Pour se libérer du poids de la mémoire, Friedrich Nietzsche (1844-1900) a passé sa vie à lutter contre la tendance « historicisante ». En effet, le xixe siècle est le siècle de l’histoire ; or, en découvrant la science historique, cette époque a cru qu’en nous retournant vers le passé, nous pourrions comprendre l’avenir, donc le bonheur.
Tout à l’inverse, Nietzsche estime que la mémoire est un poids qui accable et entrave la marche. Et cela vaut même pour une mémoire heureuse. Ainsi, le philosophe à coups de marteau est-il conduit à proposer la métaphore de la vache qui est heureuse car elle est sans mémoire, donc sans passé. Tout autre est le cas de l’homme qui ne parvient pas oublier et s’interdit donc à s’ouvrir à la félicité à venir.
« Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son déplaisir ou son plaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci […]. L’homme s’arc-boute contre le poids toujours plus lourd du passé. Ce poids l’accable ou l’incline sur le côté, il alourdit son pas tel un invisible et obscur fardeau [1] ».
Radicalisant la posture nietzschéenne, André Gide (1869-1951) a prôné l’oubli radical. En effet, la rupture à l’égard de toute racine, tel est le fond du message délivré par le narrateur au lecteur idéal qu’est Nathanaël : « Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé. Nathanaël, ne cherche pas dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant la nouveauté irressemblable [2] ». Plus encore, l’homme de lettres appelle à travailler à cet oubli. C’est ce qu’explique Ménalque, l’un des personnages de l’immoraliste :
« Je ne veux pas me souvenir. Je croirais, ce faisant, empêcher d’arriver l’avenir et faire empiéter le passé […]. Je ne crois pas aux choses mortes et confonds n’être plus avec n’avoir jamais été […]. Je n’aime pas regarder en arrière et j’abandonne au loin mon passé comme l’oiseau, pour s’envoler quitte son ombre [3] ».
Cette posture du no past est-elle réaliste ? Quitter son passé, ce n’est pas seulement rompre avec ses racines, avec les normes, voire avec Dieu. C’est d’abord se couper de soi-même, et même se renier, renier ses œuvres. En effet, chacun des actes que nous posons laisse une trace, chacun des événements vécus forme une expérience.
L’exemple symbolique en est Don Juan. On le sait, celui-ci est le chantre de l’inconstance, se veut le souverain absolu de soi dans le plaisir de l’instant, raturant tout passé. Or, il termine avalé par la Terre. S’agit-il d’un châtiment divin pour son immoralité ? Sans doute. Mais il faut alors comprendre que la punition est immanente : le séducteur est d’abord puni non pour, mais par la vie qu’il a menée. Autrement dit, il est rattrapé par son passé. C’est ce que donne à voir sa mort. En effet, Don Juan ne sombre pas dans le néant parce qu’il le refuse, mais dans l’abîme. Or, ce dernier symbolise l’inconscient par son obscurité et sa localisation inférieure : l’inconscient s’identifie le refoulé ; or, tout ce qui est refoulé, tôt ou tard resurgit de manière anarchique. Cette chute dans les abîmes signifie donc que Don Juan a été rattrapé par l’inconscient, le passé qu’il a toujours nié, et qu’il a été dévoré par ces souvenirs qu’il ne sait plus intégrer.
Il est d’ailleurs significatif que Gide qui tranche ainsi les amarres à l’égard de son passé, ne vivait pas plus dans le présent. Son temps n’était conjugué qu’au futur. En effet, toute nouveauté tremble de décevoir, tout bonheur présent de passer. « Souvent – note Gide, lucide –, escomptant sur mes lèvres avides l’épuisement trop prompt du plaisir, la possession me paraissait de moindre prix que la poursuite et j’en venais de plus en plus à préférer à l’étanchement la soif même, à la volupté sa promesse, à la satisfaction l’élargissement sans fin de l’amour [4] ». Et ailleurs : « Je vivais dans la perpétuelle attente, délicieuse, de n’importe quel avenir [5] » ; « Combien durerez-vous, attentes ? et finies, nous restera-t-il de quoi vivre [6] ? »
Mais seule ne déçoit pas l’espérance qui est la réponse à une promesse. Or, la promesse précède l’espérance, comme son accomplissement lui succède. L’espérance au présent requiert donc son enracinement dans le passé de la promesse et son accomplissement dans l’avenir. Autrement dit, elle requiert que soit honorée les trois extases du temps : passé-présent-avenir.
Pascal Ide
[1] Frédéric Nietzsche, Seconde considération intempestive, trad. H. Albert, coll. « GF » n° 483, Paris, Flammarion, 1998, p. 75-76.
[2] André Gide, Les nourritures terrestres, coll. « Folio » n° 117, Paris, Gallimard, 2000, p. 39.
[3] André Gide, L’immoraliste, coll. « Folio » n° 229, Paris, Gallimard, 1999, p. 214.
[4] Les nouvelles nourritures, L. III, in Romans, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1958, p. 281.
[5] Les nourritures terrestres, in Romans, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 185.
[6] Ibid., p. 159.