Peut-on parler d’un don chez le vivant non-humain ?

Pascal Ide, « Peut-on parler d’un don chez le vivant non-humain ? », Culture du don. Utopie ou réalisme prophétique ?, Institut Catholique de Toulouse, Séminaire interdisciplinaire, Faculté de Théologie, 6 et 7 janvier 2014, Nathalie Geneste et Marie-Christine Monnoyer (éds.), Culture du don. Utopie ou réalisme prophétique ?, Paris, Lethielleux, coll. « Sciences religieuses », Toulouse, Institut Catholique de Toulouse, Les Presses Universitaires, 2014, p. 69-100.

Une intervention de ce matin rappelait le mot d’Aristote selon lequel la générosité de l’homme prolonge celle de la nature. Dans le cadre de cet Atelier intitulé « Regards croisés sur le don », après avoir croisé le regard de l’économie (donc des sciences sociales) et celui de la psychanalyse (donc des sciences humaines), nous allons rencontrer celui du troisième genre de disciplines scientifiques, les sciences naturelles, ici l’éthologie et la biologie. Ce croisement sera non seulement extérieur (entre disciplines différentes), mais intérieur : le don n’étant pas une catégorie des sciences empirico-formelles, son introduction oblige à convoquer la perspective proprement philosophique.

La question posée s’identifie au titre de l’intervention. La brièveté du propos m’invite à le ramasser dans la structure – qui est plus que pédagogique – d’une question disputée : objections ou plutôt status questionis (1) ; réponse (2) ; solution des objections (3) [1].

Prévenons d’emblée une objection. À côté d’expérimentations, l’argumentaire scientifique en ce domaine convoque parfois la narration ; or, celle-ci se décline au singulier, alors qu’il n’y a de science que de l’universel. Je répondrai brièvement trois choses : du côté du sujet, un exemple, s’il est bien choisi, peut laisser voir l’universel [2], non pas tant par induction que par intuition de l’essence ; du côté de la méthode, la narration obéit à des règles formalisées ; du côté de l’objet, l’amour touche au plus ultime et au plus intime d’une ipséité (analogiquement comprise, bien entendu, dans le cas de l’animal) qui ne se dit jamais sans récits [3].

1) Objections

Il semble qu’il faille résolument répondre par la négative à l’interrogation. Pour se concentrer sur l’essentiel, l’on rencontre deux grands types d’arguments qui eux-mêmes se dédoublent. Le premier naît du moment moderne de la philosophie, l’autre de son moment contemporain. Pour le premier moment (ici considéré à partir de la philosophie), l’amour est exclusivement réservé à l’homme, au nom de sa liberté (a) ou au nom de la gratuité dative (b). Pour le second moment (ici considéré à partir des sciences [4]), l’amour est dénié à l’animal, au nom de son caractère inobservable, donc du risque d’anthropomorphisme (c) ou au nom du primat, voire de l’exclusivité des relations de lutte sélective (Darwin), voire de violence (d). Nous reprendrons ces difficultés en y répondant au terme.

Sed contra, de nombreuses études montrent que les animaux développent des comportements altruistes [5]. Parmi beaucoup d’affirmations, relevons arbitrairement celle d’un professeur de biologie à l’Université du Colorado : « Un nombre considérable de preuves atteste la présence chez beaucoup d’animaux, de sentiments appartenant à la riche palette des affects amoureux [6] ».

2) Réponse

Avant d’envisager le don dans le monde animal, il convient de s’interroger sur ce qu’est le don en général [7]. Ce colloque se penchant longuement sur ce thème, je serai bref. Le don, active sumptus, requiert au minimum trois notes, toutes définitoires : l’altruisme ; la gratuité ; la spontanéité [8]. La première concerne le destinataire de l’acte, à savoir l’autre (ici, l’animal) ; la deuxième sa modalité, à savoir le désintéressement ou le sans retour ; la troisième sa source, à savoir une intériorité qui, pour ne pas être libre, n’en requiert pas moins un « monde intérieur [Innerwelt] », si « pauvre » soit-il [9], et parfois, relativement indéterminé.

En fait, ainsi que je l’ai déjà fait, j’élargirai mon propos à la source affective du don, à savoir l’amour ou plutôt le sentiment amoureux : l’animal est animé par une émotion (une passio) qui le conduit à des comportements allant jusqu’au don de son être. Remarquons toutefois d’emblée que les chercheurs ne parlent que très rarement et avec grandes réserves d’amour et don – préférant employer un registre moins connoté, non sans intégrer l’affectivité : altruisme, empathie, comportement prosocial, allogrooming [10], etc. Si le signifiant est absent, qu’en est-il du signifié ?

Pour Charles Darwin, la différence la plus patente entre l’homme et l’animal résidait dans la moralité – même si cette distinction n’était pour lui que de degré et non de nature. Grâce au développement de la primatologie durant ces quarante dernières années et aux travaux de chercheurs admirables d’abnégation dont certains sont connus du grand public (que l’on songe à Dian Fossey ou Jane Goodall), nous connaissons la vie de communautés de grands singes et l’évolution de leurs relations inter-individuelles sur de longues périodes, aussi bien en milieu naturel qu’en zoo. Or, certains scientifiques, singulièrement le primatologue néerlandais Frans De Waal qui s’est le plus passionné pour l’éthicité des comportements pongidés, n’hésitent pas à conclure à la présence chez eux d’une protomoralité, voire d’une moralité spécifique, ce que tendrait à accréditer quatre capacités : à l’intention, à ressentir l’injustice, à l’empathie et à mettre en place des rituels de réconciliation [11]. Or, empathie et réconciliation ont à voir avec l’amour.

Je choisirai quelques observations et expérimentations parmi des centaines, que je regrouperai sous quatre chefs, passant progressivement du plus affectif au plus effectif, en vue de montrer l’importance de l’altruisme au sein du monde animal. Je réserverai l’interprétation à l’exposé des réponses aux objections.

a) L’amitié au sein d’une même espèce

Les comportements d’amitié sont parmi les plus connus. On peut leur adjoindre les attitudes parentales ou amoureuses [12]. Si l’on accepte de notifier l’amitié à partir des trois traits suivants, dont le premier est sans doute le plus prégnant : l’affection réciproque (dimension affective), l’aide elle aussi mutuelle (dimension effective) et la communauté de vie (dimension chronologique), comment nier l’existence de comportements d’amitié au sein de nombreuses espèces d’animaux supérieurs ? On a par exemple décrit le cas de deux femelles macaques qui se témoignent constamment des marques d’affection, s’aident en cas de conflits extérieurs et demeurent toujours ensemble [13].

Ce vécu affectif est accrédité par les sentiments qui sont joints à l’amour. En effet, « amor terminat ad rem », aspire à l’être-là de l’aimé. Aussi s’accompagne-t-il de la joie de la présence (a fortiori des retrouvailles) et, en sens inverse, de la tristesse de la séparation.

Deux chimpanzés mâles adultes ayant vécu ensemble, ont été séparés et enfin ont été remis ensemble ; or, loin de se battre – ce qui était la réaction attendue –, ils ont échangé des baisers avec grande émotion, se sont donnés de grandes claques sur le dos et se sont toilettés réciproquement un long moment [14]. Des exemples similaires existent non plus pour deux individus, mais pour deux groupes, comme deux hordes d’éléphants : de loin, les matriarches ont couru l’une vers l’autre en barrissant à tue-tête, puis ont multiplié les gestes que s’échangeraient deux amis se rencontrant après une longue absence (croisement des défenses, enroulement des trompes, battement des oreilles, frottement des corps) [15].

Inversement, nombreux sont les exemples d’animaux amis se laissant mourir d’inanition lors de la disparition de leur compagnon : ainsi un cheval qui a péri d’inédie dans les deux mois qui ont suivi le décès de l’équidé avec qui il avait partagé pendant longtemps la même écurie [16] ; ainsi un skye-terrier qui resta quatorze ans près de la tombe où son maître fut enterré en 1858 (le chien fut nourri par les voisins jusqu’à sa mort). À celui qui serait tenté d’objecter que ces phénomènes sont ponctuels, on répondra que loin d’être isolée, le chagrin éprouvé lors de la mort d’un proche, est un phénomène général chez certaines espèces animales, au point que l’expression du deuil est étudiée de manière systématique [17], quoique de manière encore insatisfaisante [18], par exemple chez les éléphants dont les rituels sont particulièrement développés et durables [19]. Le partage de la tristesse de la séparation peut déborder les limites de l’espèce, comme en témoigne cet étonnant exemple qui s’est déroulé au Zimbabwe. Un éléphanteau avait adopté un bébé rhinocéros comme compagnon de jeu. Malheureusement, celui-ci fut abattu pour sa corne par des braconniers qui l’inhumèrent. Le petit éléphant, consterné, déterra le corps du jeune rhinocéros sur un mètre de profondeur et poussa des cris de détresse au point qu’ils attirèrent deux éléphants plus âgés qui l’entourèrent pour le consoler [20].

b) L’altruisme interspécifique

D’autres attitudes soulignent nettement l’effectivité, c’est-à-dire la donation. L’amitié intraspécifique qui vient d’être évoquée l’intègre. Plus étonnante, les comportements d’aide se rencontrent entre espèces différentes, ainsi entre Lucy, une femelle chimpanzée élevée par les hommes, et un chaton qu’on lui a apporté. Après deux rencontres qui se sont soldées par un échec, la troisième fois, Lucy saisit le chaton dans ses mains, l’embrassa, puis le prit en charge : elle lui fabriqua un nid, lui faisait la toilette, le berçait et le protégeait des hommes… [21]

C’est ce qu’ont montré de manière systématique Felix Warneken et ses collègues à l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig, sur une population de chimpanzés d’une réserve en Ouganda [22]. Un bâton en plastique est disposé à l’intérieur du bâtiment où les singes reviennent le soir et trop loin des barreaux de cette cage pour qu’un homme, de l’extérieur, puisse l’attraper. L’expérimentateur agit en s’arrangeant qu’un chimpanzé l’observe : il essaie de prendre le bâton à travers des barreaux, mais il n’y arrive pas ; il s’obstine, toujours en vain. On voit alors le singe ramasser l’objet désiré et le tendre à l’homme. Par conséquent, l’animal aide spontanément – l’équivalent, en mode non libre, de la gratuité – et, ici, un être d’une autre espèce.

Le singe n’agit-il pas en vue d’une récompense ? Non seulement l’expérience n’est suivie d’aucune gratification, mais elle ne fut précédée d’aucune expérience similaire conduisant au don d’une récompense.

Ne s’agit-il pas d’un geste quasi-automatique ? Les chercheurs inventèrent une expérience qui accroissait le coût de l’aide : le chimpanzé ne pouvait récupérer le bâton qu’en escaladant une plateforme ; or, il porta secours à l’homme en besoin.

Le chimpanzé vivant en réserve ne porte-t-il pas son aide à l’homme parce qu’il en dépend pour subsister ? L’expérimentation fut faite avec des hommes qui n’étaient ni des expérimentateurs habituels ni des gardiens de la réserve.

Enfin, ces études ne sont-elles pas artificielles, puisqu’elles sont effectuées sur des animaux en réserve ? Ce milieu est seulement choisi pour qu’il garantisse la scientificité des expériences et qu’il ne modifie pas en profondeur les comportements des grands singes en ce domaine. De plus, certains milieux ressemblent fort aux milieux naturels : c’est ainsi qu’en Ouganda, l’espace est tel qu’il permet d’avoir des animaux en semi-liberté et pourtant aisés à observer. Les chimpanzés vivent toute la journée dans un vaste espace protégé à la végétation exubérante et reviennent le soir dans un bâtiment, celui où l’on effectue les observations. Les éthologues ont donc conclu à un « spontaneous altruism » – ce qui est le titre de leur article.

Une confirmation impressionnante de cette gratuité fut effectuée par la même équipe qui monta l’expérience suivante. Une pièce contient de la nourriture ; elle est fermée ; elle ne peut être ouverte que par une chaîne ; mais une chaîne actionne la porte à distance. Les expérimentateurs prennent deux chimpanzés. L’un d’eux cherche à atteindre la nourriture, mais ne peut manipuler la cheville qui permet d’entrer dans la pièce ; l’autre a la possibilité de la tirer, mais pas d’y pénétrer. Qu’observe-t-on ? Le chimpanzé capable de tirer sur la chaîne la fait fonctionner pour permettre à son compagnon, et à lui seul, d’obtenir la nourriture qui ne lui reviendra donc pas.

Le grand singe semble donc adopter des comportements prosociaux sans recherche de récompense.

c) La compassion

Réaction face à la souffrance d’un autre animal, la compassion ou l’empathie entrelace l’affectif et l’effectif.

À côté d’histoires ponctuelles, parfois spectaculaires, on possède des observations à grande échelle. Relevons-en une : Cynthia Moss et ses collègues ont observé environ deux mille éléphants pendant trente-cinq ans, dans l’écosystème d’Amboselli au sud du Kenya et en ont tiré plus de 250 exemples éloquents de secours face à la détresse d’un congénère : protection d’un danger, réconfort, aide au déplacement, soin des petits, etc. [23]

Là encore, l’empathie franchit la barrière des espèces. Ainsi, l’éthologue russe Nadia Kohts raconte qu’un jeune chimpanzé, Yoni, qu’elle éleva avec amour, manifestait une réelle compassion lorsqu’elle faisait semblant de pleurer : « Plus mes pleurs étaient tristes et inconsolables, plus sa compassion devenait chaleureuse [24] ». Les éthologues Melba et David Caldwell, grands spécialistes des dauphins, décrivent de nombreux exemples d’empathie interspécifique chez ces mammifères marins [25]. Nombre d’histoires célèbres montrent que les hommes en sont parfois les bénéficiaires [26].

Cette empathie ne traverse pas seulement, comme synchroniquement, les espèces, mais aussi, diachroniquement, la durée. On a par exemple observé des dauphins qui portaient secours à un congénère handicapé et menaçant de couler, en le supportant par en-dessous (donc en se privant de respirer) et en lui apportant la nourriture, pendant deux semaines [27]. L’altruisme persévérant est particulièrement patent dans les cas d’adoption d’animaux orphelins. Ces adoptions, ont été singulièrement observées chez les singes anthropoïdes [28]. Enfin, cette double distance (entre espèces, sur la durée) peut se croiser sous la forme d’une endurance compatissante de la part d’une autre espèce. Dans un ouvrage significativement intitulé La beauté des bêtes, l’éthologue Ralph Helfer raconte l’histoire d’un bébé rhinocéros enlisé dans une boue épaisse que la mère était impuissante à aider malgré ses appels de détresse. Survint une horde d’éléphants que la mère chargea pour protéger son petit. Tranquillisée par le recul des pachydermes, elle s’éloigna vers la forêt. C’est alors qu’un grand éléphant revint vers le petit, le huma, s’agenouilla et glissa ses défenses sous lui pour le soulever. La mère rhinocéros fit irruption et le chargea, de sorte que l’éléphant renonça à aider. Le même jeu se déroula à plusieurs reprises pendant des heures. Les éléphants finirent par partir, sans que le jeune périssodactyle ait été sauvé. Heureusement, le lendemain, Helfer y parvint avant que la mère ne revienne… [29]

De nouveau, certains rétorqueront que ces phénomènes sont des exceptions prélevées sur une majorité de comportements « égocentriques », agressifs ou indifférents. Iain Douglas-Hamilton, du département de zoologie d’Oxford et fondateur de l’ONG Save the Elephants, qui a étudié les éléphants dans la réserve nationale du Masai Mara, au Kenya, pendant plus de quarante ans, raconte des histoires de compassion. Il rapporte l’exemple d’un éléphant dont la trompe avait été partiellement sectionnée dans un piège : comme il ne pouvait plus se nourrir, un autre éléphant lui apporta des roseaux qu’il avait arrachés ; surtout, et cette donnée répond à la difficulté, la horde tout entière s’installa à proximité d’une roselière de roseaux suffisamment tendres pour que l’éléphant blessé puisse se nourrir par lui-même. Ainsi, cette compréhension des besoins de l’autre est une propriété caractérisant non pas un individu, mais un groupe. Pour reprendre l’exemple de l’adoption au sein des pongidés, elle est loin d’être rare. Christophe Boesche a observé de nombreux cas au sein des chimpanzés de la forêt de Taï, en Côte d’Ivoire : sur les trente-six orphelins que le directeur du département de primatologie du Max-Planck Institute à Leipzig a suivis, la moitié furent adoptés, y compris par des mâles qui acceptaient de les porter dans leurs longs déplacements quotidiens (pas moins de huit kilomètres), et de les nourrir pendant des années [30].

d) Le sacrifice

Les actes désintéressés asymétriques qui viennent d’être décrits sont de coût faible ou moyen. D’autres sont beaucoup plus onéreux et attestent donc une gratuité encore plus profonde. On connaît la légendaire hydrophobie des singes : ils ne savent pas nager et surmonter leur peur de l’eau requiert un courage extraordinaire. Or, nous possédons différents exemples de grands singes se jetant à l’eau pour en sauver un autre, parfois au péril de leur vie. Ainsi la célèbre Washoe, le premier chimpanzé qui a appris un « langage », a sauvé une femelle qu’elle ne connaissait que depuis quelques heures en se précipitant entre deux fils électrifiés, puis en avançant sur la boue glissant au bord d’un fossé et en saisissant l’un des bras de la guenon.

À celui qui objecte que ce comportement est guidé par une logique du do ut des (« Je te sauve, car tu pourras un jour me sauver »), Frans de Waal répond : « Pourquoi risquerait-on sa peau et ses os pour une prévision si hypothétique ? » D’ailleurs, certains perdent leur vie, comme ce mâle qui a tenté de rattraper un nourrisson lâché par une mère incompétente, s’est noyé [31].

Le primatologue généralise : l’« héroïsme est courant dans la vie sociale des chimpanzés. Quand une femelle réagit, par exemple, aux cris de sa partenaire en la défendant contre un mâle dominant, elle se met en danger pour le compte de l’autre. J’ai souvent vu des chimpanzés femelles se faire rosser pour avoir défendu leurs amies. Chez les grands singes vivant en liberté, on a observé des sauvetages encore plus périlleux, ainsi lorsque des chimpanzés font corps en entendant les cris d’un congénère attaqué par un léopard [32] ».

Il est possible d’élargir considérablement le constat. Cet altruisme sacrificiel s’observe dans des populations animales beaucoup moins « évoluées » que les primates. À mi-chemin entre la fabulation touchante et l’essai rigoureux, Maurice Maeterlinck [33] vantait la générosité des fourmis qui alimentent leurs larves par ce qu’il appelle « le jabot social », jusqu’à elles-mêmes se laisser dépérir [34]. Ici, le don devient immolation. La science myrmécologique du prix Nobel de littérature 1911 est assurément approximative, mais son enthousiasme est communicatif ! Chez un certain nombre d’espèces d’araignées, les mâles sont dévorés par la femelle après le coït. Si l’acte est barbare et cruel, il n’est pas sadique ou ingrat : c’est le mâle qui s’offre ainsi en festin à la femelle ; loin d’être une domination sauvage symbolisée par l’inversion du dimorphisme sexuel en faveur d’une femelle souvent démesurée, son acte constitue un sacrifice ‘intentionnel’ par lequel il offre à la mère les nutriments, notamment les protéines, dont elle aura besoin pendant sa gestation et donc pour assurer la pérennité de l’espèce.

Voire, le monde microbiotique ne semble pas ignorer ces actes d’abnégation allant jusqu’au don total. En voici deux exemples. Le premier intervient chez les levures, précisément Saccharomyces cerevisiae, étudiée par une équipe de l’Université de Californie à San Francisco. Comme dans toute cellule, la quantité de mitochondries dépend de la demande métabolique ; ici, ces organites intracellulaires se disposent en un réseau tubulaire tridimensionnel en périphérie de la cellule. L’équipe a observé que, lors de son bourgeonnement, la cellule-mère transfère aux cellules-filles plus de la moitié du volume de son réseau tubulaire mitochondrial. Étant donné que celui-ci assure la fonction énergétique de la cellule, ce legs met en péril la survie de la levure. On peut donc parler de « sacrifice » au profit de la descendance [35].

Le second exemple concerne les entérobactéries de l’espèce Salmonella typhimurium. On a observé que, lorsqu’elles entrent en compétition avec les bactéries commensales de son hôte, certaines d’entre elles se suicident ; or, cette autolyse provoque une inflammation qui tue le microbiote ; il semble donc que ces salmonelles se tuent pour le bien de toute la population, si bien que les chercheurs parlent de « mort altruiste [altruistic death] » ou de gène du « bien public ». L’observation a été confirmée par une équipe de l’université américaine Duke qui a inséré le génome codant le comportement de mort altruiste dans une Escherichia coli synthétique [36].

L’amitié, l’altruisme interspécifique, la compassion et le sacrifice entre animaux attestent donc de multiples manières que ceux-ci sont capables d’avoir souci du bien de l’autre sans nulle contrepartie – ce qui est la définition même du don.

3) Solution des objections

Répondons maintenant brièvement aux quatre objections listées au début de l’intervention. Ces solutions permettront de compléter et surtout d’interpréter philosophiquement les données scientifiques développées dans le paragraphe précédent.

a) L’altruisme animal, un acte libre ?

Selon l’objecteur, prédiquer le don ou l’amour de l’animal, ne serait-ce pas ôter à l’homme la seule spécificité qu’aujourd’hui, on ose encore lui reconnaître : la liberté ? Bien que souvent réservés, certains éthologues n’hésitent pas, à l’occasion, à parler de choix et, ici, de choix prosocial [37].

Cette aporie souligne d’abord l’essentielle ambivalence d’une modernité qui n’arrache l’homme à une nature déclarée muette, que pour mieux les identifier trois siècles plus tard, et aujourd’hui à une allure précipitée. L’un des derniers avatars étant la réduction naturalisme proposée par Jean-Marie Schaeffer dans un ouvrage récent salué comme « un livre très profondément révolutionnaire [38] ». La thèse de l’ouvrage se présente comme une critique de ce que l’auteur appelle justement la Thèse, celle de l’exception humaine, à savoir : l’homme se caractériserait par une propriété ontologique « en vertu de laquelle il transcenderait à la fois la réalité des autres formes de vie et sa propre ‘naturalité’. Cette conviction, je propose de l’appeler la thèse de l’exception humaine (autrement appelée désormais la Thèse) [39] ». S’opposant à une anthropologie anti-naturaliste, l’auteur se propose de montrer que l’homme est un animal comme les autres. Il ne faut donc pas seulement opposer un cogito exalté à un cogito humilié [40], mais un cogito décentré (de ses attaches cosmiques) à un cogito excentré (qui se dissout en celles-ci dans les réductionnismes scientistes et le pancomisme redidivus des spiritualités néognostiques).

Pour répondre à la difficulté, la philosophie a le plus souvent adopté une perspective ana-logique pour davantage souligner, soit la continuité (moment antico-médiéval), soit la rupture (moment moderne-contemporain) et si, avec ce qui constitue l’apport spécifique du moderne, nous adoptions une perspective cata-logique (c’est-à-dire descendante), voyant dans l’altruisme animal en ses multiples manifestations, une inchoation de ce que l’homme, dans le donum suipsius, consomme – voire, dans une optique intégrale pour qui « la vérité, c’est le tout » et qui ose franchir le Rubicon sans nier sa valeur distinctive –, et ne réalise que partiellement ce que Dieu, en son économie, voire en son immanence, achève. Autrement dit, en recousant le tissu créé que, méthodologiquement autant qu’ontologiquement, Descartes a distendu jusqu’à le rompre, il est légitime de voir s’ébaucher chez l’animal un don gratuit – au double sens de jaillissant et sans retour [41].

Toutefois, affirmer l’existence d’une ébauche de donation gratuite, ne doit pas conduire à oublier le moment de la rupture. J’ébaucherai deux arguments, insistant un peu sur le second. L’amour, selon la définition capitale de Hildebrand, est « la réponse à la valeur de la personne » [42]. Or, l’animal n’est pas équipé pour percevoir l’autre en tant qu’autre, a fortiori l’être humain. Ne pouvant accéder à l’intimité animale, il suffit d’en demeurer aux productions qui, chez l’homme, attestent celle-ci : l’absence d’artefact médiateur d’une représentation universelle dans le monde animal.

Ensuite, l’amour-don jaillit du plus intime : pas de don de soi sans don du soi, sans un soi qui se donne. Assurément, tout don n’est pas sacrificiel, mais tout don authentique symbolise le donateur dans le don offert ou échangé. Or, l’animal ne possède pas d’autodétermination et, encore moins, d’autopossession [43]. Un indice, à mon sens décisif, l’atteste : l’absence totale de langage au sens propre, c’est-à-dire de langage verbal et articulé, chez l’animal [44] ; assurément, riches sont, chez les animaux, et pas seulement chez les grands singes, les gestes prosociaux, les manifestations affectives de l’allogrooming, etc. Toutefois on ne rencontre jamais la parole décisive : « je t’aime ». Or, l’amour ne peut pleinement s’exprimer que par la médiation des deux registres de signes, verbaux et non-verbaux. Faute de pouvoir le montrer en détail, contentons-nous de l’indice suivant : le langage corporel est toujours soumis à l’ambivalence – on se souvient du mot célèbre que Shakespeare place dans la bouche de Cressida : « Quand tu embrasses, tu donnes ou tu reçois [45] ? ») – que seul le langage verbal peut lever [46]. Pouvoir dire « je t’aime » ne relève donc pas d’une intensification de l’expression amative, mais de son essence [47]. Dans le cadre d’une ontodologie, la rupture – l’absence du « je t’aime » – est aussi ontologiquement qualitative, donc radicale, qu’épistémologiquement repérable. Voilà pourquoi, si suggestifs soient les exemples et les expérimentations rapportées ci-dessus, il ne peut exister d’autodonation animale. À la gratuité (au sans raison) de la source ou du terme, on peut toujours objecter – au nom de l’invisible –, d’où le débat infini, ou plutôt indéfini, de l’égoïsme et de l’altruisme, d’ailleurs autant humain qu’animal.

Précisons encore. Contre la répartition habituelle selon laquelle la communication animale est médiée par les émotions et la communication humaine par la signification, on doit affirmer que les vocalisations animales ne sont pas seulement causées par des émotions, mais qu’elles soient porteuses d’une sémantique : ainsi les singes vervets communiquent par des vocalisations différenciées selon que le prédateur est un léopard ou un aigle, voire s’individualisent selon le contexte temporelle (un même cri poussé à des moments différents conduit à des comportements différents). Pour autant, cette sémantique demeure encore sensible, c’est-à-dire bornée à un contenu concret, et n’atteint pas le notionnel [48]. Or, cette conceptualisation, loin d’être déconnectée du réel, se traduit par une curiosité et une admiration face aux objets [49], ainsi qu’une ouverture universelle, donc une plasticité infinie [50], une « ultrasocialité » qui englobe la planète [51], et une créativité [52]. De plus, cette capacité est jointe au langage articulé et une rare capacité d’imitation, que l’on ne rencontre pas chez les grands singes et qui suscite, chez l’homme, un « cliquet culturel [53] ».

Enfin, pour sauvegarder la part de vérité de chacune des deux thèses (ébauche du don chez l’animal ; spécificité du don humain) [54], et conjurer le risque de l’oscillation indéfinie caractéristique de la pensée de l’entendement, peut-être pourrait-on parler d’un proto-don ou d’un proto-amour – comme Frans de Waal parle de « proto-moralité » animale.

b) L’altruisme animal, un acte désintéressé ?

Pour l’objecteur, l’animal est agi par la recherche de son bien propre ou du moins celui de son espèce. Puisque l’altruisme est un comportement désintéressé qui tourne vers l’autre pour l’autre, l’animal ignore donc l’amour authentique.

Il serait insuffisant et surtout erroné de répondre que la gratuité n’existe pas non plus chez les hommes. Ce n’est pas le lieu de le démontrer en détail. Nombre d’études scientifiques rigoureuses ont établi, par des protocoles ingénieux, que l’être humain agit pour des motivations véritablement oblatives, et prennent minutieusement en compte les objections que la thèse altruiste suscite [55].

Nous avons exposé plus haut l’étude désormais célèbre réalisée par Felix Warneken et son équipe. Elle a permis de conclure que le grand singe agit de manière altruiste, désintéressée. En fait, sans que la procédure soit aussi élaborée, prenne en compte les différentes objections et se centre spécifiquement sur l’altruisme, une observation similaire avait déjà été faite, 70 ans auparavant, dans une étude fondatrice relative aux comportements d’entraide entre chimpanzés [56]. Loin d’être limitées aux seuls pongidés, ces observations ont pu être étendues à d’autres espèces animales, comme des éléphants [57] ou des rats [58].

Mais ces phénomènes ne sont-ils pas le fait d’individus plus ponctuels, prédisposés pour des raisons qu’on ignore, au comportement désintresé ? Teresa Romero et ses collaborateurs ont observé plus de 3.000 cas de consolations, c’est-à-dire d’actes affectueux visant un individu isolé qui est en souffrance, ici entre des chimpanzés : embrassade, baiser, toilettage, etc. Les analyses montrent que ces comportements se rencontrent plus fréquemment chez les femelles [59].

Cette relation de serviabilité ne s’ébauche-t-elle pas, analogiquement, chez les plantes ? Lawrence Gilbert, professeur à l’université du Texas et spécialiste de coévolution plante-animal, s’est intéressé aux relations entre une liane, la passiflore, et un papillon qui lui est lié, l’héliconius [60]. Reprenant ses observations et ses études, Jean-Marie Pelt conclut sans hésiter à un altruisme sans attente de retour : la passiflore

« aime [l’héliconius] au point de le protéger sans qu’elle y ait aucun intérêt direct. Car si elle se révélait bien incapable de vivre sans ses propres oiseaux pollinisateurs, des colibris, elle serait en revanche tout à fait capable de se passer des héliconius à l’égard desquels elle manifeste un haut degré d’altruisme [61] ».

Une confirmation inattendue de la gratuité dans le monde animal est fournie par une attitude dont la similitude est attestée jusque dans la commune racine : la gratitude. Si la gratitude au sein de la même espèce est connue et étudiée (par exemple entre primates [62]), elle l’est moins entre espèces différentes (par exemple entre la baleine et un sauveteur humain [63]). Le célèbre primatologue Wolfgang Köhler rapporte un exemple émouvant de deux chimpanzés qui avaient été oubliés sous une pluie froide et battante, et qu’il avait aidé à rejoindre leur abri, en ouvrant, non sans peine, leur abri. Quand il ouvrit la porte, alors que les grands singes avaient jusqu’alors manifesté leur souffrance et ne pouvaient qu’aspirer à retrouver leur couche sèche et chaude, ils se retournèrent contre toute attente vers Köhler, l’enlacèrent avec allégresse, l’un autour de la poitrine et l’autre autour des jambes [64].

c) L’altruisme animal, un anthropomorphisme irréfutable ?

Pour l’objecteur, notre interprétation pèche par anthropomorphisme. Pour aimer l’autre, il faut se le représenter comme aimable et comme aimé. Or, rien ne nous assure que l’animal soit capable d’une telle représentation ; précisons qu’il ne s’agit pas de nier cette capacité d’intériorisation, mais de constater que cette affirmation est non-réfutable, donc non-scientifique. Par conséquent, l’énoncé qui prédique l’amour de l’animal n’est pas thématisable au plan du discours scientifique.

Certains éthologues répondent résolument à la question ouvrant ce paragraphe par la négative et optent pour une solution behavioriste : ils se contentent de parler de « comportement de retrait » plutôt que de peur, décrivent les baiser échangés, mais ne les attribuent pas à l’affection, etc. [65] D’autres universitaires explorent ce thème dans un sens positif [66] : « Les individus s’empressent d’écarter une vérité qu’ils connaissent depuis l’enfance – écrit Frans de Waal – : oui, les animaux éprouvent des sentiments et ont le souci des autres [67] ». Voire, quelques chercheurs, à commencer par David Premack (le « créateur » de Sarah), ont été jusqu’à élaborer une « théorie de l’esprit », pour montrer que l’animal se représentait ce que l’autre pense [68].

  1. L’animal peut observer le comportement d’un autre animal et le fait. Toutefois, l’amour demande plus : pouvoir se mettre à la place de l’autre. Un certain nombre d’observations montrent que des espèces animales peuvent reconstituer ce que l’autre sait : les grands singes [69]; les singes capucins [70]; les chiens et les loups [71] ; les dauphins [72] ; même certains oiseaux comme le grand corbeau [73]. Un seul exemple. Le grand corbeau qui s’approche de sa cache de nourriture regarde autour ses congénères. Puis, il peut agir de deux manières : soit il se précipite sur sa cachette pour récupérer le butin avant l’autre ; soit il prend son temps. Or, le premier type d’action se déroule lorsque l’autre oiseau a pu le voir engranger ses aliments, et le second, quand il n’a pas pu. Par conséquent, le corvidé peut se représenter ce que l’autre sait ou non [74].

L’amour requiert encore une autre compétence que la capacité cognitive de se représenter – au moins de manière minimale – le monde intérieur de l’autre animal : la capacité cognitive, mais plus encore affective, d’évaluer les besoins de l’autre. Or, son existence a été établie par Shinya Yamamoto du « Primate Research Institute » de l’Université de Kyoto [75]. Deux chimpanzés qui se connaissent sont placés dans des pièces contiguës, de sorte qu’une fenêtre permet de faire passer des objets d’une cage à l’autre. Puis, le premier singe reçoit une boîte avec sept outils différents (bâton, paille pour boire, etc.). Le second ne les possède pas, mais manque de l’un d’entre eux. Il signale alors au premier son besoin non pas spécifique, mais général (« J’ai besoin »). On constate alors trois choses : le pongidé observe la situation ; neuf fois sur dix, il répond par le bon outil qu’il passe à son congénère ; il ne reçoit aucune récompense en agissant ainsi.

Le constat selon lequel le premier chimpanzé soit capable d’analyser et comprendre n’est pas nouveau. En revanche, deux résultats sont inédits : la mise en évidence de sa capacité à reconnaître l’existence du besoin de l’autre, puis d’en identifier sa nature ; l’existence de la réponse désintéressée témoignant qu’il a quitté la logique égocentrée du savoir pour entrer dans celle, altruiste, de l’empathie. Une contre-épreuve le confirme : lorsque la fenêtre est bouchée avec un panneau opaque, le premier chimpanzé identifie le besoin à la voix du second, mais en ignore la nature ; voire, il cherche une autre ouverture (de fait, ménagée, mais en haut du panneau opaque), afin de pouvoir répondre à son congénère – preuve de ce que son comportement est guidé par une motivation altérocentrée.

Enfin, il n’est pas totalement assuré, mais probable qu’il existe une corrélation entre l’acquisition de la capacité empathique et celle de la reconnaissance de soi. Or, cette dernière apparaît chez l’homme entre 18 et 24 mois, ainsi que le montre le test fameux de la marque rouge sur le front : l’observant dans un miroir, le petit enfant arrivé à cet âge touche alors son front et tente de l’effacer. Or, on a constaté cette faculté d’auto-reconnaissance aussi chez les grands singes [76], ainsi que chez d’autres espèces, comme les dauphins ou les pies.

  1. À ces arguments comportementaux, on peut enfin joindre un argument physiologique. Une équipe de neuroscientifiques a montré en 1999 que cette auto-reconnaissance (le fameux stade du miroir de Lacan, dont la signification est tout autre : l’assomption jubilatoire de l’image) est due à la présence de neurones particuliers, en forme de fuseau, appelés « von Economo » ou, de ce fait, « cellules VEN ». Or, ces neurones sont présents chez les hommes, mais aussi chez les vingt-huit familles de primates et les quatre espèces de grands singes [77] – ainsi que, on l’a montré depuis, chez les baleines, les dauphins et les éléphants [78]. Il semble donc que la capacité d’empathie éprouvée par certaines espèces animales présente des fondements neurologiques.
  2. Enfin, quant à l’objection d’anthropomorphisme, relevons que la similitude émotionnelle entre hommes et animaux s’avère particulièrement frappante dans le cas des jeunes bonobos : c’est ce qu’atteste la capacité qu’a l’homme de comparer ses attitudes émotionnelles avec ces primates pour prévoir leur comportement émotionnel [79]. Au point que, dans un ouvrage très récent et déjà fameux, Yves Christen parle de « bonobos aristotéliciens [80]».

d) L’altruisme animal, un déni de la violence ?

Pour l’objecteur, la valorisation de l’amour nie, voire dénie la violence si présente dans le monde animal. Comment oublier la fameuse « guerre des chimpanzés » qu’observa Jane Goodall dans la réserve de Gombe, en Tanzanie ? [81] Certains s’en sont même prévalu pour affirmer que notre tendance guerrière est biologiquement enracinée. L’on connaît ces tristes sites, fort visités, où le surfer peut visionner des combats sanglants, parfois particulièrement spectaculaires, entre toutes espèces d’animaux.

Au-delà du choc des mots, rappelons les faits. De fait, un groupe de chimpanzés a exterminé un de leurs congénères. Mais, d’abord, il s’agit d’un chimpanzé et non d’un groupe ; dès lors, le terme de « guerre » est-il adéquat ? Ensuite, ce fut la première fois que, stupéfaits, Jane Goodall et ses collaborateurs observèrent une telle réalité au sein de ce groupe qu’ils ont suivi pendant de nombreuses années et dont ils connaissaient tous les individus au point de leur avoir donné un nom. Puis, si d’autres groupes ont rencontré de telles éliminations, celles-ci sont rares, l’acte meurtrier le plus fréquent chez les chimpanzés étant l’infanticide, lui-même le plus souvent commis par les mâles adultes. Enfin, notre jugement est déformé : nous sommes toujours plus attirés et émotionnellement affectés par ce qui est violent que par ce qui est paisible (au sein des groupes humains autant qu’au sein des groupes animaux) ; nous avons donc tendance à amplifier le phénomène traumatisant.

Plus généralement, il serait irénique et faux de nier la présence, voire l’omniprésence de l’agressivité et de la compétition dans la nature, tant végétale qu’animale [82]. Toutes les espèces ou presque sont dotées d’armes défensives et beaucoup, d’armes offensives. Néanmoins, ne confondons pas violence et agressivité (ou combativité). La première relève de l’hubris, la seconde de la mesure. Or, l’agressivité de l’animal est régulée. Plus encore, l’amour s’emmembre d’agressivité. En termes classiques, le concupiscible mobilise l’irascible. Par exemple, une jeune dauphin qui s’était écarté du groupe fut attaqué par trois requins. Il poussa des cris de détresse. Aussitôt, les mâles de la horde arrêtèrent de « converser » entre eux et, en silence, convergèrent vers le jeune pour percuter les requins en pleine vitesse (pas moins de 60 km/h) : assommés, ceux-ci coulèrent. Pendant ce temps, les femelles soulevèrent le jeune dauphin qui, blessé, n’avait plus la force pour remonter en surface et respirer ; de plus, comme cette manœuvre les obligeait à garder la tête sous l’eau, elles se relayaient régulièrement [83]. L’active compassion doublée d’une agressive protection contre l’adversaire [84] certifient que l’agressivité qui exclut est au service de l’amour qui inclut.

Conclusion

Les mots amour et don sont rares sous la plume des chercheurs, ainsi que nous l’avons dit ; en revanche, ils abondent chez les vulgarisateurs ; s’agit-il d’une licence poétique ou pédagogique ? Nullement : si le mot manque, la chose, elle, répond présent.

Comment parler de l’animal et du (proto-)don chez l’animal sans évoquer la figure de Darwin, ne serait-ce qu’à titre de repoussoir ? [85] On doit au grand naturaliste anglais le syntagme bien connu « struggle for life », qui demande à ne pas être minimisé : « La notion de lutte en tant que bataille effective joue réellement un rôle crucial dans la pensée de Darwin [86] ». Pourtant, loin de se désintéresser de l’amour, le naturaliste britannique lui accorde une place importante, notamment dans The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, et dans The Expression of the Emotions in Man and Animals. Un simple exemple parmi beaucoup :

« Le capitaine Stansbury a rencontré, sur les bords d’un lac salé de l’Utah, un pélican vieux et complètement aveugle qui était fort gras, et qui devait être nourri depuis longtemps par ses compagnons. […] Outre l’amour et la sympathie, les animaux possèdent d’autres qualités que, chez l’homme, nous regardons comme des qualités morales [87] ».

Il demeure que, dans la perspective darwinienne, la sélection naturelle demeure le mécanisme décisif et l’amour n’est qu’un effet ; il ne devient cause d’évolution que chez l’homme, et au prix d’une coûteuse inversion de la logique adaptative. Il ne s’agit pas de substituer au « Dévorez-vous les uns les autres », un « Aimez-vous les uns les autres ». Loin de nier l’agression, l’amorisation – pour parler comme Teilhard de Chardin – l’englobe. Si le naturaliste britannique a montré, et c’est heureux, que la nature sélectionne l’amour, ne faudrait-il pas ajouter que l’amour sélectionne la nature – ou plutôt l’invente ? Autrement dit, le don est une puissance d’évolution non pas seulement au titre de la finalité, mais aussi au titre de l’origine. Ici s’ouvre un débat et, peut-être, une possibilité d’élargissement et de renouvellement de cette discipline négligée, voire oubliée, qu’est la cosmologie philosophique [88].

[1] Pour le détail de l’argumentation et des références, je renvoie à Pascal Ide, « La création, entre agression et amorisation. Un enrichissement du mécanisme de sélection naturelle ? », Philippe Quentin (éd.), Les sciences face au concept judéo-chrétien de création, Colloque de l’ICES, 21 et 22 janvier 2013, Paris, L’Emmanuel, 2014, p. 9-101. Pour s’inscrire dans le sillage des thèses défendues par ladite contribution, cette intervention mobilise des exemples, études et arguments en grande partie inédits.

[2] Un exemple d’ouvrage narratif sur l’amour chez les animaux qui parfois frôle l’universel est celui de Jeffrey Moussaieff Masson, raconte des petites histoires de tous les jours en compagnie de ses trois chiennes : Un chien ne ment jamais en amour. Réflexions sur la vie émotionnelle des chiens, Paris, Albin Michel, 1999.

[3] Cf. l’étude cardinale de Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1990, Cinquième étude : « L’identité personnelle et l’identité narrative », et Sixième étude : « Le soi et l’identité narrative ».

[4] Il n’existe pas de grands philosophes contemporains qui ait abordé l’animal d’un point de vue original. Par exemple, en affirmant que celui-ci est « pauvre en monde » (cf. plus bas), Martin Heidegger s’inscrit dans le sillage de la philosophie moderne : pour le détail, cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », François-Xavier Putallaz et Bernard N. Schumacher (éds.), L’humain et la personne, Colloque de l’Université de Fribourg (Suisse), 7-9 novembre 2007, Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-299.

[5] J’ai pris trop tard connaissance du numéro de la Revue du M.A.U.S.S. : Que donne la nature ? L’écologie par le don, 42 (2013) et de l’ouvrage du vétérinaire comportementaliste Claude Béata, Au risque d’aimer, coll. « Sciences Humaines », Paris, Odile Jacob, juin 2013. Le bandeau porte : « Des origines animales de l’attachement aux amours humaines ».

[6] Marc Bekoff, Les émotions des animaux, trad. Nicolas Waquet, Paris, Paris, Payot & Rivages, 2009, éd. poche 2013, p. 128 ; cf. surtout p. 127-137 ; cf. aussi chap. 1-3.

[7] En termes logiques, la rigueur exige de notifier le prédicat – le don – avant le sujet – l’animal.

[8] Cette approche philosophique valorise la gratuité (en ce sens, elle peut se prévaloir des travaux fameux de Jacques Derrida dans Donner le temps et Donner la mort, ou de Jean-Luc Marion dans Étant donné). Elle n’ignore pas l’autre approche, inspirée par Marcel Mauss, qui souligne, à juste titre, la réciprocité (cf. le passionnant ouvrage intégrateur de Marcel Hénaff, Le don des philosophes. Repenser la réciprocité, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2012). Ce n’est pas le lieu de montrer qu’il est possible de concilier gratuité et réciprocité, par exemple à travers la communion (cf. Pascal Ide, Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, L’Emmanuel, 1997, chap. 23) et la communication maximale (cf. Id., « L’être comme amour. Premières propositions autour de l’acte et de la puissance », Blandine Lagrut et Étienne Vetö [éds.], La vérité dans ses éclats. Foi et raison, Colloque de la Communauté du Chemin Neuf, Paris, Parole et Silence, 2014, p. 297-323).

[9] Dans son cours de semestre d’hiver 1929-1930, Heidegger distingue l’animal « pauvre en monde [weltarm] » s’oppose à l’homme « formateur de monde [weltbildend] » et à la pierre qui est « sans monde [weltlos] » (cf. Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. Daniel Panis, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1992, p. 408 ; cf. p. 352 s).

[10] Cf., par exemple, Ernst Fehr & Simon Gächter, « Altruistic punishment in humans », Nature, 415, n° 6868 (2002), p. 137-140. Le terme conjugue au préfixe grec allos, « autre », l’anglais grooming, qui présente un sens général (« soins », « toilettage ») et aussi désormais un sens technique (« comportement qui concerne le soin pris par un animal de la surface du corps [the care of the body surface] » (Michael Allaby, « Grooming », A Dictionary of Ecology, 2004. Cf. le site : http://www.encyclopedia.com/doc/1O14-allogrooming.html). Ce néologisme signifie donc « soin porté par un animal à un congénère, c’est-à-dire à un autre individu de la même espèce » et se distingue de l’autogrooming qui est le soin porté par un animal à lui-même.

[11] Cf., notamment, Frans de Waal Le bon singe. Les bases naturelles de la morale, trad. Centre national du livre, coll. « Sciences », Paris, Fayard, 1997 ; Id., Le singe en nous, trad. Marie-France de Paloméra, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 2006.

[12] Cf., par exemple, Pascal Picq, Les animaux amoureux, Photographies d’Éric Travers, Éd. du Chêne, 2007.

[13] Cf. Frans de Waal, L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire, trad. Marie-France de Palomera, s. l., Les liens qui libèrent, 2010, p. 56.

[14] Cf. Frans de Waal, L’âge de l’empathie, p. 220.

[15] Cf. Cynthia Moss, Elephant Memories. Thirteen Years in the Life of an Elephant Family, William Morrow & Co, 1988, p. 124-125.

[16] Cité dans Jeffrey Moussaieff Masson & SusanMcCarthy, Quand les éléphants pleurent. La vie émotionnelle des animaux, trad. Marie-France Girod, Paris, Albin Michel, 1997. Les chapitres de cet ouvrage qui montre toute la richesse de la vie affective de l’animal, sont distribués en fonction des sentiments décrits.

[17] Cf. Barbara King, How Animals Grieve, Chicago, University of Chicago Press, 2013. Pour s’affronter à l’objection fréquente selon laquelle parler de chagrin animal est une projection anthropomorphique, l’anthropologue au College of William and Mary, en Virginie, définit cette réaction de chagrin à partir des critères suivants : c’est une réaction face à la mort ; l’animal mort était lié à celui qui est vivant pour d’autres raisons que la survie ; le comportement du survivant est altéré (il dormira moins, mangera moins, paraîtra en mauvaise santé, etc.) ; il sera plus affecté que s’il s’agissait d’une tristesse. Pour étayer son propos, Barbara King collecte quantité d’exemples touchants, concernant les grands singes, les cétacés, les éléphants, les girafes, les chats, les canards, etc.

[18] « À ce jour les données dont disposent les scientifiques sont insuffisantes » (Barbara King, « Des animaux en deuil ? », Pour la Science, 430 [août 2013], p. 54-57, ici p. 56).

[19] Cf. l’exemple rapporté par Cynthia Moss, Elephant Memories, p. 272-273.

[20] Exemple rapporté par Marc Bekoff & Jessica Pierce, Wild Justice. The Moral Lives of Animals, Chicago, University of Chicago Press, 2009, p. 105.

[21] Cf. « Contemporary Primatology 5th Int. Congr. Primat. », Nagoya, 1974, p. 287-291.

[22] Cf. Felix Warneken, Brian Hare, Alicia P. Melis, Daniel Hanus, Michael Tomasello, « Spontaneous Altruism by Chimpanzees and Young Children », PLoS Biology, 5, n° 7 (2007), p. 1414-1420.

[23] Cf. Richard W. Byrne, Lucy A. Bates et al., « Do elephants show empathy ? », Journal of Consciousness Studies, 15 (2018) n° 10-11, p. 204-225.

[24] Cité par Frans de Waal, L’âge de l’empathie, p. 131.

[25] Cf. Melba C. Caldwell & David K. Caldwell, « Epimeletic (care-giving) behavior in Cetacea », Kenneth Norris (éd.), Whales, Dolphins and Porpoises, Berkeley (Californie), University of California, 1966, p. 755-769.

[26] Cf. l’histoire de la nageuse Yang Yu, sauvée par un bélouga, qui est racontée dans le Daily Mail, 29 juillet 2009. Photos et récits sur le site : http://www.dailymail.co.uk/news/article-1202941/Pictured-The-moment-Mila-brave-Beluga-whale-saved-stricken-divers-life-pushing-surface.html

[27] Cf. David Brown & Kenneth Norris, « Observations of captive and wild cetaceans », Journal of Mammalogy, 37 (1956) n° 3, 311- 326.

[28] Cf. Bernard Thierry & James R. Anderson, « Adoption in anthropoid primates », International Journal of Primatology, 7 (1987) n° 2, p. 191-216.

[29] Cf. Ralph D. Helfer, The Beauty of the Beasts. Tales of Hollywood’s Wild Animal Stars, Jeremy P Tarcher, Los Angeles (Californie), 1990, p. 82-83.

[30] Cf. Christophe Boesche, Camille Bole, Nadin Eckhardt, Hedwige Boesch, « Altruim in forest chimpanzees. The case of adoption », PLoS One, 5 (2010) n° 1, e8901.

[31] Toutes ces histoires sont racontées par Jane Goodall, Through a Window: 30 years observing the Gombe chimpanzees London: Weidenfeld & Nicolson; Boston: Houghton Mifflin, 1990, p. 213 ; et Roger Fouts et Stephen Tukel Mills, Next of Kin, New York, Morrow, 1997, p. 180.

[32] Frans de Waal, L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire, trad. Marie-France de Palomera, s. l., Les liens qui libèrent, 2010, p. 161.

[33] Le dramaturge, bien connu pour le succès mondial que fut L’oiseau bleu, s’est mué en essayiste naturaliste. Outre un livre sur le monde végétal (L’Intelligence des fleurs, 1907), on lui doit une trilogie sur les insectes sociaux : La Vie des abeilles (1901), La Vie des termites (1927), La Vie des fourmis (1930).

[34] Maurice Maeterlinck, « Le secret de la fourmilière », La vie des fourmis, Paris, Fasquelle, 1930, p. 47-60, ici p. 48.

[35] Cf. Susanne M. Rafelski et al., « Mitochondrial network size scaling in budding yeast », Science, 338, n° 6108 (2012), p. 822-824. Un article de présentation écrit : « Even yeast mothers sacrifice all for their babies » (http://www.sciencedaily.com/releases/2012/11/121108142752.htm)

[36] Cf. Yu Tanouchi et al., « Programming stress-induced altruistic death in engineered bacteria »,. Molecular Systems Biology, 8 (2012), p. 626. Accessible sur : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3531911/

[37] Victoria Horner, J. Devyn Cartera, Malini Suchaka & Frans B. M. de Waal, « Spontaneous prosocial choice by chimpanzees », Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 108 (2011) n° 33, p. 13847-13851.

[38] Thibaud Gress, site (consulté le 27 octobre 2013) : http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article102#nh14 Un numéro de la prestigieuse revue Le Débat lui consacre une disputatio (cf. les cinq articles réunis par Le Débat : autour de l’exception humaine de Jean-Marie Schaeffer, 152 (novembre-décembre 2008).

[39] Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, coll. « NRF Essais », Paris, Gallimard, 2007, p. 14.

[40] Cf. Paul Ricœur, « La question de l’ipséité », Préface de Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1990, p. 15-27.

[41] Pour cela, il serait précieux d’élargir les références au sein de l’histoire de la pensée – en l’occurrence à la Naturphilosophie (cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015)

[42] Cf. Dietrich von Hildebrand, Gesammelte Werke. III. Das Wesen der Liebe, éd. Dietrich von Hildebrand Gesselschaft, Regensburg, Josef Habbel, 1971, p. 79 s.

[43] Sur cette essentielle distinction, cf. Karol Wojtyla, Personne et acte, texte définitif établi par Anna-Teresa Tymieniecka, trad. Gwendoline Jarczyk, Paris, Le Centurion, 1983, chap. 2. « L’autopossession » est une « propriété structurelle spécifique de la personne » (Ibid., p. 128).

[44] Ici, nous rejoignons les affirmations de la psychanalyse freudienne et lacanienne (cf. l’intervention, dans cet ouvrage, de Carina Basualdo, « Deux perspectives psychanalytiques du don : Lacan et Freud »).

[45] Troilus and Cressida, Acte IV, scène 5. N’est-ce pas par un baiser que Judas trahit le Fils de l’Homme ?

[46] L’hypocrisie ou le mensonge qui dédoublent la signification du langage, sont une pathologie de l’amour et non pas du signe

[47] D’ailleurs, la langue est, en retour, un fruit de l’amour, ainsi que le linguiste Claude Hagège le montre dans une intervention suggestive : « Les langues au défi de l’amour », Jean Birnbaum (éd.), Amour toujours, coll. « Folio. Inédit essais », Paris, Gallimard, 2013, p. 29-43.

[48] Cf. Dorothy Cheney et Robert Seyfarth, Baboon Metaphysics, Chicago, University of Chicago Press, 2007, p. 233-247.

[49] Cf. Josep Call et Michael Tomasello, The gestural communication of apes and monkeys, Lawrence Erlbaum Associates, 2007, p. 230-233.

[50] Maurice Merleau Ponty affirme que l’homme peut adopter une « multiplicité de perspective » infinie (cf. Étienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2011, p. 189 s).

[51] Cf. Peter Richerson et Robert Boyd, « The Evolution of Human Ultrasociality », Irenäus Eibl-Eibesfeldt & Frank Kemp Salter (éds.), Indoctrinability, ideology and warfare. Evolutionary Perspectives, Berghahn Books, 1998, p. 71-95.

[52] Heidegger, cité plus haut, parle de l’homme comme « formateur du monde [weltbildend] ».

[53] Selon l’heureuse expression de Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, Paris, Retz, 2004, p. 10.

[54] Une proposition de synthèse est proposée dans Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une différence sans indifférence », Liberté politique. Le nouvel âge écologique, 20 (juillet-août 2002), p. 73-99.

[55] En particulier, le psychologue C. Daniel Batson et son équipe du Kansas ont fait appel à une approche expérimentale fondée non pas sur les exemples héroïques, mais sur le quotidien des personnes, pour montrer la vanité de la thèse selon laquelle l’homme adopte systématiquement un comportement égoïste. Ils ont notamment pris en compte les trois grandes motivations égoïstes – éviter la souffrance de la culpabilité, éviter celle de l’empathie, obtenir une récompense – et a systématiquement montré qu’elles n’expliquaient pas les actes altruistes. Lisons simplement la conclusion de ce patient travail de recherche dans le récent ouvrage de synthèse écrit par le chercheur : « L’examen de vingt-cinq travaux de recherche en psychologie sociale, étalés sur quinze ans, a permis de vérifier l’hypothèse selon laquelle l’altruisme véritable, celui qui a pour seule motivation la réalisation du bien d’autrui, existe bien […]. A l’heure actuelle, il n’existe aucune explication plausible des résultats de ces études qui serait fondée sur l’égoïsme » (C. Daniel Batson, The Altruism Question. Toward a Social Psychological Answer, Hillsdale [New Jersey], Lawrence Erlbaum Associates Inc, 2011, p. 174). Contre ces études, cf. Elliot Sober et David Sloan Wilson, Unto Others. The Evolution and Psychology of Unselfish, Cambridge, Harvard University Press, 1998. Pour une discussion, penchant en faveur de Batson, cf. Michel Terestchenko le confirme dans son étude : « Égoïsme ou altruisme ? Laquelle de ces deux hypothèses rend-elle le mieux compte des conduites humaines ? », Revue du M.A.U.S.S. Don, identité et estime de soi, 23 (2004), p. 312-333.

[56] Cf. Meredith Pullen Crawford, « The cooperative solving of problems by young chimpanzees », Comparative psychology monographs, 14 (1937) n° 2, p. 1-88.

[57] Cf. Joshua Plotnik, Richard Lair, Wirot Suphachoksahakun & Frans B. M. de Waal, « Elephants know they need a helping trunk in a cooperative task », Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 108 (2011) n° 12, p. 5116-5121.

[58] Cf. Inbal Ben-Ami Bartal, Jean Decety & Peggy Mason, « Empathy and Pro-Social Behavior in Rats », Science, 334 (2011) n° 6061, p. 1427-1430.

[59] Cf. Teresa Romero, Miguel A. Castellanos & Frans B. M. de Waal, « Consolation as possible expression of sympathetic concern among chimpanzees », Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 107 (2010) n° 27, p. 12110-12115.

[60] Cf. Jean-Pierre Cuny, L’aventure des plantes, Paris, Fixot, 1987.

[61] Jean-Marie Pelt, La raison du plus faible, en collaboration avec Franck Steffan, Paris, Fayard, 2009. Rééd. Le Livre de poche n° 31797, p. 102. C’est moi qui souligne.

[62] Cf. Krisin E. Bonnie, & Frans B. M. de Waal, « Primate Social Reciprocity and the Origin of Gratitude », in Robert A. Emmons & Michael E. McCullough (eds.), The Psychology of Gratitude, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 213-229.

[63] « Baleine et gratitude envers ses sauveurs », récit posté le 22 mars 2010 : http://ladomi7962.wordpress.com/2010/03/22/baleine-et-gratitude-envers-ses-sauveurs/ ; copié du site : http://www.sos-dauphins.com/chronique.html?page=0&dossier=Vaguesmonde

[64] L’exemple est rapporté par le professeur de philosophie et de sciences animales à l’université du Colorado, Bernard E. Rollin, The Unheeded Cry. Animal Consciousness, Animal Pain, Oxford, Oxford University Press, 1989.

[65] Cf. les explications de Bernard E. Rollin, dans son ouvrage déjà cité : The Unheeded Cry, par exemple p. 23 s.

[66] Cf. Emil Menzel, « Purposive behavior as a basis for objective communication between chimpanzees », Science, 189 (1975) n° 4203, p. 652-654.

[67] Frans de Waal, L’âge de l’empathie, p. 196. Cf. son long entretien (1 h. 45 mn.) avec Martha Nussbaum : http://www.youtube.com/watch?v=ZL5eONzGIR0

[68] Cf. David Premack, Guy Woodruff et al., « Does the chimpanzee have a theory of mind ? », Behavioral and Brain Sciences, 1 (1978) n° 4, p. 515-526.

[69] Cf. Brian Hare, Josep Call & Michael Tomasello, « Do chimpanzees know what conspecifics know ? », Animal Behaviour, 61 (2001) n° 1, p. 139-151.

[70] Cf. Hika Kuroshima, Kazuo Fujita, Ikuma Adachi, Kana Iwata & Akira Fuyuki, « A capuchin monkey (Cebus apella) recognizes when people do and do not know the location of food », Animal Cognition, 6 (2003) n° 4, p. 283-291.

[71] Zsófia Virányi, Márta Gácsi, Enikö Kubinyi, József Topál, Beatrix Belényi, Dorottya Ujfalussy, Ádám Miklós, « Comprehension of human pointing gestures human-reared wolves (Canis lupus) and dogs (Canis familiaris) », Animal Cognition, 11 (2008), p. 373-387.

[72] Cf. Jonathan Balcombe, Second Nature, p. 33.

[73] Cf. Thomas Bugnyar & Bernd Heinrich, « Ravens, Corvus corax, differentiate between knowledgeable and ignorant competitors », Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 272 (2005) n° 1573, p. 1641-1646.

[74] Je préciserai seulement que cette capacité de représentation intérieure est indûment appelée intelligence ou esprit, alors qu’elle peut s’identifier à l’imagination ou plutôt à l’estimative dont la fonction est de comparer (cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 78, a. 4). Le présupposé nominaliste implicite de nombre de discours éthologiques rend cette distinction inaperçue et inapercevable.

[75] Cf. Shinya Yamamoto, Tatyana Humle & Masayuki Tanaka, « Chimpanzees’ flexible targeted helping based on an understanding of conspecifics’ goals », Proceedings of the National Academy of Sciences, 109 (2012), accessible : http://www.pnas.org/content/early/2012/01/30/1108517109.full.pdf+html

[76] Cf. l’étude princeps de Gordon G. Gallup, « Chimpanzees : sel-recognition », Science, 167 (1970) n° 3914, p. 86-87.

[77] Cf. Esther A. Nimchinsky, Emmanuel Gilissen, John M. Allman, Daniel P. Perl, Joseph M. Erwin & Patrick R. Hof,« A neuronal morphologic type unique to humans and great apes », Proceedings of the National Academy of Science USA, 96 (1999) n° 9, p. 5268-5273.

[78] Cf. Atiya Y. Hakeem, Chet C. Sherwood, Christopher J. Bonar, Camilla Butti, Patrick R. Hof, John M. Allman, « Von Economo neurons in the elephant brain », The Anatomical Record, 292 (2009) n° 2, p. 242–248.

[79] Cf. Zanna Clay & Frans B. M. de Waal, « Development of socio-emotional competence in bonobos », Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 110 (2013) n° 45, p. 18121-18126.

[80] Cf. Yves Christen, L’animal est-il un philosophe ? Poussins kantiens et bonobos aristotéliciens, coll. « Sciences », Paris, Odile Jacob, 2013. « Souvent, les biologistes se servent des avantages évolutifs d’un comportement pour contourner la question des émotions. Les scientifiques soutiennent parfois que l’oiseau chante non pas parce qu’il est heureux ou qu’il trouve son chant magnifique, mais parce qu’il établit son territoire et démontre à d’éventuelles compagnes son aptitude à survivre. En considérant le chant de l’oiseau comme un acte agressif et d’ordre sexuel, ils fournissent par là même une explication génétique au comportement. Or, ce chant peut être une façon pour l’oiseau de faire valoir ses revendications territoriales et d’attirer en effet une compagne, mais rien n’empêche qu’il soit également la manifestation de sa joie de vivre et du plaisir pris à s’écouter » (Jeffrey Moussaieff Masson & Susan McCarthy, Quand les éléphants pleurent, p. 40).

[81] Cf. Jane Goodall, The Chimpanzees of Gombe. Patterns of Behavior, Cambridge, The Belknap Press of Havard University Press, 1986.

[82] Sans parler de la question troublante de violences démesurées et apparemment sans raison. Ce thème demanderait une étude à part. À travers « toutes les beautés de la nature, l’homme perçoit, tantôt plus légère, tantôt plus forte, la plainte mélancolique de la nature » (Franz von Baader, « Sätze aus der Bildungs- und Begründungslehre des Lebens », § 39, 1820, Sämtliche Werke, 1851-1860, reprint Aalen, Scienta Verlag, 1963, tome 2, p. 120).

[83] Cf. John C. Lilly, « Distress call of the bottlenose dolphin. Stimuli and Evoked Behavioral Responses », Science, 139 (1963) n° 3550, p. 116-118 ; Id., Man and Dolphin, London, Victor Gollancz, 1962.

[84] On notera aussi et admirera la capacité à se représenter le besoin de l’autre (pas seulement du blessé, mais aussi des femelles), la répartition sexuée des tâches et la coopération au sein de la troupe. On assiste au même phénomène quand des baleiniers attaquent des baleines : cf. Masaharu Nishiwaki, « Aerial photographs show sperm whales’ interesting habits », Norsk Hvalfangsttid, 51 (1962), p. 395-398.

[85] Pour le détail, cf. Pascal Ide, « La création, entre agression et amorisation », p. 29-43.

[86] Stephen Jay Gould, La structure de la théorie de l’évolution, trad. Marcel Blanc, Paris, Gallimard, 2006, p. 652.

[87] La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, trad. Jean-Jacques Moulinié et al., Paris, C. Reinwald et Cie, 1872, p. 101-109.

[88] Toutes ces réflexions s’insèrent dans l’élaboration d’une cosmologie philosophique qui place l’amour-don au centre. Cf., outre les articles et livres déjà cités, Pascal Ide, « La philosophie de la nature de Charles de Koninck », Laval théologique et philosophique, 66 (2010) n° 3, p. 459-601.

17.3.2017
 

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