Olivier Messiaen, un musicien ébloui par l’infinité de Dieu

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Pascal Ide, « Olivier Messiaen, un musicien ébloui par l’infinité de Dieu », in Nouvelle Revue Théologique, 121 (juillet-septembre 1999) n° 3, p. 436-453.

« Dieu est partout [2] ».

« La musique est la seule réalité gouvernant le temps que l’homme puisse percevoir. Elle arrache de notre chair cette flèche du passé-présent-futur implantée à la naissance et que la mort décochera vers les lointains horizons d’un scandaleux anonymat. Lorsqu’un homme compose de la musique, […] il accomplit un rite de liberté incomparable. […] La musique est la liberté dans le temps [3] ».

Le quatre-vingt dixième anniversaire de la naissance d’un des plus grands compositeurs de ce siècle, Olivier Messiaen (10/12/1908-27/4/1992) ainsi que la parution en cours de son grand Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (quatre volumes sur sept) sont l’occasion de réfléchir sur l’importance d’un musicien hors pair qui fut aussi, selon ses propres mots, « un croyant ébloui par l’infinité de Dieu [4] ! » et, me semble-t-il, un théologien.

1) Brève présentation d’Olivier Messiaen

Messiaen est né à Avignon, de la poétesse Cécile Sauvage. Celle-ci a comme prophétisé sa vocation de musicien dans L’âme en bourgeon, une admirable série de poèmes relatifs à la maternité, composés pendant qu’elle attendait son fils. A l’âge de onze ans, il entre au Conservatoire de Paris où il aura notamment pour professeurs Noël Gallon en écriture musicale, Maurice Emmanuel en histoire de la musique, Marcel Dupré à l’orgue et Paul Dukas en composition. Ces études seront couronnées par de nombreux premiers prix en des disciplines aussi variées que l’orgue, l’improvisation et la composition, si bien qu’Olivier Messiaen sera nommé titulaire de l’orgue de l’église de la Sainte-Trinité, à Paris, dès 1931. Il ne quittera jamais cet orgue – qu’il appelait affectueusement son « fils » – jusqu’à sa mort, demeurant fidèle à sa tâche notamment dominicale pendant près de 61 ans. En 1936, avec les compositeurs Yves Baudrier, Daniel Lesur et André Jolivet, Messiaen a fondé le groupe Jeune-France. Parallèlement à son enseignement classique à l’école normale de musique et à la Schola Cantorum, il se lance dans des études variées et solitaires allant du plain-chant, de la métrique grecque et des rythmes hindous à la philosophie de la durée, en passant par l’ornithologie, la cosmologie et la théorie de la relativité !

Prisonnier pendant la guerre, il composa dans son Stalag une œuvre marquante, Quatuor pour la fin du temps en 1941. Une fois libéré, il est nommé professeur au Conservatoire de Paris où il assure les classes d’harmonie en 1942, d’analyse musciale et rythmique en 1947 et de composition en 1966. Il eut pour élèves les musiciens les plus doués de notre génération : Iannis Xenakis, Pierre Boulez, Michael Levinas, Pierre Henry, Karlheinz Stockhausen.

Le catalogue de ses œuvres est aussi vaste que varié : pièces pour orgue, piano, musique orchestrale (Turangalîla Symphonie), opéra (Saint François d’Assise), etc.

Une manière d’approcher l’originalité de l’œuvre messiaenesque est peut-être de partir de ce qu’il appelle ses « drames [5] », parce qu’elles sont parfois sources d’incompréhension : en entendant des sons, il voit des couleurs [6] ; ornithologue, il fait chanter les oiseaux (Réveil des oiseaux, 1953 ; Catalogue d’oiseaux, 1958) à des gens des villes qui les ignorent ; rythmicien, il pense aux rythmes fluctuants de la vague ou du vent, alors que son auditeur songe aux durées égales d’une marche militaire ; enfin, croyant, il compose de nombreuses œuvres profondément religieuses, mais il s’adresse le plus souvent à des agnostiques ou des athées.

2) L’unité secrète de la musique de Messiaen

Poursuivant un travail déjà ébauché [7], je voudrais traiter ici des sources théologiques de Messiaen. En faire un inventaire risquerait d’être lassant et peu éclairant. Partons d’une question, celle de l’apparente dispersion des multiples sources auxquelles s’abreuve l’auteur de la Turangalîla. Et je veux parler des sources théologiques et mystiques aussi bien que scientifiques et musicales. Leur abondance et leur variété stupéfait. Comment Messiaen n’a-t-il pas couru le risque sinon de l’éclatement, du moins de la dispersion ? Pour répondre à ces questions et à d’autres, je m’aiderai amplement des quatre volumes déjà parus de son Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie.

Pierre Boulez, dans la préface au Traité le reconnaît : « Le propos de Messiaen est d’ignorer les restrictions d’une seule culture, d’un matériau impropre à la composition. Il ouvre son inspiration à tous les événements sonores – culturels ou non – qui peuvent enrichir son vocabulaire ; il se livre aux spéculations les plus abstraites – sur le temps, sur la durée – dans le même temps qu’il observe la nature – paysages, oiseaux […]. Il va à la recherche des diverses cultures – dans le temps, dans l’espace – non pour les piller, mais pour en dégager les traits qu’il pourra intégrer à son expression. Messiaen est un rassembleur d’éléments très divers, puisés à des sources sans aucune connexion, et il arrive à leur donner le visage de sa personnalité. Il n’aime point la restriction, mais il manifeste l’unité [8] ».

Mais si la multiplicité est ici honorée, est-il suffisant de fonder cette unité dans le miracle d’un « visage », d’une « personnalité » hors du commun ?

Alain Louvier, dans son avant-propos, part du même constat, celui de « l’universalisme d’Olivier Messiaen », dans le temps, l’espace et les « sciences innombrables ». Mais il va plus loin en affirmant que « dans cette constellation dont la Musique (Art/Science par excellence) est le centre de gravité naturel, Messiaen jette tour à tour les regards multiples de l’Humanité et du Croyant […] pour y reconnaître le Sceau de Dieu : lumière suprême, couleurs et sons indicibles [9] ». Comment le comprendre ?

Il peut être bon de faire appel à une distinction familière au théologien. L’objet de la théologie est-il un, se demande Thomas d’Aquin, au seuil de la Somme de théologie [10]? Il ne semble pas, s’objecte-t-il, puisque la théologie parle de Dieu, mais aussi de l’homme. Or, il n’y a pas plus hétérogène que l’infinité du Créateur et la finitude de la créature. Entre l’étant et le Tout-Autre, la dissimilitude est toujours plus grande que toute similitude (major dissimilitudo). La théologie, conclut l’objection, ne peut donc être une.

La réponse du Docteur angélique fait appel à une distinction devenue classique, celle de l’objet matériel et de l’objet formel : elle permet de comprendre ce paradoxe et de lever l’apparente contradiction [11]. L’objet matériel de la théologie embrasse autant Dieu que les êtres créés : le discours théologique a quelque chose à dire de l’homme, de la nature. Mais ce qui fait l’unité de la théologie, et d’une discipline en général, n’est pas l’objet matériel, mais l’objet formel, la perspective, à savoir Dieu. Aussi, lorsque la théologie s’intéresse à la créature, le fait-elle dans sa relation à Dieu, soit comme principe soit comme fin. [12]

Appliquons ces considérations à la musique d’Olivier Messiaen. « L’unité » de ce « rassembleur d’élément très divers », pour reprendre les mots de Pierre Boulez, n’est pas en Messiaen, elle naît de sa contemplation de Dieu. Mais cette perspective transcendante n’abolit nullement l’immanence. Dieu est lumière, il éclaire autre que lui.

Plusieurs signes le montrent.

a) Les trois musiques

Messiaen se réjouissait de ce que le terme musique dérive de la racine indo-européenne Men qui désigne les mouvements de l’esprit. « Le fait que le mot musique appartient : 1) à la même racine que : esprit, mémoire, muse […]. 2) à la même racine que : divination, prodige – c’est-à-dire au temps et au surnaturel. 3) à la même racine que : amour – c’est-à-dire au plus grand de tous les sentiments. Tout cela éclaire notre conception de la musique : elle est donc un art pensé, intellectuel, abstrait, immatériel ; un art du temps (c’est dire l’importance du rythme dans la musique), un art surnaturel (c’est dire les aptitudes religieuses et le pouvoir psychique de la musique) ; elle est donc un art d’amour, capable d’exprimer l’amour – et ce dernier point me ravit [13] ».

Un exemple privilégié est fourni par le plan de la conférence de Messiaen à Notre-Dame de Paris, le 4 décembre 1977 [14]. Ce plan, qui « trahit ses préférences », selon ses propres mots, va comme en s’évasant : mais ici, contrairement à ce que nous apprend la logique élémentaire, l’extension va de pair avec la compréhension, largeur et profondeur croissent de concert. Olivier Messiaen parle de la musique, des musiques. Il y a d’abord, nous dit-il, la musique liturgique. Pour lui, il n’y a qu’une seule musique liturgique, c’est le plain-chant. A la limite, on retrouve la vivacité et la joie du chant grégorien dans les neumes que chantent les oiseaux !

On trouve ensuite la musique religieuse qu’il définit de la manière suivante : « Tout art qui essaye d’exprimer le Mystère divin ». Et plus loin, il élargit sa définition à « toute musique qui s’approche avec révérence du Divin, du Sacré, de l’Ineffable ». Voilà pourquoi « le magnifique Koskom du compositeur vietnamien Nguyen Thien dao est peut-être (à l’insu de son auteur) de la musique religieuse ». Or, cette musique religieuse est, selon les propres mots d’Olivier Messiaen, « au-dessus de la musique liturgique ».

Mais il y a encore une troisième sorte de musique, au-dessus des deux premières : « la musique colorée ». On peut d’abord comprendre cette nouvelle distinction en termes d’extension spatiale : la musique liturgique est exclusivement dépendante du culte, elle célèbre Dieu dans l’Église ; « la musique religieuse atteint tous les temps, tous les lieux, touche au matériel autant qu’au spirituel, et finalement trouve Dieu partout ». Mais la musique colorée, elle, convoque aussi le Ciel et la vie invisible.

Ces trois formes de musique se distinguent aussi en termes temporels : les deux premières musiques valent pour ce temps, la dernière pour l’éternité (éternité qui est compréhensive du temps, ainsi qu’on le redira).

On peut enfin approcher la musique colorée en termes théologiques : les deux premières musiques, estime Messiaen, convoquent nos sens. La troisième, quant à elle, ne nie pas la chair, mais ouvre l’homme à ce qui dépasse les sens et même tout concept. Elle l’introduit à « ce qui est plus haut que le raisonnement et l’intuition, c’est-à-dire la foi […] et sa continuation logique, la Contemplation réelle, la vision béatifique après la mort ».

Comment mieux décrire cette musique que, faute de mieux, Olivier Messiaen qualifie de « colorée » ? D’abord, un mot : l’éblouissement. « La musique colorée fait ce que font les vitraux et les rosaces du Moyen-Age : elle nous apporte l’éblouissement ». L’éblouissement est une propriété de la lumière, mais il évoque aussi la clarté des corps glorieux et signifie la propriété de tout rayonnement musical, sensoriel.

Il semble aussi que, pour Olivier Messiaen, cette musique colorée permet d’opérer la réconciliation, la réunification de ce que la nature, les arts distinguent trop : les deux « sens les plus nobles », l’ouïe et la vue, donc musiques et couleurs. Or, selon lui, c’est dans la Jérusalem céleste que la connaissance, éblouie, sera « une éternelle musique de couleurs, une éternelle couleur de musiques ». Comme si la particularité de Messiaen qu’est sa vision intellectuelle et colorée des sons était la préfiguration, l’anticipation et le gage de ce que sera l’éblouissement futur. Mais cette unification n’est ultimement possible qu’en Dieu et par Dieu : « Dans Ta Musique, nous verrons la Musique », « Dans Ta Lumière, nous entendrons la Lumière ». Messiaen qui a longuement médité sur la simplicité divine [15], sait qu’en Dieu, la distinction de la vision et de l’audition n’a plus de raison d’être. La création messiaenesque s’abouche donc à la contemplation unifiée de toutes choses en Dieu.

b) L’éternité, vérité du temps

Messiaen, on le sait, se définit volontiers et avant tout comme un rythmicien : il suffit de le lire – « Je tiens à saluer ici mes sœurs et mes frères de Bali, qui aiment le rythme comme moi [16] » – pour comprendre l’amour qu’il porte au rythme [17]. C’est dire si le temps est au cœur de la préoccupation du Messiaen musicien. L’espace, la nature lui apparaissent d’abord comme empli de rythmes : « je défie n’importe quel rythmicien de regarder les plans du décor montagneux qui se reflète dans le lac du Chambon, le rêve de neige et de solitude que déroule la Meije et ses trois glaciers (Râteau, Meije et Tabuchet), la formidable et multiple cathédrale du Dôme de Neige des Écrins (véritable musique de l’espace) sans ressentir aussitôt une profonde joie intellectuelle devant l’agencement rythmé de ces nombres de pierre [18] ». L’une des raisons qui ont poussé Messiaen à préfacer l’ouvrage fort ambigu, par bien des côtés millénariste, d’Albert Roustit est l’importance donnée au rythme dans les astres (la musique pythagoricienne des sphères) et sa réflexion sur le déploiement de l’histoire. Voilà pourquoi le premier tome du Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, tout entier consacré au temps et au rythme, s’ouvre sur une réflexion sur le temps.

L’importance accordée à l’éternité stupéfait. Olivier Messiaen cite en exergue un passage de la question que Thomas d’Aquin consacre à l’éternité divine [19] : « L’éternité est tout entière simultanée, et dans le temps il y a un avant et un après ». On imagine l’étonnement du musicien abordant avec jubilation les sept tomes du Traité et se trouvant plongé dans le De Deo uno, que les étudiants en théologie eux-mêmes n’abordent pas sans appréhension ! Le début du paragraphe est de la même eau : « Le Temps n’est point, comme on pourrait le croire, une partie de l’Éternité qui l’inclut et le déborde. Temps et éternité sont deux mesures de durée absolument différentes […]. Le temps est la mesure du créé, l’éternité est Dieu lui-même [20] ». Olivier Messiaen nous restitue là, avec une rigueur remarquable, la quintessence de la doctrine thomiste de l’éternité, elle-même héritée de Boèce. Il y a de quoi être désarçonné. Surtout lorsqu’on sait à quel point Messiaen est un pédagogue hors pair qui déteste au plus haut point les effets réthoriques : nous en convainquent les pages très pédagogiques qu’il consacre aux secrets des rythmes les plus complexes comme les déci-tâlas indiens ou les plus étrangers comme ceux du plain-chant.

Il serait donc étonnant qu’au seuil de son Traité, il se parlât à lui-même. Il y a une autre explication. Spontanément, dans une lumière de sagesse, Messiaen envisage le temps à partir de l’éternité, autrement dit la musique terrestre, humaine, à partir de la musique colorée, céleste. Pour lui, seul ce point de vue est capable de rendre compte de ce que sont les rythmes en leur spécificité. C’est à partir du tota simul (la totalité simultanée) qu’est l’éternité que peut être aperçue le mystère de la multiplicité du temps, donc du rythme. Face à l’immuabilité indivisible, à l’entière simultanéité de l’éternité, le temps, première créature, déroule sa succession d’avant et d’après : « l’Éternité est totalement autre que le Temps et que le Créé, Dieu seul étant éternel [21] ». Or, le rythme se structure essentiellement à partir d’une antériorité et d’une postériorité. Voilà pourquoi le cœur de la musique n’est pas d’abord la mélodie mais le découpage du temps qu’est le rythme.

Plus encore, l’auteur du Quatuor pour la fin du temps est habité par un secret désir de rejoindre l’éternité. Combien de fois ne cite-t-il pas le passage de l’Apocalypse : « Il n’y aura plus de Temps » (Ap 10,7). Rencontrant les thèses de Vie et transmutation des atomes de Jean Thibaud sur la discontinuité du temps, voire son arrêt, Messiaen exulte : n’est-ce pas là la fin du Temps qu’annonce l’Ange de l’Apocalypse : « la Sainte Écriture a toujours raison, et la science la rejoint une fois de plus [22] ». Ce à quoi il aspire, c’est « l’arrivée, le Bonheur, le Paradis », comme il l’écrit dans la dernière pièce d’Eclairs sur l’au-delà (Le Christ, lumière du Paradis) : « le temps est aboli, c’est un présent de bonheur qui ne finira plus ». Quelle heureuse définition de l’éternité ! Et Messiaen [23] d’ajouter : « L’Amour infini du Christ dans l’âme qui le contemple… » On trouve une intuition semblable dans le Jardin du Sommeil d’Amour (Turangalîla Symphonie, VI) : l’étreinte des amants les place « presque hors du temps ». « Les amoureux se suffisent. Ils sont à eux-mêmes l’avenir et le passé ». Or, Messiaen le montre par deux instruments de percussion (des temples block) qui, par une structure rythmique complexe, déroulent deux « phrases » semblant aller, l’une vers l’avenir et l’autre vers le passé [24]. Cette structure, très discrète, n’intervenant qu vers la seconde moitié de la pièce, est elle-même superposée à la mélodie principale (cordes et ondes Martenot) qui se déploie avec une extrême lenteur. Ainsi, assiste-t-on à une double marche du temps dont Messiaen note qu’elle est tout de même impossible pour les amants [25]. La musique est une prophétie de l’éternel.

La musique n’appartient pas seulement au temps : elle est, selon Messiaen, l’un des moyens d’anticiper le Royaume où l’on verra Celui qui dit « Je suis ».

c) La nature, miroir du divin

Un autre signe de ce que l’unité de l’œuvre de Messiaen se prend d’en-haut est sa manière d’habiter la nature. Contrairement aux convictions d’un autre passionné de la nature qu’est Béla Barok, pour Messiaen, la nature est reflet divin : elle dit Dieu. Parlant du sommet de la Meije, dans le Dauphiné, fier sommet qui figure en couverture de la partition du Livre d’Orgue, Olivier Messiaen dit : « Moins célèbre que le Mont-Blanc, mais certainement plus terrible, plus pure, plus séparée ». Et, commente Harry Halbreich, « ce dernier mot dit tout [26] ». Or, étymologiquement, le sacré, c’est le séparé.

La nature est d’abord pour lui, non pas objet de compréhension analytique, mais d’éblouissement. Ainsi, commentant l’Amen des étoiles, de la planète à l’anneau, dans les Visions de l’Amen (pour 2 pianos), Olivier Messiaen cite trois extraits d’ouvrages scientifiques relatifs à Saturne ; mais ces extraits enthousiastes n’ont plus beaucoup à voir avec la sobre prose des traités scientifiques. Voici deux passages. Le premier est de l’abbé Moreux : l’ »immense anneau » qui « circule autour de Saturne […] s’élance au dessus des nuages comme un gigantesque arc-en-ciel aux formes constamment changeantes ». Le second est de Rudaux : « Les étoiles, lancées à travers l’espace comme de fantastiques projectiles, en plus de leurs trajectoires individuelles, font partie de deux grands courants généraux. Ces courants passent obliquement, l’un à travers l’autre, comme des fleuves de poussière dont les grains (animés de leurs mouvements propres) sont des soleils [27] ! » L’esthétique même des formules de l’abbé Moreux et de Rudaux dut séduire Olivier Messiaen : la nature est belle et sa beauté chante, par son excès, Celui qui en est la source.

Cet éblouissement face à la nature vient de ce qu’elle dit plus que ce qu’elle est. Traitant des rythmes végétaux, Olivier Messiaen remarque : « Il doit exister quelque part un musée des formes rythmiques, des archétypes de la branche, de la feuille et de la fleur, qui seraient en même temps l’origine de toutes les formes et de tous les rythmes connus [28] ». Regard platonicien, à la recherche de la Forme parfaite ? Ou plutôt regard chrétien qui croit que dans et par le Verbe, tout a été fait [29] ?

Est-ce parce qu’Olivier Messiaen a ce sens de l’unité intime de toutes choses en Dieu, donc de la nature comme source d’intelligibilité, qu’il n’a pas voulu céder aux charmes ambigus de la sérialité [30] ? Il se refuse en tout cas à faire de la musique, et de son fondement qu’est la résonance (même si, pour lui, le bruit fait partie de la musique !), une création ex nihilo de l’esprit humain. « Ce qui a duré et dure encore, c’est la résonance naturelle [31]. L’accord parfait, l’accord de dominante, l’accord de neuvième ne sont pas des théories, ce sont des phénomènes qui se manifestent spontanément autour de nous et que nous ne pouvons pas récuser. La résonance existera tant que nous aurons des oreilles pour écouter ce qui nous entoure. En revanche, le système sériel a surgi d’un cerveau humain : c’est pour cela que ses meilleurs serviteurs ont été ceux qui l’ont transgressé, comme Boulez [32] ».

d) De Mozart à La barbe bleue

Deux signes pour terminer. On sait combien Mozart est, pour Messiaen, « le plus musicien des Musiciens ». Longuement, il a expliqué pourquoi il aime sa musique qui est « pure et parfaite », dénuée de tout erreur. Or, des différents portraits que l’on a proposé de Mozart, Olivier Messiaen préfère le portrait « angélique » : tel est l’épithète qui lui semble le mieux correspondre à ce qu’il est. Et Olivier Messiaen ajoute cette remarque passionnante, sur laquelle il faudra revenir : « Son charme apparent, dit-il, cache un profond mystère [33] ». Jusque son amour de Mozart n’est pas étranger au sens de Dieu : « je persiste à penser que Mozart était un être religieux au fond de lui-même. C’est chez lui qu’on trouve les pages les plus religieuses de toute la musique. Ave verum est une œuvre d’une pureté extraordinaire [34] ».

L’engouement d’Olivier Messiaen pour les contes est aussi bien connu : enfant, il a par exemple lu avidement les multiples tomes des contes de Madame d’Aulnoy. Il y trouvait de quoi combler son sens du merveilleux. Mais sa foi y détectait plus. Par exemple, cette trouvaille inattendue. A la fin du conte de Perrault, La barbe bleue, la femme que son mari va égorger interroge, toute angoissée, sa sœur Anne : « Ne vois-tu rien venir ? » Et sa sœur répond : « Je ne vois que la route qui poudroie et l’herbe qui verdoie ». Messiaen propose l’exégèse suivante : le soleil, la lumière qui poudroie sont le symbole de la foi et la verte herbe est le symbole de la « Sainte Espérance ». L’allégorie de la réponse rejaillit (et Olivier Messiaen invite à le comprendre ainsi lorsqu’il joue sur le nom Anne pour en faire « l’âme » qui « aspire à l’éternité ») sur le sens de la question qui devient spirituelle : « Ne vois-tu rien venir ? » est l’interrogation du chrétien qui désire le retour du Christ, et, par lui, l’Éternité [35]. La réponse chrétienne, en ce monde, est celle de la foi et de l’espérance, les deux vertus du pélerin, face à la charité qui ne passe pas (cf. 1 Co 13,8-13).

e) Conclusion

Nous pouvons donc conclure le premier point. La perspective messiaenesque est théologique, car elle voit toutes choses en Dieu. Et cela de deux manières. D’abord, Messiaen contemple en Dieu le terme, la finalité de la création. C’est pour cela que sa musique est toute imprégnée de la Gloire de Dieu. Ce point est trop évident pour qu’il vaille la peine de le développer. En revanche, on ne perçoit pas assez que la contemplation du Maître le tourne aussi vers l’origine pure, intouchée de toutes choses en Dieu. Il médite non seulement sur Dieu comme oméga, c’est-à-dire terme de la création, mais aussi comme alpha (cf. Ap 1,18), c’est-à-dire origine de la création. Commentant la dixième pièce, intitulée La Grive des bois, de son œuvre Des canyons aux étoiles (pour orchestre), Olivier Messiaen dit : « Pour moi, le chant de la Grive des bois symbolise cet archétype que Dieu a voulu pour nous dans la prédestination, que nous déformons plus ou moins au cours de la vie terrestre, et qui ne se réalise pleinement que dans notre vie céleste, après la résurrection ». Ce dense texte résume toute sa théologie de la création et de la rédemption. « Le nom nouveau est gravé sur la pierre, le modèle éternel est retrouvé ».

On pourrait allonger indéfiniment la liste des indices de cette unité suprapersonnelle et supramusicale des sources messiaenesques. Sur toutes choses, Olivier Messiaen porte le regard du croyant, mais aussi du sage qui voit et qui vit dans l’unité. Cette unité de l’objet formel n’est pas une donnée théorique, mais vécue. Un dernier exemple : on sait combien le chant des oiseaux le reposait [36]. Pourquoi ? Sans doute, parce qu’il évoque l’éternité.

3) Uniformité, éclatement ou analogie ?

Une crainte légitime pourrait nous prendre. Ne suis-je pas en train d’annexer Messiaen dans une obscure œuvre d’apologétique ? Le théologique n’est-il pas en train d’absorber le musical, toute la réflexion très concrète, très actuelle sur la musique opérée par Messiaen n’est-elle pas comme récupérée par le service du seul opus Dei ?

Pour répondre à cette crainte, il faut, semble-t-il, introduire une autre notion théologique : l’analogie. L’unité par le haut que je crois repérer dans le travail et la vie d’Olivier Messiaen n’est pas négatrice des différences, mais organisatrice de celles-ci.

Pour moi, l’unité de l’œuvre messiaenesque est habitée par une vision analogique essentiellement équilibrée et paisible du réel. Entre la fusion gnostique qui diluerait le divin dans le physique ou phagocyterait le Cosmos dans le surnaturel et une tension dialectique inquiète du divin et de l’humain, et en définitive de la vie et de l’œuvre, bref, entre l’univoque et l’équivoque, il y a place pour une perception analogique de l’unité. Qui dit analogie, dit accueil de la diversité et intégration de celle-ci dans une vision hiérarchisée. La musique d’Olivier Messiaen incarne l’analogie du créé et de l’Incréé.

a) La hiérarchie de l’amour

Partons d’une objection possible. Olivier Messiaen a composé trois pièces, le cycle Harawi, la Turangalîla-Symphonie et les Cinq Rechants que, dans son entretien avec le musicologue Claude Samuel, il appelle ces « trois Tristan [37]« : ces trois morceaux chantent en effet l’amour et la mort. Que l’amour humain [38] soit mis en relation avec l’amour divin, nulle difficulté [39], mais comment la mort peut-elle célébrer Dieu ? D’où l’aporie soulevée par le musicologue Claude Samuel : « Cette notion de l’amour humain n’est-elle pas en contradiction avec votre foi religieuse ? »

« Mais non », répond Olivier Messiaen qui, pourrait-on dire, propose une ‘thanatologie’ non pas d’en bas mais d’en haut. La mort n’est pas la fin irrémédiable d’une passion consumante et destructrice, mais le signe d’un dépassement des limites : l’amour des amants « appelle la mort, car c’est un amour qui dépasse le corps, qui dépasse même les données de l’esprit et s’agrandit à l’échelle cosmique ». En outre, la mort n’est pas le chiffre de l’absurde ou de la finitude. Dans le temps, marqué par la succession, « l’avenir est perpétuellement converti en passé », selon le mot du philosophe Louis Lavelle, que Messiaen va répétant. Or, les « événements », même « conservés et ennoblis par le souvenir », pour continuer à citer Lavelle, déçoivent. Voilà pourquoi ce temps doit finir par s’achever pour laisser place à l’éternité intégratrice du temps. Olivier Messiaen, qui chérit la parole de l’Apocalypse déjà citée : « Il n’y aura plus de temps », pense la mort comme la destruction du seul temps actuel et comme entrée dans l’état glorieux.

Précisons. La mort ne signifie pas l’impossible amour ni l’incapacité d’être heureux, mais l’imperfection de ce monde où la transparence n’est pas encore atteinte et où se dérobe la pleine communion. Or, Olivier Messiaen parle de la communion en termes d’intelligence – « il existe toujours un peu de la personnalité de l’un qui échappe à l’autre [40] », il n’y a pas de « compréhension totale » – et fait aussitôt la corrélation avec les limites non pas d’abord des sens, mais de la distinction des sens « dont nous sommes les esclaves » : « je parle fréquemment de la couleur, mais la couleur n’existe que par nos yeux », de même « les sons par nos oreilles ». Où l’on voit qu’Olivier Messiaen pense toutes choses dans l’unité et une unité non pas univoque, mais analogique. Sans doute vivait-il cette particularité de voir les sons comme une anticipation de la promesse d’unité réalisée dans la gloire.

C’est ce que confirme une autre réflexion. Pour l’auteur des Cinq Rechants, il existe une hiérarchie de l’amour : « Nous partons de l’amour trivial auquel nous avons fait allusion pour atteindre le grand Amour humain, cet amour magnifique qui est passion fatale. Puis nous parvenons à l’amour maternel, mais c’est l’amour divin qui est au sommet de la pyramide [41] ». Voilà pourquoi, à Claude Samuel déclinant les trois amours autour desquels sa « personnalité s’est cristallisée », l’amour humain (symbolisé par Tristan), l’amour de la nature et l’amour divin, « notions de nature différente mais voisines pourtant », Messiaen répond : « Et finalement elles se résument en une seule et même idée : l’amour divin [42] ! » L’analogie n’est pas accolade, mais hiérarchie.

On ne trouve nulle trace de dialectique chez Messiaen. Un moment donné, naît sous sa plume une expression typiquement analogique : « la forme supérieure intègre la forme inférieure ». Elle est à ce point expressive de sa pensée qu’il n’en cite pas l’origine qui est saint Thomas. Cette expression qu’on pourrait croire forgée par ses soins trahit donc une forme de pensée où les êtres sont hiérarchisés, dans le respect des différences.

Théologien de l’unité analogique, Messiaen ne s’impatiente pas de ce monde. Au contraire, il l’aime comme il est. « J’aime la nature pour elle-même. Bien sûr, comme saint Paul, je vois dans la nature une manifestation d’un des visages de la divinité, mais il est certain que les créations de Dieu ne sont pas Dieu lui-même ». Ayant opposé le temps et l’éternité, il répond à Claude Samuel, dans un équilibre parfait : « J’aspire à l’éternel mais je ne souffre pas de vivre dans le temps [43] ».

b) L’éternité dans la diversité des temps

Reprenons la question du temps. Nous avons vu qu’Olivier Messiaen envisageait le temps, les rythmes, dans leur essentielle relation à l’éternité : celle-ci est comme la vérité transcendante du temps. Pour autant, Messiaen est excessivement attentif à la temporalité, à sa diversité. La théorie de la relativité d’Einstein passionne Olivier Messiaen, notamment parce qu’elle restitue au temps son essentielle multiplicité, contre l’uniformisation imposée par la vision mécaniste galiléo-cartésienne. Il demande aux sciences de lui montrer la diversité des temps et des espaces : le temps d’une particule subatomique n’est pas le temps d’une étoile. L’auteur de Reprises par interversion (Livre d’orgue, I) conjugue donc temps et éternité, et cela selon une gradation analogique.

On en a une confirmation et une illustration de valeur dans l’une des « découvertes préférées [44] » de Messiaen : les rythmes non rétrogradables (qui, lus en sens rétrograde, contiennent les mêmes valeurs que dans le sens droit) [45].

Pour Olivier Messiaen, même s’il est le premier et l’un des seuls à employer ces rythmes, ils sont partout présents dans la nature, inanimée ou humaine. Par exemple dans les ailes de papillons, où le rythme est même parfois dédoublé, ailes auxquelles il vouait une admiration très attentive.

D’où vient ce « charme des impossibilités », comme titrait le premier chapitre de Technique de mon langage musical [46] ? Messiaen donne trois explication de la « force » [47] de suggestion liée à ces rythmes. La première est son identité, son enroulement autour d’un pivot central. De plus, le rythme non rétrogradable est irréversible, comme le temps : il « ne peut revenir en arrière, sous peine de se répéter, immuablement ». [48] Troisième et dernière raison : dans ce rythme, avenir et passé se regardent en miroir, la symétrie rendant indiscernables le passé de l’avenir.

Mais la raison de fond semble autre. Le rythme non rétrogradable introduit une liberté, une capacité à aller et venir à l’intérieur de la musique et du temps. Or, le corps glorieux sera soustrait aux conditionnements spatiotemporels. Au fond, ces rythmes sont une manière d’assurer l’unité analogique entre le temps et l’éternité.

En fait, c’est la gloire promise qui nous le garantit. Messiaen le dit très clairement : « La Béatitude des élus serait incomplète avec la fuite des événements heureux et le souvenir de ces événements. Il faut qu’ils puissent retrouver à leur gré une telle vision glorieuse ancienne ou future, en hachant le temps, en vivant dans une durée malléable et transformable ». Dans Le Vent de l’Esprit, la dernière pièce de la Messe de la Pentecôte, Messiaen, selon ses propres mots, « mélange la chose la plus vivante, la plus libre qui soit : un chant d’Alouette – avec une combinaison rythmique de la plus extrême rigueur ». Or, cette structure rythmique comprend (comme dans la Turangalîla Symphonie, VI), deux déroulements qui sont aussi « deux sortes de Temps : l’un s’écoulant de plus en plus vite, l’autre s’écoulant de plus en plus lentement, tous deux s’éloignant l’un de l’autre ». Ce libre parcours du temps n’évoque-t-il pas la « durée malléable et transformable » dont il vient d’être question ? On le voit donc : Messiaen se refuse à une pure et simple disparition du temps. L’éternité sauve le temps ou plutôt les temps. « Le pouvoir du musicien qui rétrograde et permute ses durées, nous prépare, pour une part infime, à cet état [49] ».

c) La nécessaire incarnation

Deux derniers indices. Olivier Messiaen était très frappé par la parole de saint Paul : « L’œil de l’homme n’a pas vu, l’oreille de l’homme n’a pas entendu, ce que Dieu a réservé à ceux qui l’aiment » (1 Co 2,9). Il a d’ailleurs souhaité qu’elle soit citée au terme de son vaste Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie. Pour lui, la vie éternelle ne pouvait se concevoir sans participation du corps, et notamment des organes des sens. De même que l’éternité n’absorbe pas le temps, mais le sauve, de même la gloire céleste n’efface pas la chair, mais la promeut en son ordre propre. L’amour que Messiaen porte à la création, son sens de la gratuité de la grâce (« la prédestination ») le prémunissent contre toute tendance gnostique. La création n’est pas la dégradation d’une harmonie originelle perdue, mais la préparation à un monde futur.

Pendant les deux heures et demi du Catalogue d’Oiseaux (pour piano) qui deviennent plus de trois heures, si on ajoute La fauvette des jardins, pas une allusion à Dieu. Messiaen respecte jusqu’à la minutie la consistance complexe, le tissu serré de la création. On note toutefois au détour d’une page, un émerveillement face à un coucher de soleil (« contemplation extatique »).

Enfin, le théologien actuel pourra s’étonner de ce que le chrétien Messiaen n’a pas seulement médité sur le mystère de la Sainte Trinité, mais aussi sur le mystère de l’unité divine. Il fait un ample usage des questions que Thomas a consacré dans sa Somme à ce que l’on a parfois appelé (mal) les « attributs » de Dieu, comme l’immuabilité, l’éternité, l’ubiquité. Messiaen aime par exemple rappeler que Dieu n’est pas seulement éternel, mais éternité [50].

En fait, cette surprise n’a lieu d’être que si l’on n’a pas compris combien Olivier Messiaen est un musicien incarné. Les différents « attributs » divins sont le décalque, en théologie négative, des diverses propriétés des réalités physiques : l’être matériel est muable, fini, temporel, localisé, etc. Dieu est immuable, infini, éternel, ubiquitaire, etc.

Messiaen réconcilie donc le spirituel et le charnel, l’invisible et le visible, l’éternel et le temporel, l’ubiquitaire et le localisé, etc. Voilà pourquoi il se passionne pour le cosmos. D’où aussi sa secrète préférence pour les auteurs qui unissent, sans séparation ni confusion, le plan créé et le plan de l’Incréé. Dans ses citations de Merton ou de Ruysbroeck, c’est le lien intime entre Dieu et l’homme qui est, chaque fois, souligné.

Parce qu’elle situe chaque réalité dans son ordre propre, l’unité théologique du regard messianesque est analogique.

Si Olivier Messiaen a su puiser à la source théologique avec tant de bonheur, c’est parce que lui-même est théologien. Mais théologien autrement. Voilà ce qui mériterait d’être exploré en détail par des chercheurs de Dieu attentifs à l’art musical. Messiaen a tenté de dire le mystère de Dieu qui est au-delà de tout mot (cf. Rm 8,26) par un langage qui est lui-même au-delà de tout mot : la musique. Laissons une ultime fois la parole à ce musicien inspiré : « la plupart des arts sont inaptes à exprimer les vérités religieuses : seule la musique, le plus immatériel de tous, en est relativement plus proche [51] ».

 

  1. Pascal Ide

3, rue de la Trinité 75009 PARIS

 

Résumé :

A l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance d’Olivier Messiaen (10/12/1908-27/4/1992) et de la parution en cours de son grand Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (quatre volumes sur sept), l’article se demande si le célèbre compositeur français est un théologien. Sans rien sacrifier à la spécificité de l’art musical, Messiaen ne cesse de chanter la splendeur infinie de Dieu, dans ses Mystères et dans ses œuvres, respectant autant l’unité du regard théologique que la diversité analogique des registres où il se déploie.

[1] Ce texte contient les deux premières parties, modifiées, d’une communication intitulée « Les sources théologiques d’Olivier Messiaen » et faite au Colloque international « La Cité céleste-Olivier Messiaen » organisé à l’initiative du Dr. Thomas-Daniel Schlee, par le Forum Romano Guardini, au Maternushaus de Cologne, les 25 au 28 février 1998. Le texte intégral de la communication paraîtra, en allemand, dans les actes du Congrès.

[2] Olivier Messiaen, Musique et couleur, Nouveaux entretiens avec Claude Samuel, coll. « Entretiens », Paris, Pierre Belfond, 1986, p. 275.

[3] Georges Steiner, Le transport de A. H., trad. Christine de Montauzon, coll. « Le Livre de poche » n° 3167, Paris, Julliard-L’âge d’homme, 1981, p. 161 et 162.

[4] Olivier Messiaen, Musique et couleur, p. 30.

[5] Ibid., p. 273 et 274.

[6] Cette caractéristique ne relève pas d’un dysfonctionnement pathologique de ses capacités sensorielles, comme c’était le cas d’une de ses connaissances, le peintre Charles Blanc-Gatti atteint de synesthésie, celui-ci superposait immédiatement et obligatoirement des couleurs à sa perception auditive. Messiaen n’entendait pas des couleurs mais des sons ; de plus, il n’était pas sujet à une illusion. Seulement, il associait à tel ou tel complexe de sons telle ou telle couleur. C’est pour cela qu’il qualifiait cette expérience intérieure et non pas organique d’ »intellectuelle ».

[7] Cf. notamment Pascal Ide, « Olivier Messiaen, musicien de la gloire divine », Communio, xix (septembre-octobre 1994) n° 5, p. 94-117 ; « Olivier Messiaen et Saint Thomas d’Aquin », in Collectif, Olivier Messiaen homme de foi. Regard sur son œuvre d’orgue, Paris, Trinité Média Communication, 1995. « Olivier Messiaen théologien », Catherine Massip (éd.), Portrait(s) d’Olivier Messiaen, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996, p. 39-46.

[8] Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (1949-1992), Paris, Alphonse Leduc, 7 tomes, 4 volumes et demi parus (t. I. 1994, t. II. 1995, t. III. 1996, t. IV. 1997, t. V, vol. 1. Chants d’oiseaux d’Europe, 1999. Malheureusement, il est paru lorsque l’article était sous presse ; je n’ai donc pas pu l’utiliser), ici t. IV, p. vi. C’est moi qui souligne. Désormais je le citerai dans le texte TRCO, suivi du numéro du volume en chiffres romains et de celui de la page.

[9] Ibid., p. viii. C’est moi qui souligne.

[10] Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 3, corpus et première objection.

[11] Messiaen lui-même, sans le vouloir ni le savoir, en donne une illustration. Parlant des chiffres (voilà pour l’objet matériel), il montre que sept disciplines l’envisagent diversement (voilà pour les objets formels, autrement dit pour les perspectives), de la mathématique à l’astronomie, en passant par la musique et même par l’occultisme (TRCO, Annexe 2, III, p. 347).

[12] Nous sommes trop habitués à découper les disciplines en termes d’objet matériel (cette manière de faire remonte la répartition de la philosophie en ontologies régionales, donc au moins à Franscisco Suarez) ; nous avons perdu le sens de l’objet formel.

[13] TRCO, I, p. 39.

[14] Cité partiellement in TRCO, IV, p. 66 à 69. Le texte fut d’abord édité à Paris, chez Alphonse Leduc.

[15] « Dieu est simple », Méditations sur le Mystère de la Sainte Trinité, VIII (pour orgue). Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 3.

[16] TRCO, I, p. 59.

[17] D’où sa passion pour la musique orientale « Les Orientaux sont tous rythmiciens, les Hindous plus que tous les autres réunis. Les Occidentaux sont plus harmonistes que rythmiciens ». (Ibid., p. 30)

[18] TRCO, I, p. 55.

[19] Somme de théologie, Ia, q. 10 (qu’Olivier Messiaen ne cite pas avec précision).

[20] TRCO, I, p. 7.

[21] TRCO, I, p. 273.

[22] TRCO, I, p. 27.

[23] Plus exactement, le texte de présentation des Eclairs est d’Yvonne Loriod-Messiaen selon des notes de Messiaen.

[24] Précisément, la phrase du premier temple block évolue selon des valeurs de longueur progressivement décroissante, alors que celle du second évolue selon des valeurs de longueur progressivement croissante. Ces deux phrases étant simultanées.

[25] Cf. TRCO, II, p. 281-282.

[26] Harry Halbreich, Olivier Messiaen, Paris, Fayard, Fondation sacem, 1980, p. 70.

[27] Abbé Moreux, Espaces célestes et Rudaux, Astronomie. Cités par TRCO, III, p. 234.

[28] TRCO, I, p. 56. La réflexion d’Olivier Messiaen, si attentif aux récents développements des sciences, pourrait être utilement prolongée de travaux qu’il n’a malheureusement pas connus, en particulier : les travaux pionniers de D’Arcy Wentworth Thompson (On Growth and Form, Cambridge, Cambridge University Press, 1917. Cet impressionnant ouvrage de 1.116 pages fut partiellement traduit traduction à partir d’une version abrégée due à John Tyler Bonner publiée en 1961 : Forme et croissance, trad. Dominique Teyssié, coll. « Science ouverte »,‎ Paris, Seuil, 1994) et d’Adolf Portmann (dont le plus important, mais non le dernier, ouvrage est La forme animale, trad. Georges Remy et Jacques Dewitte, Paris, la Bibliothèque, 2013, à compléter par l’œuvre originale du philosophe belge Jacques Dewitte, notamment La manifestation de soi. Éléments d’une critique philosophique de l’utilitarisme, Paris, La Découverte, 2010) ; pour une synthèse des grandes théories morphologiques actuelles, cf. la synthèse d’Alain Boutot, L’invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993).

[29] Cf. « Par Lui, tout a été fait », in Vingt regards sur l’Enfant-Jésus, VI.

[30] Messiaen utilise le système sériel « élargi » (au plan non seulement des notes, mais des durées, des timbres, des dynamiques, etc.) pour exprimer « l’étrange », « le noir », « le mystère », dans le Saint François d’Assise (Les Stigmates), la pièce 12 du Livre du Saint-Sacrement (pour orgue) La Transsubstantiation. Pour mémoire la musique dodécaphonique (Schönberg) est fondée sur la structure d’une phrase musicale utilisant les douze sons de la gamme chromatique dans un ordre libre, abolissant ainsi toute « hiérarchie » entre les notes ; cette musique est donc totalement atonale et amodale.

[31] Pour mémoire encore quand on joue un do sur un piano et qu’on le laisse résonner, on entend successivement un sol (dominante), un mi (médiante), un si bémol (septième de dominante), un ré (neuvième de dominante).

[32] TRCO, I, p. 55.

[33] TRCO, IV, p. 129-130.

[34] Brigitte Massin, Olivier Messiaen une poétique du merveilleux, coll. « De la musique », Aix-en-Provence, Alinéa, 1989, p. 127. Sur la question de la franc-maçonnerie de Mozart, cf. les mises au point de Carl de Nys, La musique religieuse de Mozart, coll. « Que sais-je ? » n° 1986, Paris, p.u.f., 21991.

[35] TRCO, III, p. 353. A travers les mythes, « c’est là que commence le travail de la Grâce » (Ibid.).

[36] Une anecdote parmi beaucoup, rapportée par Brigitte Massin : « Dès que j’entends un oiseau je me sens bien. Quand nous sommes allés en Nouvelle-Calédonie pour entendre les oiseaux dont j’avais besoin pour mon Saint François, Yvonne Loriod m’en a voulu, elle n’a toujours pas compris ma réaction. Après vingt-sept heures de vol, elle était épuisée. Moi, à la descente d’avion, j’ai immédiatement entendu les oiseaux, j’étais tellement ravi que je ne me sentais absolument pas fatigué. Où que ce soit, les oiseaux me revigorent. Plus encore, quelle que soit ma fatigue, j’entends un chant d’oiseau et je suis immédiatement ressuscité » (Olivier Messiaen une poétique du merveilleux, p. 83).

[37] Olivier Messiaen, Musique et couleur, p. 31.

[38] « La Turangalîla-Symphonie est un chant d’amour. Elle est aussi un hymne à la joie […], une joie surhumaine, débordante, aveuglante et démesurée ». (TRCO, II, p. 151)

[39] « un très grand amour est un reflet […] du seul véritable amour, l’amour divin » (Olivier Messiaen, Musique et couleur, p. 32). Les citations (y compris celle de Lavelle) qui suivent sont tirées de ce passage.

[40] Ibid., p. 33.

[41] Ibid.

[42] Ibid., p. 39.

[43] Ibid., p. 36.

[44] TRCO, II, p. 7.

[45] Et ses deux compagnons que sont les modes à transposition limitée (car, au-delà d’un nombre limité de transpositions, ces modes retombent sur les mêmes notes) et les permutations symétriques (qui s’arrêtent au bout d’un petit nombre d’interversions en butant sur le chromatisme de départ tôt retrouvé).

[46] Paris, Leduc, 1943.

[47] Ibid., p. 8.

[48] La seconde raison étonne car elle vaut pour tout le temps ; surtout, elle semble contredire la spécificité du rythme non rétrogradable qu’est la symétrie. Mais Olivier Messiaen répond par une distinction en théorie, l’objecteur a raison ; mais « dans la pratique, on ne répète jamais un rythme non rétrogradable, précisément parce que cette répétition n’amène rien de nouveau ».

[49] TRCO, III, p. 353-354.

[50] « Comme Dieu est souverainement immuable, il lui appartient souverainement aussi d’être éternel. Mais il n’est pas seulement éternel, il est lui-même éternité, alors que nulle autre chose n’est sa propre durée, parce qu’il n’y en a point qui soit elle-même son être. Dieu, au contraire, est son être permanent et uniforme, et c’est pourquoi, comme il est sa propre essence, il est aussi son éternité » (s. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 10, a. 2).

[51] Olivier Messiaen, Musique et couleur, p. 28.

28.1.2016
 

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