Dans certains milieux catholiques, il est courant d’entendre que l’expression « N’ayez pas peur ! » se retrouve 365 fois dans les Saintes Écritures. Voire certains avancent que c’est saint Jean-Paul II lui-même qui l’aurait dit, lui dont on sait qu’il a ouvert son pontificat par cette parole si retentissante : « N’ayez pas peur [1] ! », disait Jean-Paul II au seuil de son pontificat. Il ajoutait : « N’ayez pas peur ! Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ ! » Bref, « N’ayez pas peur ! » serait comme le Gingle de Dieu et un appel à la confiance inconditionnelle.
Étonné de la rencontrer si rarement dans ma lecture de la Bible, j’ai voulu en avoir le cœur net. J’ai pris mon pdf de la traduction liturgique et la réponse est immédiatement sortie : 12 occurrences ! Grosso modo, 30 fois moins ! Cum grano salis, on pourrait dire que, si l’on prend l’année pour mesure, l’on est passé d’une exhortation par jour à une exhortation par mois !
L’exégète me critiquera aussitôt en disant que j’aurais dû faire appel au texte original, hébreu ou grec, et élargir ma recherche aux expressions voisines « N’ayez aucune crainte ! », « N’aie pas peur ! », etc. En toute rigueur, il a raison. Mais, même si le chiffre 12 est approximatif, je suis dorénavant assuré que l’expression « N’aie pas peur ! » est extrêmement moins fréquente qu’on ne l’affirme sans vérification.
Un peu dégrisé, et sachant que, dans le domaine spirituel, la qualité prime la quantité, j’ai voulu descendre dans le détail, là encore sans prétention exégétique ni théologique. La première mention du syntagme se trouve dans la bouche de l’intendant du patriarche Joseph, adressée à ses frères et mise en relation avec la providence divine dont on sait qu’elle est le thème de cette superbe histoire : « Soyez en paix ! N’ayez pas peur ! C’est votre Dieu, le Dieu de votre père, qui a caché un trésor dans vos besaces » (Gn 43,23). Les six suivantes se rencontrent aussi dans le Pentateuque, toutes sur les lèvres de Moïse et toutes également pour exhorter à faire confiance à Dieu. Par exemple, dans une parénèse au peuple terrorisé par l’armée de Pharaon juste avant le passage de la Mer Rouge : « N’ayez pas peur ! Tenez bon ! Vous allez voir aujourd’hui ce que le Seigneur va faire pour vous sauver ! Car, ces Égyptiens que vous voyez aujourd’hui, vous ne les verrez plus jamais » (Ex 14,13. Cf. aussi Ex 20, 20 ; Dt 1,29 ; 3,22 ; 20,3 [par la médiation de la bouche du prêtre] ; 31,6). Les trois formulations ultérieures, en revanche, sont le fait, pour la première, d’Absalom, le fils révolté de David (2 Sm 13,29), et les deux autres, de Godolias, gouverneur de Juda (2 R 25,24 ; et un doublon en Jr 41,9 [2]). Elles montrent que l’expression est neutre, voire peut être un mauvais conseil ; c’est bien le contexte qui en donne le sens profond : la peur n’est pas mauvaise en elle-même ; seule doit être exclue la peur qui, elle, exclut Dieu et invite à s’en remettre au seul pouvoir humain qui, en l’occurrence, l’instrumentalise pour mieux manipuler le couard. Enfin, l’on doit au prophète Jérémie les deux dernières mentions vétérotestamentaires (elles se suivent : Jr 43,11) et, si elles ont pour objet direct le roi de Babylone, elles s’adressent indirectement à Dieu et, une nouvelle fois, prescrivent l’espérance en sa toute-puissante miséricorde. Nous entendons une ultime et unique fois cette parole dans le Nouveau Testament, lors de l’apparition du Christ sur la mer de Tibériade. Le Sauveur encourage ses disciples bouleversés : « Confiance ! C’est moi ! N’ayez pas peur ! » (Mc 6,50). Et, de même que le Verbe fait chair accomplit toutes les promesses divines, de même il livre la clé ultime de l’expression : cette peur est la peur de l’inconnu qui fait le lit de la peur de l’Inconnu inconnaissable, Dieu, et conduit à l’exclure – un témoignage de mort imminente, celui de Tamara Laroux, montre combien celui qui se coupe de Dieu par son péché ressent une peur intense [3] – ; le seul remède à la peur est aussi un sentiment tourné vers l’avenir, la confiance ; mais cette confiance n’est plus seulement une émotion, elle est devenue la plus importante des vertus, l’espérance ; et cette espérance a pour objet et pour cause, Jésus qui est Dieu en personne : « C’est moi ! »
Nous avons rappelé la parole programmatique du pontificat de saint Jean-Paul II : « Non abbiate paura : N’ayez pas peur ! ». Lors de l’homélie de la messe d’inauguration de son Pontificat, le pape Benoît XVI l’a citée à plusieurs reprises. Et il l’a commentée, non seulement pour montrer qu’il s’inscrivait dans la continuité de son prédécesseur, mais pour en donner la clé :
« Les paroles qu’il prononça alors résonnent encore et continuellement à mes oreilles : ‘N’ayez pas peur !’ En quelque sorte, n’avons-nous pas tous peur – si nous laissons entrer le Christ totalement en nous, si nous nous ouvrons totalement à lui – peur qu’il puisse nous déposséder d’une part de notre vie ? N’avons-nous pas peur de renoncer à quelque chose de grand, d’unique, qui rend la vie si belle ? Ne risquons-nous pas de nous trouver ensuite dans l’angoisse et privés de liberté ? Et encore une fois le Pape voulait dire : Non ! Celui qui fait entrer le Christ ne perd rien, rien – absolument rien de ce qui rend la vie libre, belle et grande ».
Et l’affirmation centrale qui clôt son homélie : « N’ayez pas peur du Christ ! Il n’enlève rien et Il donne tout. Celui qui se donne à Lui reçoit le centuple [4] ».
Pascal Ide
[1] Jean-Paul II, Homélie de la messe d’inauguration du pontificat, dimanche 22 octobre 1978, n. 5. L’expression est reprise trois fois.
[2] Pour le détail historique, cf. Pierre-Maurice Bogaert, « La libération de Jérémie et le meurtre de Godolias : le texte court (LXX) et la rédaction longue (TM) », dans Detlef Fraenkel, Udo Quast et John William Wevers (éds.), Studien zur Septuaginta. Rober Hanhart zu Ehren, coll. « Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften in Göttingen. Philologisch-Historische Klasse. 3. Folge » n° 190, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1990, p. 312-322.
[3] Cf. la vidéo consultée le 31 août 2024, à partir de 6 mn. : https://www.youtube.com/c/NDMLvideo
[4] Benoît XVI, Homélie de la messe d’inauguration du pontificat, dimanche 24 avril 2005. L’on aurait aussi pu mentionner l’importante exhortation du pape François qui a choisi de commenter la scène d’évangile mentionnée ci-dessus en plein confinement. Cf. notre analyse sur le site.