été en suite de circonstances souvent imprévues, dans un ordre dispersé et sans préparations techniques. On chercherait en vain dans l’ensemble de publications si diverses les éléments d’une synthèse philosophique ou théologique […] vraiment personnelle, que ce soit pour la critiquer ou pour l’adopter [4] ». Mais est-ce l’unique raison ? Peut-on généraliser à une aversion pour les synthèses ? « Les rationalistes de toute espèce donnent aux hommes des pierres en guise de pain. N’arrive-t-il pas que le théologien et les hommes d’Église changent en pierres le pain véritable qu’ils ont mission de distribuer [5] ? » Il s’agit, selon moi, d’une forme d’intelligence.
C) Évaluation critique des arguments
1) L’argument du systématisme
a) La part de vérité
Nous citions plus haut la phrase célèbre de Hegel : « La vérité, c’est le tout [6] ». Joseph Ratzinger la mentionne à plusieurs reprises [7]. Elle dit… vrai, à la double condition d’affirmer qu’aujourd’hui, seul l’intellect divin peut lui être adéquat et que, demain, l’intellect humain le sera, mais surélevé par le lumen gloriae de la vision béatifique.
On peut sauver le système en revenant à son étymologie. En effet, le terme est composé du préfixe sun, « avec » et de la racine istemi, « position ». Donc, le système est la synthèse ou la composition, au sens latin, de plusieurs éléments mis ensemble les uns avec les autres.
On peut aussi le sauver en revenant sur une proposition de Paul Ricœur distinguant deux manières principales de composer, de synthétiser des éléments différents en un tout, un ensemble cohérent [8] : hiérarchique et harmonique. Selon la première, le système procède de manière descendante à partir de principes posés comme premiers jusqu’à des conclusions qui en sont déduites. L’exemple par excellence est le système scientifique moderne. Sa forme logique est celle de l’univocité. Selon la seconde, le système est attentif à la pluralité des réalités différentes mises en relation, unies de manière horizontale.
Paul Ricœur oppose les deux modèles, vertical et horizontal, comme univocité et analogie (le pollachôs) ; or, la pluralité et la diversité des réalités est une donnée concrète, l’univocité est une construction abstraite ; donc Ricœur évalue positivement la seconde approche. Ce faisant, le philosophe hiérarchise ! Ensuite, il manque de sauver la vérité de l’étagement vertical.
En relevant cette distinction-opposition, Paul Gilbert, jésuite professeur à la faculté de philosophie de l’Université Grégorienne, articule les deux aspects au nom même de l’amour [9]. En effet, il réinterprète la hiérarchie verticale peut se comprendre à partir du comparatif maius, « l’avancée de l’excessif ». Or, l’excessus renvoie à l’amour. Déjà, « la phénoménologie du ‘don’ s’attache depuis quelques années à éclaircir cette pro-position de l’originaire ». Plus encore, ces deux mouvements du système correspondent aux deux amours : à la hiérarchie ascendante correspond la philia et à l’harmonie, l’éros. Enfin, l’amour permet d’éviter le risque contraire à l’univocité scientiste, l’équivocité : « l’ordre harmonique, horizontal, est plus accueillant, universel que la hiérarchie descendante » ; mais « il ne finit pas dans l’équivocité car il fait appel à une disposition humaine active, ‘un’ acte, qui n’est pas l’apanage de la stricte ratio mais qui soutient et anime toutes nos actions ». Cet acte – qui évoque Blondel – est donc la charité ou l’amour assurant l’unité que la raison seule ne peut accorder. Et, pour Paul Guibert, tel est le mouvement ultime de la méta-physique. Par conséquent, l’amour est au cœur de la métaphysique.
b) La finitude de la raison
Considérons maintenant la face obscure du dogmatisme.
Constatons combien, à la lecture des dogmatismes, par exemple en psychologie, on est tenté par le contraire, le scepticisme : « La psychologie est idéologique, donc elle se trompe ».
C’est le mérite de Kant d’avoir insisté sur la finitude de la raison.
« Notre raison est essentiellement limitée, mais cette limitation doit être interprétée comme une attente pleine d’espérance de la totalité ». C’est ce que Jean Ladrière a heureusement dit, lors de la séance publique annuelle de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l’Académie Royale de Belgique, à Bruxelles, le 18 mai 1992. Ces lignes ne sont pas sans évoquer une des sources d’inspiration les plus méconnues de Ladrière, Maurice Blondel :
« La raison, comme projet de clarté, d’universalité et de radicalité, se pense elle-même comme unité d’un logos à la fois présent et à venir. Mais elle vit historiquement comme dispersion d’elle-même. Plutôt que de voir en cette dispersion l’échec de son projet, il faut y voir au contraire sa vérité. L’unité de la raison, qui est réelle, ne peut ni se penser ni se vivre sous la forme d’une figure particulière, qui en serait l’adéquate représentation. Elle est projet, et donc seulement anticipation d’elle-même […]. Elle est donnée à elle-même comme l’attente de son propre avènement, non dans la certitude provisoire que procure le système, mais dans l’espérance de ce dont les œuvres ne sont que l’incertaine, et pourtant méritoire, préfiguration [10] ».
Au fond, Ladrière formule d’une autre manière raison pneumatique et noétique.
c) Le système, blessure de l’intelligence
On retrouve un tel type de pensée dans ce que Jean Daujat appelle systématisme. L’intelligence ne peut commencer par l’erreur :
« Parce que sa nature est de connaître la vérité, elle commence toujours par voir quelque chose de vrai […]. Mais si alors, mettant toute sa complaisance en ce qu’elle a ainsi compris, elle prétend tout connaître et tout comprendre par là, […] si ainsi elle réduit toute la réalité à cet aspect intelligible qu’elle a saisi en premier, elle construit un système en lequel et par lequel elle prétend tout expliquer de manière logique, ordonnée et cohérente. Une telle attitude intellectuelle conduit inévitablement à méconnaître, peut-être même à nier d’autres aspects du réel complémentaires […], et ainsi on tombe dans l’erreur. Ce systématisme est la source intellectuelle la plus fréquente de l’erreur [11] ».
Le mécanisme sous-jacent Ainsi, l’une des raisons principales expliquant cet aveuglement intellectuel s’origine dans la découverte géniale ou du moins la mise en valeur très originale d’un aspect de la réalité universel et même coextensif à l’univers. De là, si on appelle X cette découverte, le glissement intellectuel peut se formaliser à mon sens dans l’argument suivant : « il y a du X partout, en tout », donc « tout est X ». Ou bien : « Si X est dans tout (s’il y a du X dans tout), alors tout est X ».
Exemples illustrant ce principe (entre parenthèses est donné le X dont le nom propre est l’inventeur) : de Pythagore (le nombre) à Marcel Jousse (le mimisme) en passant par Descartes (l’étendue), Freud (la sexualité), Hegel (la négativité, la structure en mouvement), Marx (la matière), Heidegger (le temps, « ce prénom de l’être », comme il dit), etc.(2)
Quelle est la cause de ce glissement mortifère pour l’esprit ? On ne saurait répondre pour chaque cas qui demanderait une analyse attentive, en sachant qu’une part parfois importante de la réponse est appelée à rester enfouie dans le secret des consciences (et même dans le secret involontaire des inconscients). Il demeure que l’on retrouvera souvent, à la racine de ce processus complexe, un mixte d’observation géniale, d’obnubilation et même d’enivrement par la nouveauté, parfois d’incompréhension et de rejet et aussi d’orgueil et de manque d’humble fidélité au réel et d’attention au mystère des personnes dans le visage de leur altérité, comme dirait Lévinas. L’intelligence de l’inventeur, même génial, est tellement monomane et obsessionnelle qu’elle est souvent blessée par monisme méthodologique.
Dans un texte posthume de novembre 1905, Péguy propose un apologue du réaliste versus le systématique, qui constitue une véritable épistémologie [12] (comme équivalente à ce que Claudel nous propose dans sa réflexion sur la co-naissance dans son Art poétique ?). Pour Péguy, le « systématique », la pensée de système, est une pensée abstraite qui ne retient qu’une partie de la complexité du réel ; notamment, lorsqu’une réalité est double, le système n’en voit, n’en recueille qu’une moitié. Autrement dit, il tronque, il altère le réel. Au fond, « mépriser la réalité : voilà ce qui est supérieur [13] ». Ce constructiviste est un idéaliste.
Péguy décrit ici une des principales blessures de l’esprit, sinon son essence : l’ignorance, l’aveuglement volontaire.
En regard, Péguy décrit l’attitude humble et méprisée du « réaliste » qui respecte, recueille « fidèlement, pieusement la réalité [14] ». Le réaliste cherche donc à « se conformer à la réalité [15] ».
Le systématique est un être ingrat qui ampute le don du réel, voire le reconstruit. En regard, le réaliste est celui qui, humblement, presque servilement, demeure au service de la réalité telle qu’elle se donne.
d) Critique par la conséquence : la non-réfutabilité (Karl Popper)
1’) Thèse
Pour sir Karl Popper, les théories scientifiques sont des conjectures librement créées par l’esprit humain en vue de résoudre les problèmes posés par les théories antécédentes. Ces nouvelles théories doivent à leur tour être confrontées avec rigueur à l’observation et à l’expérimentation. Mais la théorie est-elle vraie ou fausse ? Deux réponses sont possibles pour Popper : soit fausse, soit nescio (je ne sais pas). On ne peut jamais savoir si une théorie est vraie. Or, la conception inductiviste de la science prétendait qu’une vérification suffisamment large permettait de conclure à un énoncé sinon certain du moins probable, donc affecté d’une certaine vérité. Voilà pourquoi Popper est un adversaire résolu de l’inductivisme de Carnap, ou du néopositivisme. Popper s’oppose notamment à l’inductivisme et au positivisme en général. « Ce que montre Popper c’est que tous ceux qui font de la démarche inductive la clef de la méthode scientifique sont incapables de fournir un critère de la science empirique, et qu’il faut en proposer un autre [16] ».
2’) Principe général
Comment établit-il sa thèse ? Il fait appel à un concept nouveau : celui de falsifiability que l’on traduit soit littéralement par « falsifiabilité », soit, de manière plus respectueuse du français, par ce qui demeure un néologisme : « réfutabilité » [17]. Pour Popper, « un énoncé scientifique ne peut jamais être vérifié, mais seulement falsifié [18] ».
Est réfutable un énoncé universel tel qu’il est possible d’en donner un contre-exemple, tel qu’il peut être réfuté par une observation. Si par exemple je dis que « le samedi, jour de Marie, le ciel est toujours bleu », mon énoncé est réfutable (ce qui ne veut pas dire réfuté) ; il suffit qu’un samedi, le ciel reste couvert toute la journée, pour qu’il soit démontré faux.
En revanche, est irréfutable, non-falsifiable, un énoncé universel dont je ne peux donner de contre-observation. Voici quelques illustrations parmi une multitude :
« La Fée fait appel à trois médecins pour soigner l’infortuné Pinocchio :
– À mon avis, le pantin est bel et bien mort. Mais si, par hasard, il n’était pas mort, cela signifierait alors qu’il est encore vivant !
– Je regrette, dit la Chouette, d’être obligée de contredire le Corbeau, mon illustre confrère et ami. Pour moi, au contraire, le pantin est toujours vivant. Mais si, par hasard, il n’était pas vivant, cela signifierait alors qu’il est vraiment mort ».
Le Grillon-parlant, le troisième médecin parle à son tour : « lorsqu’un médecin prudent ne sait que dire il fait mieux de se taire [19] ».
Un roi d’un petit royaume vient demander à la pythie de Delphes l’issue d’une guerre contre la redoutable puissance Perse. Il lui fut répondu l’oracle suivant : « Un grand royaume vaincra », et il s’avéra que ce fut le petit royaume qui fut victorieux ; or, il faut être grand pour vaincre ! Ce type d’exposé infalsifiable fait la fortune des gourous, des modernes diseuses de bonne aventure.
Autre exemple :
« D’une façon générale, on constate que, quand le chercheur prétend assumer toutes les responsabilités, en agissant selon sa propre conception de l’éthique, l’opinion s’irrite de cet abus de pouvoir, tandis que quand il se retranche derrière des instances extérieures qui décideraient du bien-fondé de ses actions, la même opinion s’irrite de cette démission de responsabilité [20] ».
Donnons un exemple de pensée non falsifiable en exégèse : « Des catholiques hésitent à admettre l’authenticité des paroles de Jésus, tantôt parce qu’elles peuvent s’expliquer par les conceptions de son entourage juif, tantôt parce qu’elles s’écartent trop des idées communément reçues au temps de Jésus [21] ». À rapprocher des sévères remarques du père Benoît : « Jésus n’a le droit ni de parler comme les gens de son temps, ni de dire autre chose qu’eux. Que lui reste-t-il sinon à garder le silence ? Je ne connais pas de meilleur moyen de bâillonner un homme [22] ».
Ce critère de réfutabilité peut, mutatis mutandis, s’appliquer à tous les dogmatismes absolus et tous les systématismes.
3’) Application à la science en sa structure
Pour Popper, la falsifiabilité est le critère de scientificité d’une méthode (et vice versa). On pourrait multiplier les exemples. Le plus connu est celui de la réfutation de la théorie de la gravitation universelle de Newton par celle de la relativité restreinte d’Einstein. On sait que Popper appliqua cette méthode à l’évaluation de théories prétendument scientifiques : le marxisme, la psychanalyse freudienne et adlérienne. Or, ces théories sont toutes non-falsifiables. N’empruntons un exemple qu’à la dernière théorie [23]. Elle est fondée sur le complexe d’infériorité si un tel sauve la vie à une telle, c’est qu’il veut se prouver qu’il n’est pas inférieur ; s’il ne le fait pas, c’est qu’il est dominé par son complexe ou même encore qu’il surmonte son complexe en se forçant à demeurer imperturbable.
« C’est la réfutabilité et non la vérificabilité d’un système qu’il faut prendre comme critère de démarcation (entre science et non-science) : un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience [24] ».
Ce qui fait le fond de la conception poppérienne est la différence de statut qu’il accorde à la vérification et à la falsification. La théorie inductiviste estime qu’il est positivement possible de démontrer un énoncé universel, donc de vérifier. En revanche, un conventionnaliste (et même, semble-t-il un Duhem), un anarchiste refuse toute valeur à l’expérience pour fonder ou même pour invalider une hypothèse. Entre les deux, Popper estime que l’observation ne confirme pas une théorie, mais permet au moins de la rejeter, de la réfuter. Telle est l’originalité et l’impact de la conception de la science élaborée par Popper.
Une conséquence en est que plus une théorie est falsifiable, meilleure elle est. En effet, la valeur d’une théorie se mesure à sa capacité unitive et prédictive, donc à sa capacité à embrasser un plus grand nombre d’événements ; or, c’est l’événement qui est ou non conforme à l’observation ou à l’expérimentation ; aussi, plus ce champ de conséquences s’étend, plus elles prêtent le flanc à l’observation et donc à la réfutation éventuelle.
« Je reconnais donc volontiers que les partisans de l’invalidation en matière de connaissance scientifique, comme je le suis moi-même, privilégieront nettement une tentative de solution d’un problème intéressant qui consisterait à avancer une conjecture audacieuse, même (et surtout) si cette conjecture doit bientôt se révéler fausse, contre toute énumération de truismes dénués d’intérêt. Si notre préférence va à une telle démarche, c’est que nous estimons être ainsi en mesure de tirer un enseignement de nos erreurs en découvrant que la conjecture en question était fausse, nous aurons beaucoup appris quant à la vérité, et nous nous en serons davantage approchés [25] ».
L’erreur joue donc un rôle décisif dans le processus d’argumentation : « Nos erreurs nous instruisent, telle est la base de toute épistémologie et méthodologie [26] ». Mieux vaut repérer la faille et l’erroné que d’établir le vraisemblable.
La conséquence en est que Popper proclame, sans l’ombre d’un doute ou d’un regret, la fin de l’idéal de la certitude scientifique : « La conception erronée de la science se révèle dans la soif d’exactitude. Car ce qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession des connaissances, d’irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité [27] ». Les théories scientifiques, écrit-il ailleurs, « sont des filets rationnels créés par nous, et elles ne doivent pas être confondues avec une représentation complète de tous les aspects du monde réel, pas même si elles sont très réussies, ni même si elles semblent donner d’excellentes approximations de la réalité [28] ».
4’) Application à l’histoire des sciences
La critériologie mise en place par Popper invite à une relecture de l’histoire des sciences, des théories. Précisément, pour lui, cette évolution est un progrès. La science a pour but de solutionner des problèmes relatifs à l’explication de tel ou tel aspect du monde. Or, ces problèmes appellent des conjectures falsifiables et les expériences les valideront ou non. Certes, on ne peut jamais dire d’une théorie qu’elle est vraie, même si elle a surmonté victorieusement des tests rigoureux. Cependant, une théorie actuelle a résisté à davantage de tests, est moins réfutable qu’une théorie ancienne qui a justement invalidée. Aussi, le progrès de la science est au cœur de la théorie falsficationniste. Nous verrons l’intérêt de cette question plus loin, lors des débats ultérieurs.
Une objection pointe aussitôt : selon le schéma proposé ci-dessus, l’observation d’un phénomène problématique précède l’hypothèse, la conjecture. Or, justement, Popper s’était opposé à l’inductivisme et à sa thèse maîtresse selon laquelle tout fait est pétri de théorie. Le falsificationnisme reviendrait-il à la thèse naïve selon laquelle la science commence par l’observation ? La réponse est aisée : il est clair que, pour Popper, l’observation initiale et initiatrice de la science est elle-même déjà enrobée par une théorie. Par exemple, il est problématique que les chauve-souris évitent avec tant de dextérité les obstacles dans leur vol nocturne ; mais ce n’est pas tant le fait (qui est en lui-même neutre) que la théorie (à savoir que seul l’œil peut voir et éviter les obstacles en plein vol) qui permet d’émettre cette aporie. De même en science : si l’observation des fontainiers de Florence selon laquelle l’eau ne peut s’élever plus haut que 10,33 mètres est problématique, c’est seulement eu égard à la théorie aristotélicienne selon laquelle la nature a horreur du vide.
Nombreuses sont les auto-convictions non fondées rigoureusement, scientifiquement. Un exemple en est la théorie de Hamer selon laquelle tout cancer est dû à un choc psychologique.
6’) Application aux convictions religieuses
La non-réfutabilité peut se fonder soit sur le discours lui-même, ses arguments, c’est-à-dire sur l’objet, soit, plus globalement, sur l’attitude du sujet face à l’objet.
Mais, surtout, ne peut-on appliquer le critère poppérien à la foi catholique ? Ne constitue-t-elle pas un système non falsifiable, non réfutable ? Il faut distinguer foi et raison, vérités universelles et vérités particulières, dogme (théorie) et pratique.
5’) Conséquence politique
C’est aussi à cette lumière que Popper devint philosophe politique, dénonçant le totalitarisme et promouvant la société ouverte qu’est la démocratie. En effet, l’homme est habité par un besoin de régularité, ce que Popper appelle une présomption de régularité. « Une de nos attentes fondamentales est la présomption de régularité. Elle est liée à une tendance à rechercher des régularités et au besoin d’en trouver ainsi que le montre le plaisir évident de l’enfant qui satisfait ce besoin [29] ». Le concept est né de l’influence exercée par les travaux de Konrad Lorenz sur l’empreinte et le leurre. Or, « c’est notre tendance à rechercher la régularité des occurrences et à prescrire des lois à la nature qui est à l’origine du phénomène de la pensée dogmatique et plus généralement du comportement dogmatique [30] ». Mais un tel fonctionnement clôt la société sur elle-même, émiette les activités sociales et renforce les réflexes individualistes [31], et le totalitarisme en est la mise en œuvre extrême, ce qui ne nie pas l’importance de structure de conservation qui sont d’indispensable ancrage à la sécurité nationale : « Nous serions inquiets, anxieux et insatisfaits et nous ne saurions vivre dans notre environnement social s’il représentait une part considérable d’ordre, s’il n’offrait de très nombreuses structures de régularité qui sont comme autant de points de repère pour nous, dans toute vie sociale, la tradition est nécessaire [32] ». En regard, la modestie indéterministe du falsificationnisme permet la mise en place d’une société libérale démocratique fondée sur la tolérance, le progrès et la participation de tous.
Pascal Ide
[1] Steven Weinberg, Le rêve d’une théorie ultime, trad. Jean-Paul Mourlon avec la coll. de John Bricmont, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 57.
[2] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, coll. « Folio », Paris, Gallimard, p. 179.
[3] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, II, trad. Jean Hippolyte, coll. « Bibliothèque philosophique bilingue », Paris, Aubier, 1966, p. 48-53. Trad. modifiée.
[4] Henri de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Namur, Culture et vérité, 1989, p. 146.
[5] Henri de Lubac, Paradoxes suivi de Nouveaux paradoxes, Paris, Seuil, 1959, p. 13.
[6] Hegel. Cité par Emilio Brito, « Valeur et limites du recours à Hegel en christologie », Revue Théologique de Louvain, 14 (1983) n° 4 , p. 403-420.
[7] Par exemple, au début de sa préface à Jean-Hervé Nicoals, Synthèse dogmatique. De la Trinité à la Trinité, Paris, Beauchesne, 1985, p. 5.
[8] Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995, p. 88-92.
[9] Paul Guibert, « Méta-physique », Gregorianum. Métaphysique, aujourd’hui, 90/1 (2009), p. 143-158, ici p. 156-157.
[10] Jean Ladrière, « Le destin de la raison », Id., L’espérance de la raison, Bruxelles, Peeters, 2004, p. 210-211.
[11] Jean Daujat, Y a-t-il une vérité ?, p. 237, ici p. 237 à 243.
[12] Charles Péguy, « Heureux les systématiques », Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 223-310.
[13] Ibid., p. 225.
[14] Ibid., p. 223.
[15] Ibid., p. 225.
[16] Renée Bouveresse, Karl Popper ou le rationalisme critique, p. 45.
[17] « Falsifiabilité » est un néologisme forgé sur l’anglais falsifiability. C’est ainsi, par exemple que Renée Bouveresse traduit.
[18] Renée Bouveresse, Karl Popper ou le rationalisme critique, p. 46.
[19] Carlo Collodi, Pinocchio, trad. Mme de Gencé, coll. « Hachette Jeunesse », Paris, Librairie Générale Française, 1983, p. 98 et 99.
[20] Jacques Testart, L’œuf transparent, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1986, p. 155. Alan F. Chalmers note qu’il a lu dans un journal grand public l’affirmation suivante « Tous les célibataires ne sont pas mariés ». (Qu’est-ce que la science ?, p. 7F)
[21] André Feuillet, L’accomplissement des prophéties ou les annonces convergentes du Sauveur messianique dans l’Ancien Testament et leur réalisation dans le Nouveau Testament, coll. « Bibliothèque de théologie », Paris, Desclée, 1991, p. 49.
[22] Pierre Benoît, « Jésus et le Serviteur de Dieu », Jacques Dupont (éd.), Jésus aux origines de la christologie, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 40, Leuven, University press & Gemblous, J. Duculot, 1975, p. 139, cité par André Feuillet, L’accomplissement des prophéties…, note 47.
[23] On trouvera une critique du marxisme de Bourdieu, tout-à-fait intéressante, notamment à partir du critère de non-falsifiabilité de Popper in Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, coll. « Essais », Paris, Gallimard, 1988, ch. 5, p. 237 s.
[24] Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, trad. Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Préface de Jacques Monod, Paris, Payot, 1973, p. 37.
[25] Karl Popper, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, trad. Michelle-lrène et Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1985, p. 342. Souligné par l’auteur.
[26] Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, trad. Jacqueline Bernard et Philippe Monod, Paris, Seuil, 1979, addendum, p. 187.
[27] Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, p. 287.
[28] Karl Popper, L’univers irrésolu, trad. Renée Bouveresse, Paris, Hermann, 1984, p. 36.
[29] Karl Popper, Conjectures et réfutations, p. 81.
[30] Ibid., p. 83.
[31] Ce qui, pour lui, est le fait de notre société actuelle. Dès 1942, il imagine « uen société où les hommes ne se rencontrent jamais face à face, où les affaires sont traitées par des individus isolés communiquant entre eux par lettres et par télégrammes, se déplaçant en voiture fermée et se reproduisant par insémination artificielle ». Fulgurante prophétie, n’est-ce pas ? Or, Popper remarquait aussi que « la société moderne lui ressemble déjà sur bien des points, dans une ville les piétons se croisent mais s’ignorent, beaucoup d’individus ont peu ou pas de contacts humains et vivent dans l’anonymat et l’isolement ». (La société ouverte, tome I, p. 142)
[32] Karl Popper, Conjectures et réfutations, p. 198.