Olivier Messiaen, théologien ?

Olivier Messiaen, théologien ?

Pascal Ide, « Olivier Messiaen théologien » [1], Catherine Massip (éd.), Portrait(s) d’Olivier Messiaen, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996, p. 39-46.

Ce titre de théologien pour un musicien de renom étonne, voire inquiète. Il étonne : un théologien n’est-il pas un spécialiste, auteur de traités savants sur Dieu et les saintes Ecritures ? Or, Olivier Messiaen s’est toujours refusé à rédiger de tels discours ; il ne se veut que musicien.

Il inquiète : n’y a-t-il pas là un préjudiciable mélange des genres ? On connaît l’ambiguïté de la notion d’art sacré et la piètre valeur de certaines œuvres chrétiennes dont les intentions sont meilleures que leur réalisation. A une époque pluraliste qui promeut la tolérance, le prosélytisme n’est-il pas plutôt un repoussoir ?

L’homme de foi

Olivier Messiaen est homme de foi. L’immense majorité de ses œuvres célèbre les mystères de la foi chrétienne, à commencer par cette ‘Somme théologique’ et musicale qu’est l’opéra Saint François d’Assise, auquel il consacra huit longues années (1975-1983). En 1936, il fonde, avec André Jolivet, Yves Baudrier et Daniel Lesur le groupe Jeune France où, notamment, il se prononce en faveur d’« une musique vraie, c’est-à-dire spirituelle, une musique qui soit un acte de foi, une musique qui touche à tous les sujets sans cesser de toucher à Dieu [2]« . Même ce chant d’amour profane qu’est la Turangalîla-Symphonie (1948), encadré par deux autres œuvres non religieuses, Harawi et les Cinq Rechants, n’est pas déconnecté de toute référence religieuse : « Turangalîla est un hymne à la Joie, écrit Olivier Messiaen dans son Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie. La Joie supraterrestre de l’amour unique et immortel qui est un reflet de l’autre Amour [3] ».

La vie d’Olivier Messiaen témoigne aussi de cette foi. Sa culture théologique force l’admiration et déroute. Il a par exemple pénétré avec une rare perspicacité les traités les plus difficiles de la Somme de théologie de saint Thomas d’Aquin (la Trinité, la Providence divine). Surtout, si l’on connaît bien le compositeur international et le pédagogue hors pair, on ignore souvent son activité fidèle d’organiste. Contrairement à ce que certains ont pu dire, il n’y était nullement confiné ou isolé ; mais ce service fidèle et secret de la liturgie et de la paroisse de la Sainte-Trinité était l’une de ses grandes joies. Voilà pourquoi il s’effaçait devant ce qu’il disait être « la seule musique liturgique » : le plain-chant ou le chant grégorien, dont tant de thèmes sont présents dans ses œuvres, notamment ses œuvres d’orgue.

Le chercheur de Dieu

Plus que cela, le théologien est un homme de foi en quête de lumière, qui cherche à rendre compte du mystère de Dieu avec son intelligence, mais aussi avec toutes ses autres capacités.

Olivier Messiaen s’est essayé, constamment, à balbutier le mystère de Dieu, et ce, selon le langage qui est le sien. Déjà, la musique est un langage en quête de Sens ; plus encore, elle tente de célébrer la beauté. Pour le chrétien, la beauté suprême est celle de la Gloire, qui est pur rayonnement, resplendissement d’amour. Or, la musique de Messiaen a souvent et longuement célébré la Gloire, le Ciel : ce thème encadre par exemple toute l’œuvre orchestrale de Messiaen, des quatre méditations symphoniques constituant l’Ascension (1932) à La Ville d’En-Haut (1987) et Eclairs sur l’Au-delà (1988-1991). Au fond, « cette Beauté toujours nouvelle et toujours ancienne », selon le mot de saint Augustin, est Dieu lui-même.

Comment la musique peut-elle célébrer, dans le registre symbolique qui est le sien le mystère de Dieu ? On évoquera l’alphabet sonore inventé par Messiaen, à qui il donne le nom de « langage communicable » (cf. l’introduction aux Méditations sur le Mystère de la Sainte Trinité, 1969).

Mais prenons un exemple moins abstrait. On sait combien les rythmes non-rétrogradables sont chers au compositeur. Ce sont des rythmes dont l’ordre de succession des valeurs demeure inchangé, qu’on les lise de droite à gauche ou de gauche à droite : cette symétrie se rencontre souvent dans les formes vivantes (Messiaen aimait donner l’exemple des ailes de papillon). L’exemple le plus simple est la suite : croche-double croche-croche. La succession des durées est équivalente, quel que soit le sens dans lequel on les lit [4]. Or, ces rythmes présentent un sens théologique, perceptible non seulement au spécialiste, mais au non-initié, surtout à l’auditeur de musique modale et rythmique : « être séduit, tel sera son unique désir, explique Maître Messiaen. Et c’est précisément ce qui se produira : il subira malgré lui le charme étrange des impossibilités : un certain effet d’ubiquité tonale dans la non-transposition, une certaine unité de mouvement (où commencement et fin se confondent parce qu’identiques) dans la non-rétrogradation, toutes choses qui l’amèneront progressivement à cette sorte d’arc-en-ciel théologique qu’essaie d’être le langage musical dont nous cherchons édification et théorie [5] ». Les éléments musicaux sont donc comme les signes perceptibles de la transcendance sans commencement ni fin. Par exemple, la non-rétrogradabilité (qui est ici mélodique et non pas rythmique) du principal thème de François est le signe de l’Infini.

De même, il est bien connu que Messiaen associe sons et couleurs, selon une perception non pas pathologique, mais objective : il n’entendait pas des couleurs, mais des sons ; reste qu’il corrélait à tel ou tel son telle ou telle couleur. Par exemple, au mode 2-2 sont associées des spirales d’or et d’argent sur fond de bandes verticales brunes et rouge rubis, avec une dominante or et brun, alors que le mode 4-5 est violet sombre très intense, surtout dans le grave. Or, cette panopsie, cette ubiquité sensorielle qui semble gratuite, voire inutile à certains, est là encore porteuse d’un sens théologique profond. Dépassant les correspondances chères à Baudelaire et à Rimbaud, Olivier Messiaen met en relation, par ses sons-couleurs, sa musique en vitrail, le fini et l’Infini, le temps et l’éternité. Lisons un passage d’une des pièces les plus chères à Olivier Messiaen, les trois Petites Liturgies de la Présence divine. Elle s’intitule Psalmodie de l’Ubiquité par Amour : « Violet jaune, vision, / Voile blanc, subtilité, / flèche azur, agilité, / Donnez-moi le rouge et le vert de votre amour, / Feuille, flamme or, clarté. [on reconnaît là, en passant les quatre qualités des corps glorieux sur lesquelles Olivier Messiaen a longuement méditées, notamment dans son œuvre d’orgue : Les Corps glorieux] Plus de langage, plus de mots, / Plus de prophètes ni de science/ (C’est l’Amen de l’espérance, / Silence mélodieux de l’éternité) ».

On le comprend donc : la texture du langage musical d’Olivier Messiaen épouse et exprime, dans son ordre symbolique propre, la contemplation théologique de cet enfant émerveillé qu’il a toujours été. La musique n’est pas moins – ou pas plus ! – à même que les mots d’exprimer le Mystère du Dieu infiniment saint.

L’homme à genoux

Enfin, les Pères d’Orient estiment que seul est théologien celui qui prie. Il n’y a de théologie qu’à genoux. C’est ce que dit admirablement saint Jean, le disciple bien-aimé : « Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu [6] ». Or, l’auteur des Vingt regards sur l’Enfant-Jésus et des Couleurs de la Cité céleste avait plus qu’une affinité ou une culture chrétienne. Il était habité par le mystère de Dieu et par Dieu lui-même : « Si quelqu’un m’aime, […] mon Père l’aimera, et nous viendrons chez lui et nous nous ferons une demeure [7] ». Celui qui aimait dire qu’il est « né croyant », ou que « la conclusion de la vie est au Ciel », vivait d’une profonde intimité et amitié avec le Dieu-Trinité.

Messiaen lisait la présence de Dieu partout dans la création : le « terrifiant défilé des gorges de l’Infernet », « l’épouvante de l’Abîme » évoque pour lui, « symboliquement », « le grand appel vers Dieu de la misère humaine ». (Livre d’Orgue, 1951, III) Rappelons-nous le début de la présentation qu’Olivier Messiaen fait de son œuvre Des canyons aux étoiles… : « c’est-à-dire en s’élevant des cayons jusqu’aux étoiles – et plus haut, jusqu’aux ressuscités du Paradis – pour glorifier Dieu dans toute sa création […] donc, œuvre religieuse d’abord : de louange et de contemplation ». Mais c’est plus encore, lors des messes, qu’il est tout présent à Dieu : « Je suis attaché à participer comme organiste à l’office dominical, confiait Olivier Messiaen. Je suis à ce moment-là en étroite liaison avec ce qui se passe à l’autel, presque comme un prêtre… Il y a le Saint-Sacrement présent pendant que j’improvise, et je sais que dans ces conditions, ce que je fais est meilleur qu’en concert [8] ».

L’homme de l’intégration

Qu’un homme n’ait jamais rédigé de traité spécialisé l’empêche-t-il d’être un théologien ? Déjà, nombreux sont les auditeurs – novices, voire béotiens – qui, en écoutant la musique d’Olivier Messiaen, font l’expérience stupéfaite d’être conduits jusqu’à des profondeurs spirituelles qu’ils ignoraient. Or, le théologien est d’abord celui qui, sans prosélytisme, mais par contagion, donne le goût de Dieu.

Que répondre enfin à ceux qui craignent la confusion des genres et sont tentés de réduire l’aspect religieux de l’œuvre d’Olivier Messiaen à l’accidentel ? Olivier Messiaen n’est pas un homme du « ou… ou… », mais du « et… et… ». On lui a assez reproché, à côté de sa forte capacité novatrice, sa grande tendance à ne jamais oublier les acquis antérieurs. Mais l’on n’a pas compris que la démarche d’Olivier Messiaen n’était en rien celle d’un conservateur nostalgiquement replié sur le passé, mais s’inscrivait dans la logique conjonctive de l’Incarnation. Le Concile de Chalcédoine, en 451, a énoncé que Jésus-Christ est « vrai Dieu et vrai homme, sans séparation ni confusion ». De même, toute l’œuvre de Messiaen a cherché à joindre dans le respect des différences. En élargissant peu à peu : les rythmes d’Occident et d’Orient, le rythme et la mélodie, les maîtres du passé et les maîtres du présent (à commencer ceux qui, anonymes, nous ont laissé le plain-chant), les sons et les couleurs, les techniques musicales inventées par l’homme et la musique de la nature (« les oiseaux sont mes maîtres »), le visible et l’Invisible, enfin, la création (la Terre et les anges) et son Créateur. L’œuvre d’Olivier Messiaen ne va pas des canyons aux étoiles, mais des quarks jusqu’à Dieu. Cette parole du Saint François d’Assise est d’abord vrai d’Olivier Messiaen : « Musique et Poésie m’ont conduit vers Toi ». (Acte III, 8ème tableau)

Comme le constatait l’un des meilleurs spécialistes de Messiaen, celui-ci « a été le plus grand précurseur spirituel, le héraut du grand retour vers Dieu qui marque la fin de ce millénaire [9] ».

Le 27 avril 1996, jour du 4ème anniversaire du retour à Dieu d’Olivier Messiaen

  1. Pascal Ide

3, rue de la Trinité 75009 PARIS

[1] Pour de plus amples développements, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « Olivier Messiaen, musicien de la gloire divine », in Communio XIX/5, septembre-octobre 1994, p. 94 à 117.

[2] Olivier Messiaen, Technique de mon langage musical, Paris, Leduc, 1944, p. 3.

[3] Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (1949-1992), Paris, Alphonse Leduc, 7 volumes, tome 2, 1995, p. 153. Que l’on songe, par exemple, au Jardin du sommeil d’Amour (VI).

[4] De même au plan mélodique, les sept combinaisons ou modes différents à nombre limité de transposition, inventés par Olivier Messiaen, « réalisent dans le sens vertical (transposition) ce que les rythmes non-rétrogradables réalisent dans le sens horizontal (rétrogradation) ».

[5] Technique de mon langage musical, op. cit., p. 56. C’est moi qui souligne.

[6] I Jean 4, v. 7.

[7] Jean 14, v. 23.

[8] Revue Cœcilia, Strasbourg, Janvier-février 1993, cité dans Collectif, Olivier Messiaen, homme de foi. Regards sur son œuvre d’orgue, Paris, Trinité-Média-Communication, 1995, p. 72.

[9] Harry Halbreich, Olivier Messiaen, Paris, Fayard-Fondation sacem, 1980, p. 496.

12.3.2016
 

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