1) Topique
Ainsi qu’on le sait, le syntagme « philosophie chrétienne » a fait l’objet d’une vive querelle en France dans les années 1930, celle qui porte son nom, et qui est loin d’avoir trouvé sa résolution. Sans entrer dans le détail, il est nécessaire de l’évoquer pour mieux situer notre démarche.
Deux positions extrêmes se font face. Selon la première, le concept de philosophie chrétienne est historiquement obsolète (Bréhier) et doctrinalement contradictoire (Heidegger et ses disciples). Selon la seconde, il est une donnée historique (Gilson), théologique (Lubac) et philosophique (Maritain et Blondel). Loin d’être opposés, les arguments avancés sont complémentaires.
Pour le médiéviste Étienne Gilson, qui observe le permanent souci des théologiens médiévaux d’articuler foi et raison, et sa réalisation singulièrement accomplie chez saint Thomas, la théologie qui opère dans la lumière de la foi, loin d’exclure la raison, l’inclut et même l’inclut le plus possible. La doctrina sacra (du moins son mode créé qu’est la théologie) ne cesse de « rendre raison de sa foi-espérance » (1 P 3,15). Loin d’annuler l’autonomie de la philosophie, cette fonction ancillaire la requiert : plus l’outil rationnel est développé et cohérent, mieux le théologien est équipé, au nom de sa méthode analogique. Mais, en retour, la philosophie est débitrice à l’égard de la Révélation qui l’enrichit de lumières nouvelles.
Avec sa propre enquête historique et en profonde syntonie avec Gilson, le théologien Henri de Lubac exposera selon l’ordre des raisons théologiques cet acquis historique, d’abord en anthropologie théologique, mais aussi en théologie fondamentale (l’articulation entre le sens littéral et les sens spirituels) ou en théologie de l’histoire. L’homme est la seule créature (avec l’ange) dont la nature ne s’achève qu’au-delà d’elle-même, dans le surnaturel (c’est-à-dire le divin). Si celui-ci s’offre à lui gratuitement, il ne se surajoute pas extrinsèquement, mais vient combler son désir le plus intime (le desiderium naturale Dei). Mais ce désir ne suffit pas à le disposer à ce don : Dieu qui est l’unique finalité de l’esprit devra aussi être la cause de sa surnaturalisation.
Ce que Lubac a établi de manière descendante en théologie, le philosophe Maurice Blondel l’a montré, dans sa perspective propre, de manière ascendante. Toute son œuvre traduit philosophiquement les deux affirmations lubaciennes de la gratuité du surnaturel et de sa désirabilité naturelle en conjurant, en creux, le double péril du monisme (niant la gratuité) et de l’extrinsécisme (niant le désir, c’est-à-dire l’accomplissement de la nature par le surnaturel). C’est ainsi que Blondel explore et diffracte ce hiatus dans la triple déhiscence, subjective de l’action, c’est-à-dire de la volonté, entre volonté voulante et volonté voulue, et de la pensée, entre pensée noétique (ou pensée) et pensée pneumatique (ou pensante) et objective, entre l’être et les êtres. Au terme de la Trilogie, il le reprend réflexivement dans les deux volumes de La philosophie et l’Esprit chrétien et les Exigences philosophiques du christianisme, où il montre que le discours rationnel ne cesse d’être dépassé de l’intérieur par un surcroît qui seul l’achève et pourtant ne relève pas de la seule sagesse philosophique.
Alors que Blondel considère l’acte philosophique in fieri, son collègue Jacques Maritain le pense in esse. Si l’un gagne en dynamisme, l’autre l’emporte en systématicité. Sans tenir compte de l’évolution de sa pensée, disons qu’il convient de distinguer la philosophie et le philosophe, la spécification et l’exercice, la nature humaine et sa condition. Si, dans son essence, c’est-à-dire sa spécification, la philosophie est autonome, en son existence vécue chez les philosophe, c’est-à-dire son exercice, elle a doublement besoin de la lumière surnaturelle, donc peut être qualifiée de chrétienne. De même que l’on distingue gratia sanans et gratia elevans, de même, la lumière de la foi est medicatrix (elle guérit les erreurs de l’intelligence en régime postlapsaire) et rectrix (elle lui donne de voir des vérités nouvelles comme l’acte d’être ou la personne, qu’elle peut alors penser par elle-même).
Pour être vraies, ces déterminations semblent être incomplètes. Elles interprètent la philosophie chrétienne à partir de catégories historiques (Gilson), objectives comme la nature, le surnaturel et le désir (Lubac), ou mentales comme la distinction des deux ordres (Maritain). Même Blondel qui est le seul à convoquer systématiquement l’action, fait fi, lui aussi, des conditions affectives et morales, dans lesquelles s’élabore cette philosophie chrétienne. Par exemple, aucun n’intègre la reconnaissance avec laquelle le penseur chrétien apprend que, par exemple la création est un don de l’être ou l’être humain est créé à l’image de Dieu. Or, loin d’être accidentelles, cette disposition intérieure fait partie de l’acte intérieur par lequel le philosophe chrétien élabore son discours.
2) Détermination
Pour proposer une nouvelle approche de la philosophie chrétienne, nous ferons appel aux catégories de la métaphysique de l’amour-don. En l’occurrence, nous nous aiderons de la dynamique quaternaire du don – donation, réception, donation en retour et réception en retour – croisée avec la dynamique ternaire – réception, appropriation et donation. D’un mot, la foi est à la philosophie chrétienne ce que le donateur divin est au receveur donné à lui-même. Pour l’établir, parcourons un certain nombre d’actes d’amour (qui seront énoncés sans être justifiés) : la donation, l’autodonation, le désir, la réception mesurée, la promotion, l’appropriation, le don en réponse de la cascade, l’intégration reconnaissante de la cascade dans la boucle.
Au commencement est la donation. Au commencement, Dieu révèle à l’homme à travers le livre de la nature son existence et quelques attributs de son essence, négatifs, mais aussi positifs (les transcendantaux manifestant la transcendance). Or, révéler, c’est donner à connaître.
Plus encore, au commencement est l’autodonation. À travers le livre de la Bible ou des voies qu’il connaît, Dieu fait œuvre de Révélation au sens propre : il se donne à connaître en sa vie intime et, en son Verbe fait chair, il dévoile de manière définitive sa vie tripersonnelle.
Le donateur n’honore l’altérité du donataire que si celui-ci désire ce que celui-là veut lui donner. Loin de violenter l’intelligence de l’homme ou lui être adjointe de manière extrinsèque et accessoire, ces lumières accomplissent sa soif de connaître et de se reposer dans la Vérité contemplée. Par le desiderium naturale videndi Deum, le Dieu unitrine nous fait désirer ce qu’il veut nous donner à connaître.
En désirant, la personne aimée se rend capable de recevoir. Mais il n’accueille pleinement le don, c’est-à-dire autant que le donateur veut le lui donner, qu’en recevant de lui sa mesure, c’est-à-dire en étant « dilaté ». Voilà pourquoi cet accomplissement surnaturel que l’esprit de l’homme désire, il le reçoit, aidé là aussi surnaturellement, en l’occurrence par le don de la gratuite lumière qu’est la foi.
Mais le bienfaiteur aimant n’aime véritablement le bénéficiaire aimé qu’en le promouvant, c’est-à-dire voulant qu’il soit lui-même et pleinement lui-même, donc en le distinguant pleinement de lui-même et en lui accordant une pleine autonomie. Aussi la personne humaine est-elle pleinement équipée d’une lumière propre qui est sa raison naturelle.
Il revient au donataire de ne pas pervertir le don en prêt et de s’approprier le don, c’est-à-dire de transformer le commun qui fut commun-iqué en propre. Il s’agit donc, en creux, de s’arracher à la tentation récurrente du fidéisme et, en plein, d’intérioriser pleinement le don de sa raison qui est donnée elle-même à elle-même.
Il y a plus. La personne aimante n’est assurée et n’assure qu’elle aime que si la personne aimée aime un autre que le donateur, en cascade. Ainsi Dieu invite-t-il l’homme à « quitter son père » qu’est la Révélation et « sa mère » qu’est la foi, en exerçant pleinement son activité rationnelle, et notamment en philosophant : sur Dieu, sur lui, sur autrui, sur le monde.
Enfin, le don en cascade ne devient pleinement réponse que s’il s’intègre dans la boucle. La re-connaissance (mémoire) du don originaire ne devient reconnaissance (gratitude) qu’en retournant auprès du primo-donateur. Aussi la raison ne s’accomplit-elle qu’en devenant théologique, cette théologie étant riche de tout son moment philosophique.
Mais l’autonomie n’est pas l’indépendance, la distinction n’est pas la séparation. Traduit dans les catégories du don : le don à soi-même n’est pas la négation du don pour soi (le don reçu). La philosophie dont parle le moment pénultième sera donc une philosophie chrétienne. Il appartient à l’homme de conjurer la tentation symétrique du fidéisme qu’est le rationalisme. Empruntant à Richard de Saint-Victor une notion qu’il a forgée pour un autre usage, nous dirions que la philosophie chrétienne est l’équivalent du co-dilectus : Dieu ne montre à l’homme qu’il l’aime pour lui-même qu’en se réjouissant de le pousser à philosopher (co-dilectus) ; l’homme ne montre qu’il est reconnaissant d’avoir reçu cette capacité rationnelle qu’en l’exerçant comme une philosophie chrétienne (co-dilectus).
3) Objections
Cette brève détermination sur la philosophie chrétienne suscite différentes difficultés. Nous nous limiterons à trois.
- Présupposant ce qu’elle va démontrer, notre argumentation ne tombe-t-elle pas dans le piège de la pétition de principe, donc n’est-elle pas sophistique ?
Qu’il y ait corrélation systémique, comment le nier ? Qu’il y ait circularité et donc sophisme, il ne semble pas. En effet, il y a pétition de principe si les deux argumentations adoptent le même point de vue, donc relèvent du même discours : A démontre B ; puis, après un délai ou une distance qui n’aveugle la raison que parce qu’elle s’exerce dans un continuum spatio-temporel, B démontre A. Or, notre propos sur la philosophie chrétienne relève d’un discours critique ou réflexif, un méta-discours sur le discours ou un discours au second degré, alors que la métaphysique de l’amour est un discours direct, portant sur un objet autre que lui-même.
- En première intention, la raison ne puise-t-elle pas ses lumières dans l’expérience ? Ce qui vaut pour la philosophie en général vaut aussi pour la philosophie chrétienne qui convoque volontiers toutes les ressources rationnelles. D’ailleurs, la première note parlait de la découverte de Dieu à travers le livre de la nature qui est accessible à la seule lumière de la raison. Or, notre interprétation partait de la lumière de la foi pour aller vers la lumière de la raison. Donc, elle ne rend pas compte de manière idoine de son exercice philosophique.
Nous répondrons en distinguant : soit l’approche rationnelle est exclusive, et nous nions qu’elle puisse être qualifiée de chrétienne ; soit elle inclut dans son processus la lumière de la foi, et nous affirmons qu’elle soit authentiquement chrétienne. La philosophie chrétienne refuse donc les deux unilatéralismes rationaliste et fidéiste. Ce qui entraîne une conséquence d’importance sur notre propos : la démarche descendante que nous avons décrite doit être complétée par une démarche ascendante. Voilà pourquoi nous devons introduire une méthode spécifique que nous appellerons induction scalaire qui sera autant ana-logique que cata-logique.
- Dans la description du processus conduisant à la philosophie chrétienne, nous avons fait appel, chemin faisant à la lumière de la foi. Or, un certain nombre de philosophes contemporains philosophent sur la Révélation chrétienne (les écrits bibliques, etc.) tout en se disant agnostiques, non-croyants ou athées. Tel est par exemple le cas de Marcel Gauchet, Jean-Luc Nancy, Giorgio Agamben, Alain Badiou et tant d’autres. Donc, notre détermination de la philosophie chrétienne est inadéquate.
Nous répondrons en distinguant philosophie chrétienne et philosophie du christianisme. Assurément, la philosophie peut considérer le donné positif de la Révélation (Écritures bibliques, Tradition, Magistère ou dogme) à la seule lumière de la raison. C’est d’ailleurs l’attestation, qui n’est pas dénuée de valeur apologétique, de ce que le Logos parle au logos. Dès lors, le philosophe élabore une philosophie du christianisme. Toutefois, celle-ci n’est pas superposable à une philosophie chrétienne, qui double la lumière de la raison par la lumière de la foi. Or, cette dernière seule nous proportionne à recevoir le donné (qui est don) de la Révélation. Précisément, la lumière de la foi introduit un quadruple apport (qui n’est pas sans corrélation avec les différentes fonctions de la théologie) : défensif (elle permet de mieux écarter les énoncés incompatibles avec la foi) ; argumentatif (elle convoque plus aisément les raisons manifestant l’intelligibilité et parfois seulement la non-absurdité de la foi) ; unitif (elle voit mieux les liens entre les différentes et nombreuses parties de la Révélation, ce que la théologie appelle la connexio mysterium) ; expérimental (elle offre une connaissance par connaturalité qui se traduit par une intuition, une relative inerrance, une empathie, c’est-à-dire une connaissance intérieure et fruitive).
Il n’aura pas échappé que les trois premiers apports sont décrits en termes comparatifs et seulement le dernier en termes absolus. De fait, il est toujours possible que celui qui ne croit pas de foi théologale connaisse mieux tel ou tel donné révélé, soit un meilleur exégète ou expert de l’histoire de la mystique. Mais il est très peu probable, plus, impossible, que celui qui ne le connaît pas de l’intérieur puisse en rendre compte (c’est-à-dire, par exemple, écrire un traité de théologie original) sans erreur.
Disons-le à partir d’une analogie que notre discours appelle. Il est possible à une personne qui n’aime pas de décrire l’amour et même d’écrire sur lui. Mais, tôt ou tard, la limite de son propos se ressentira dans la réfutation des objections, la manifestation de la lumière, la construction de l’unité et l’expérimentation de sa vie.
4) Confirmations
Cette relecture dative de la philosophie chrétienne est implicitement confirmée par deux lettres encycliques qui traitent expressément de ce sujet. L’une lui est intégralement consacrée : contrairement à ce que l’on croit souvent, Æterni Patris ne traite pas seulement ni d’abord de saint Thomas d’Aquin (qui n’apparaît que dans la dernière page), mais de la philosophie chrétienne [1]. L’autre, Fides et ratio, lui consacre un paragraphe substantiel [2] – sans rien dire de nombreux autres développements historiques ou anthropologiques. Nous leur consacrerons un développement à part.
De plus, cette argumentation ne vaut pas seulement pour ce qu’elle propose, mais aussi pour ce qu’elle permet d’éclairer pratiquement, autrement dit pour sa valeur heuristique qui la confirme en retour. Cette vision de la philosophie chrétienne dicte par exemple toute une discipline pratique, une ascèse, si l’on veut bien redonner à ce terme son sens premier. En creux, la raison chrétienne se refuse aux dualismes et même au principe de NOMA. En plein, elle accueille avec gratitude et explore le plus possible les lumières provenant de la Révélation, dans les recès de son esprit, sans jamais renoncer à ses exigences propres.
5) Conclusion
Cette détermination générale sur la philosophie chrétienne qui mériterait des développements plus amples, n’avait ici pas d’autre dessein que de préciser la perspective de notre propos. Au total, l’expression philosophie chrétienne est un heureux résumé du cœur brûlant de la démarche que nous avons tenté d’élaborer : l’adjectif chrétienne exprime la donation originaire et le substantif philosophie à la fois sa réception, son appropriation et sa donation en retour.
Pascal Ide
[1] Léon xiii, Lettre encyclique Æterni Patris, 4 août 1879. C’est abusivement que la traduction sur le site du Saint-Siège ajoute comme titre « sur la philosophie chrétienne », alors que, par exemple, l’encyclique Fides et ratio comporte bien son objet dans sa titulature.
[2] Cf. le long développement très articulé où l’expression « philosophia christiana » apparaît à quatre reprises : Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio sur les rapports entre la foi et la raison, 14 septembre 1998, n. 76.