Jeudi dernier, le 24 octobre, est sortie la quatrième lettre encyclique du pape François, Dilexit nos – « Il [le Christ] nous a aimés » (Rm 8,37). Pour tout catholique, c’est un événement ! D’autant que cet acte, qui relève de la plus haute autorité magistérielle, est rare. Souhaitant la méditer par le menu, je ne l’ai pas encore lue en entier. Je retiendrai ici l’enseignement du premier chapitre : « nous devons redécouvrir l’importance du cœur [1] ».
Relisons donc l’évangile de ce jour à partir du cœur : celui de Jésus et le nôtre.
- Jésus vit « à partir du cœur [2]», à partir de son Sacré Cœur. Que dit saint Marc ? « Jésus sortait de Jéricho » (Mc 10,46). Or, au début du chapitre, il est dit que Jésus est allé « dans le territoire de la Judée, au-delà du Jourdain » (v. 1). Il s’est donc rendu de la Terre Sainte dans ce que nous appelons aujourd’hui la Jordanie. Nous comprenons donc que, maintenant, il a de nouveau traversé le Jourdain, mais dans l’autre sens, pour bientôt monter à Jérusalem. Nous apprenons aussi qu’il marche avec « une foule nombreuse » (v. 46). Comment ne pas faire mémoire de l’entrée du peuple élu dans la Terre promise ? En effet, la première étape fut la ville de Jéricho dont un épisode célèbre raconte que ses murailles s’écroulèrent (cf. Jos 6) et la dernière est la prise de Jérusalem par David (cf. 2 S 5). D’ailleurs, durant sa vie mouvementée, David a dû fuir Israël, se réfugier au-delà du Jourdain avant de pouvoir revenir dans la cité de Jérusalem (cf. 2 S 19). Enfin, à la tête du peuple nombreux qui pénètre dans la terre où coulent le lait et le miel marche le successeur de Moïse, Josué ; or, le nom hébreu qui le désigne, Yehoshu’a, s’écrit en grec Ièsous, que nous avons transcrit (plus que traduit) par « Jésus » [3].
Ainsi, de même qu’il est le nouveau Moïse, le nouveau David ou le nouvel Élie, Jésus est le nouveau Josué. Et donc, quand il traverse la ville de Jéricho suivi par cette foule nombreuse, il sait dans son cœur qu’il met ses pas dans ceux de Josué et que cette géographie accomplit toute l’histoire sainte. Vivant à partir de son cœur et non à la superficie de lui-même, le Messie n’oublie jamais sa mission : sauver l’humanité, accomplir le dessein salvifique de son Père. Certes, il rencontre bien cette personne singulière qu’est Bartimée, mais ne soyons pas à ce point focalisé sur cette rencontre que nous oublions que celui qui « sait tout » (Jn 16,30 ; 21,17) ne cesse de voir, d’aimer et de porter en lui chaque homme. Parce qu’il est vrai homme et vrai Dieu, le Cœur de Jésus, ouvert pour l’éternité, est attentif à chacun et à tous. Et, comme à Jéricho, il voit particulièrement le mendiant, celui qui se reconnaît aveugle et le supplie dans la confiance : « Fils de David, prends pitié de moi ! » (Mc 10,48).
- De même qu’il vit « à partir du cœur », Jésus voit à partir de son Cœur divino-humain. Il voit et d’abord il entend. Il connaît cette supplication : « Fils de David, prends pitié de moi ! », qui est un cri messianique où se récapitule toute l’attente de l’Ancien Testament. Par ce cri, Jésus, sauveur de son peuple, sait donc que celui-ci l’attend et l’espère. De plus, ce cri est puissant, puisqu’il surmonte le brouhaha de la foule et que celle-ci cherche à le faire taire. Enfin, il est répété, ce qui ne veut pas dire répétitif. Cette prière persévérante qu’aucune objurgation et aucune objection n’arrivent à bâillonner, est une supplication pleine de foi et d’amour. Un livre sur le curé d’Ars, paru il y a presque quarante ans, portait ce beau titre : Comme insiste l’amour [4].
Ainsi Jésus qui veut donner rien moins que sa vie sait donc qu’il est reçu autant qu’il veut se donner. Comment ne souhaiterait-il pas la rencontre, c’est-à-dire la communion ? Puissante est la supplication de la foi qui obtient que Dieu lui-même, en marche vers Jérusalem, s’arrête et semble comme interrompre sa mission ! En fait, loin d’être dérouté, Jésus sait, dans son cœur, qu’il est en train de l’accomplir ! En effet, son dessein n’est rien moins que la constitution de son Corps qu’est l’Église. Or, que fait Jésus : il « appelle » Bartimée et « appeler », kalein en grec, est la racine d’Ekklésia, « Église ».
Alors, Jésus qui maintenant voit celui qu’il a entendu (et attendu), lui parle. Toujours à partir de son cœur. « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Mais pourquoi pose-t-il une question dont la réponse est si évidente, au sens le plus étymologique du terme (évident vient de videre, « voir ») ? D’abord, parce que bien des plaintes sont des lamentations complaisantes qui sont tournées vers le problème et non pas vers la solution : nous connaissons tous ces personnes victimaires qui ont fait de leur jérémiade leur fond de commerce et ne veulent surtout pas qu’on trouve une solution à leur difficulté ; Jésus les connaît bien aussi qui en a rencontré une dans la personne du paralysé de la piscine de Béthesda (cf. Jn 5,1 s). Il invite donc Bartimée à lui formuler exactement sa demande – ce que celui-ci fait sans retard et sans ambiguïté. Jésus voit ainsi, à partir de son cœur, qu’il ne s’agit pas d’une complainte victimaire, mais du cri de la foi.
Ensuite et plus encore, en interrogeant, Jésus ne sombre pas dans le piège symétrique : le Sauveur n’est pas un sauveteur. Il s’adresse au cœur même de Bartimée et lui donne tout l’espace dont il a besoin pour être lui-même et pleinement formuler sa demande. Or, ô merveille, l’aveugle demande beaucoup plus que ce à quoi nous nous attendons. La traduction liturgique dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » (Mc 10,51). En fait, le verbe grec anablépsô est composé du radical blépô, « voir » et du préfixe ana (comme dans analogie) qui indique un mouvement de bas vers le haut. Il signifie donc : « que je lève les yeux ». Ainsi, dans l’Ancien Testament (sa traduction grecque), le verbe désigne le fait de voir comme Dieu voit. Or, « Dieu ne regarde pas comme les hommes : les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur » (1 S 16,7). Donc, l’aveugle demande de voir avec le cœur ! Heureusement que Jésus n’a pas interdit Bartimée de parole comme la foule ! Il nous aurait privé de cette admirable demande qui jaillit du plus profond de ce cœur plein de « confiance » (v. 49). « Jésus, fais que je vois comme toi, avec le cœur, avec Ton Cœur ! »
Ainsi, le dialogue, c’est-à-dire l’échange de paroles prononcées et écoutées, devient un face à face qui conduit lui-même à un Cœur à cœur. Le don est pour la communion réciproque, l’amour pour l’amitié. Voilà pourquoi l’aveugle ne peut plus que « sui[vre] Jésus sur le chemin » (v. 52) et donc devenir son disciple.
- De cette rencontre et de ce dialogue cœur à cœur, qu’en tirer pour nous ? Nous l’avons dit, le pape François nous invite à « partir du cœur ». Celui de Jésus qui, lui, ne parle, ne se tait, n’agit qu’à partir de son Cœur, c’est-à-dire en « nous aimant jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1) d’un amour divin autant qu’humain, c’est-à-dire sensible et spirituel. Il nous invite aussi à partir de nôtre cœur.
- Et d’abord, reconnaissons-le à la suite du pape, spontanément, nous ne jouons pas cœur. Si l’enfant, lui, pense, parle, agit à partir de son cœur, l’adulte, lui, se spécialise et part de son intelligence, de sa volonté ou de son affectivité. Parce qu’il a eu besoin de faire fructifier telle ou telle compétence ; parce qu’il a eu des modèles qui mettaient en avant l’un de ses trois centres ; aussi parce que telle ou telle blessure l’a conduit à surdévelopper une zone de son être et à se protéger des autres ; enfin, parce que, « dans la société actuelle, l’être humain ‘risque de perdre le centre, le centre de lui-même’ [5] ».Or, le cœur, lui, est le « centre unificateur [6]». Alors, demandons-nous : qu’est-ce qui parle en premier chez moi ? Qu’est-ce que j’étouffe ?
« Si le cœur est dévalorisé, alors parler avec le cœur, agir avec le cœur, mûrir et prendre soin du cœur est également dévalorisé. Lorsque la spécificité du cœur n’est pas prise en compte, sont perdues les réponses que l’intelligence à elle seule ne peut donner, perdue la rencontre avec les autres, perdue la poésie. Et nous passons à côté de l’histoire et de nos histoires, car la véritable aventure personnelle est celle qui se construit à partir du cœur. À la fin de la vie, c’est tout ce qui comptera [7] ».
Saurons-nous jeter notre manteau, notre avoir, cet habit que sont nos habitudes (partir seulement de notre tête, de notre sentiment ou de notre volonté), pour nous élancer et recevoir de Jésus un nouvel être, sa manière d’être qui est de partir du cœur ?
- Ensuite, en positif, repartons de ce cœur qui recentre chacune de nos facultés et fait notre unité :
« Il faut que toutes les actions soient placées sous le “contrôle politique” du cœur, que l’agressivité et les désirs obsessionnels se calment dans le bien le plus grand que leur offre le cœur et dans sa force contre les maux ; il faut que l’intelligence et la volonté se mettent également à son service, en sentant et goûtant les vérités plutôt qu’en voulant les dominer comme certaines sciences ont tendance à le faire ; il faut que la volonté désire le bien le plus grand que le cœur connaît, et que l’imagination et les sentiments se laissent modérer par le battement du cœur [8] ».
- Enfin, permettons-nous à l’autre de partir de son cœur ? Comme Jésus avec Bartimée, le regardons-nous et l’écoutons-nous en son cœur et à partir de notre cœur ? « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » « Jésus, que je lève les yeux vers toi ! Que je vois autrui comme mon prochain ! Que je le vois comme toi, avec le cœur, avec Ton Cœur ! » Relisez l’exemple de la mère d’Arthur Eddison au terme de la dernière homélie.
Pascal Ide
[1] Pape François, Lettre encyclique Dilexit nos sur l’amour humain et divin du Cœur de Jésus-Christ, 24 octobre 2024, n. 2.
[2] Ibid., n. 11.
[3] Je dois ces réflexions suggestives et celle sur la traduction de « retrouve la vue » au commentaire de Philippe Lefebvre, « Ouvrir les yeux », Magnificat, 383, octobre 2024, p. 324-325.
[4] Cf. André Dupleix, Comme insiste l’amour. Présence du Curé d’Ars, coll. « Spiritualité », Paris, Nouvelle cité, 1986, rééd., 1999 et 2010.
[5] Pape François, Dilexit nos, n. 9. Citant S. Jean-Paul II, Angélus, 2 juillet 2000 : L’Osservatore Romano, 3-4 juillet 2000, p. 4.
[6] Ibid., n. 3.
[7] Ibid., n. 11.
[8] Ibid., n. 13.