Premier contact
Premier Contact, film américain de science-fiction, de Denis Villeneuve, 2016, adapté d’une nouvelle de Ted Chiang, Story of Your Life. Avec Amy Adams, Jeremy Renner, Forest Whitaker.
Thèmes
L’autre, le temps, le don.
Enfin, un film de science-fiction qui ne cherche pas à impressionner (au double sens, physique et émotionnel, du terme) le spectateur par des effets spéciaux époustouflants et une intrigue complexe et sinueuse ! Ici, tout est – apparemment – simple : le sobre décor, l’histoire linéaire, le rythme assez lent (sans être ennuyeux), le petit nombre de protagonistes, voire la centration sur l’héroïne dont on suit la progression pas à pas, scrutant chaque émotion livrée par le visage extraordinairement expressif d’Amy Adams). Simple comme un premier contact…
1) La conversion à l’autre
Mais, justement, un premier contact n’est jamais aussi simple qu’il paraît. Parce qu’il s’agit de rien moins que de l’expérience d’une altérité et d’une altérité qui m’advient, qui interrompt mes habitudes, qui rentre par effraction dans le monde sécurisé qui est le mien. Rupture à l’instar de ce premier plan original qui passe d’un plafond lisse, uniforme, à une grande baie vitrée ouverte et vulnérable. Rupture à l’instar de cette ouverture sur une campagne irénique et silencieuse qui sera bientôt déchirée en pleine nuit par le hurlement d’un hélicoptère rempli de militaires pressés et peu protocolaires. Surtout et d’abord, rupture à l’instar de ce contact premier avec l’Alien.
En effet, tout, absolument tout, en souligne la totale étrangèreté : le surgissement imprévisible (seule la soudaineté symétrique du départ expliquera l’arrivée sans coup férir), le choix et la multiplicité incompréhensibles des localisations, la forme singulière des vaisseaux (qui leur vaut d’être surnommés « coques » par l’armée américaine), leur composition chimique inconnue et leur indépendance totale jusqu’à l’absence de toute évacuation et de toute émission, le corps improbable des extraterrestres (aux sept membres inférieurs et aux sept doigts, sans visage ni orifice visibles), leur voix inqualifiable et sa complexité indécryptable, leur temporalité à la patience déroutante, leur intention sibylline, etc.
Jamais un Alien n’a autant mérité son nom : « autre » ou « étranger ». Sans mélange avec d’autres caractéristiques, le plus souvent inquiétantes, tant il s’avère être le plus souvent un agresseur dormant, mais terrifiant. Ici, il faut purifier nos imaginations de la saga éponyme (Alien, 1979 ; Aliens le retour, 1986 ; Alien 3, 1992 ; Alien Résurrection, 1997) qui a d’autant plus marqué durablement les esprits que, phénomène presque unique, elle fut remarquable de bout en bout. D’ailleurs, les multiples clones qui ont suivi n’ont le plus souvent fait qu’entériner ce couplage entre alien et aliénant, que ce soit sur mode (trop ?) sérieux (Independance Day) ou ironique (Mars Attacks). Seule exception notable : District 9.
Dans Premier contact, nous faisons face à un alien simplement autre et totalement autre. Mais cette altérité dérange tellement notre désir d’unité – trompeusement confondue avec l’uniformité, au nom de nos besoins de sécurité et d’identité, camouflant parfois mal nos replis jaloux – qu’elle rime avec agressivité et commence par altération. De fait, autour de cet étranger, tout semble s’étrangler. Depuis son arrivée, l’ordre se transforme en chaos : de la désertion des cours au pillage des centres commerciaux, de la guerre civile à la rupture de l’entente internationale, de la panique au suicide collectif dans une secte pentecôtiste. N’est-ce pas la preuve par quatre que l’envahisseur multiplié par douze est un injuste agresseur ?
Ou plutôt ne s’agirait-il pas du sophisme si répandu du post hoc, ergo propter hoc (« Après cela, donc à cause de cela ») ? En effet, à y regarder de près, cet étranger est seulement étrange, c’est-à-dire définitivement différent. Non seulement, il n’a jamais agressé un humain, mais il ne pollue en rien et même ne demande rien à l’environnement. Plus, il n’a jamais émis un seul signal objectivement alarmant. Voire, quand ils sont injustement agressés, du dedans comme du dehors, les extraterrestres, loin de riposter, se contentent de s’éloigner à une distance raisonnable et maintiennent le contact par la mini-coque.
Alors, comment éclairer ce paradoxe d’un alien pacifique qui suscite pourtant une telle violence ? Deux explications se complètent : la révélation et la projection.
Révélation. Les tensions multiples qui soudain s’expriment avec sauvagerie sont internes à l’humanité, à un seul pays, à une équipe travaillant dans le même but (la logique efficace de l’armée versus le tempo patient des chercheurs), voire au sein d’une même catégorie socioprofessionnelle (les militaires sont en désaccord, les chercheurs entretiennent des logiques antagonistes). Même les personnes les plus proches par leur mission s’opposent subtilement. Certes, après avoir creusé la différence avec Louise (le monde de la science contre le monde de la communication), Ian sera attiré par elle, mais parce qu’il verra en elle son semblable (« Au fond, vous êtes une mathématicienne »), ou parce qu’il sera séduit par son courage (qui lui manque), donc en faisant violence à l’altérité, que ce soit en creux ou en plein. Et si Louise est une experte en relations au dehors, elle reconnaît elle-même avec lucidité le désastre au dedans : n’est-elle pas encore célibataire ? Donc, les Aliens ne font que placer une loupe grossissante sur des divisions déjà présentes et révéler les fissions cachées au sein de nos fusions. Est-ce aussi pour cela que le lien de Louise et Ian ne survivra pas à la crise ?
Projection. Or, cette agressivité qui, de patente devient latente, qu’en faire ? Insupportable, elle rend coupable. Aussi la sortie la plus habituelle consiste à accuser l’autre et à se victimiser. L’alien devient alors le miroir déformant des blessures humaines autant que le bouc-émissaire idéal. Dès lors, toute parole sera interprétée dans le sens de la subjectivité de l’interprète et non pas en direction de l’objectivité de l’interprété. Lorsque, dans sa langue si complexe, le non-terrien emploie un glyphe qui signifie autant « arme » que « outil », le scotome induit par l’agressivité et la peur se fixe sur le premier sens et oublie le second.
Pourtant, la réponse, évidente, attend sous les yeux de qui sait regarder. En effet, en délocalisant leur présence, loin d’agresser, les Aliens multiplient les points – et donc les occasions – de contact ; en choisissant les lieux les plus doux (les moins agressés par la foudre), ils signalent qu’ils attendent les relations les plus suaves ; en offrant cette écriture vaporeuse aux glyphes arrondis, ils signalent que son contenu est à son image, serein et pacifique ; en rythmant les ouvertures de la coque selon la loi la plus triviale et la plus universellement compréhensible, à savoir le battement régulier, ils disent qu’ils sécurisent le temps ; en ménageant un couloir au sein de la coque, ils consentent à ce que les Terriens s’introduisent avec leurs instruments, et même leurs armes ; plus encore, en ouvrant leur contenant, ils symbolisent la béance du contenu, c’est-à-dire leur vulnérabilité.
Mais aussitôt la question rebondit, intrigante : pourquoi les extraterrestres ne vont-ils pas plus loin ? Ces êtres supérieurement doués techniquement ne doivent pas être moins doués relationnellement : ils ont longuement eu le temps d’analyser la communication humaine. Pourquoi n’ont-ils fait aucun effort pour parler ou du moins écrire les langues humaines ? Plus troublant encore, pourquoi attendent-ils que l’homme fasse le premier pas ? Alors qu’ils ont pris l’initiative du premier contact physique, pourquoi n’opèrent-ils pas le premier contact interpersonnel ? Pourquoi, après avoir appelé l’homme à la rencontre, en demeurent-ils maintenant à la seule réponse ?
2) L’inversion du temps
Pour tenter de répondre à ces questions, peut-être faut-il cesser de parler en termes de même et d’autre, d’alien pacifique ou agressif. Et convoquer la deuxième catégorie centrale de l’histoire : le temps. Autant qu’un film sur l’autre ou l’étranger, Premier contact est un film sur la temporalité – précisément sur sa propriété la plus prégnante autant que la plus étonnante : son irréversibilité. Tel est le cadeau que les extraterrestres apportent à Louise : l’avenir ; ou plutôt, la capacité d’inviter l’avenir dans le présent. En fait, ils l’avaient indirectement préparée en lui donnant d’expérimenter jusqu’au vertige l’impossible qu’est l’inversion de la gravitation : leur vaisseau qui est capable de retourner les lois régissant l’espace, jouit aussi de l’incommensurable puissance d’inverser le temps.
Et ce renversement contient l’autre. De même que l’on creuse la distance, transforme l’autre en injuste agresseur, si l’on ne discerne pas en lui tout son effort pour s’approcher et émarger au registre du même, de même le temps devient rupture irréversible, perte irréparable, fragilité insupportable, si on n’éprouve son secret retournement par lequel l’avenir vient vers nous dans la promesse ou le pardon. En rapprochant l’avenir du présent, Louise va rapprocher les peuples.
Or, l’un des plus grands traits de génie (ou tours de force) du scénario si créatif d’Éric Heisserern, est d’avoir inclus le spectateur dans l’expérience de l’héroïne, c’est-à-dire son cheminement à la rencontre de l’Alien. Déjà, qui, regardant le film, n’a jugé le général Shang (Tzi Ma), chef des forces armées de la Chine, de violence démesurée, d’autant qu’elle est contagieuse (l’annonce de son intention d’attaquer une coquille conduit d’autres pays à l’imiter), et donc n’a secrètement perdu l’espérance qu’il puisse changer, autrement dit revenir en arrière ? Dans la bouleversante surprise de son retournement final, nous mesurons l’impact de cette croyance limitante que le temps propre mesurant le dirigeant chinois est irréversible, et combien nous aussi, spectateurs, nous projetons sur l’autre nos découragements et nos durcissements intérieurs. Plus encore, nous découvrons que nous avons préféré l’esprit de géométrie à l’esprit de finesse, l’approche du militaire à l’approche de Louise. Faisons à nouveau l’expérience de nous demander quelle parole, selon nous, aurait été capable de changer le général Shang. Ne pensons-nous pas spontanément à un fin argumentaire diplomatique ou à la divulgation de quelque secret sur l’intention des Aliens ou de quelque découverte révolutionnaire ? À la limite, nous pouvons comprendre que Louise touche du dehors le chef des forces armées en parlant sa propre langue, donc en s’approchant culturellement. Mais qui aurait pensé que le contenu décisif serait la révélation des dernières paroles prononcées par la bien-aimée du général – révélation faite par la médiation d’une femme à la fois vulnérable et adorable – ?
La leçon du film est, pour nous, spectateurs, encore plus positive et plus décisive – emportant avec elle, l’appel à se laisser toucher et à changer. En effet, à y regarder de près, l’intrigue n’a cessé d’envoyer des signaux clairs sur cette inversion du temps, cela, dès la toute première phrase (« Nous sommes tellement esclaves du temps et de sa nature ») : l’insistance sur le prénom palindromique (identité de la lecture dans le sens dextrogyre et dans le sens lévogyre) d’Hannah ; l’incompréhensible aveu de célibat par Louise, alors que nous la croyons mariée, séparée ou veuve ; le télescopage des deux phrases prononcées par sa fille « Je t’aime trop » et « Je te déteste », qui condense le temps comme seule la mémoire sait faire ; les multiples informations que Louise reçoit de sa fille, notamment de ses dessins et de son modelage, pour déchiffrer l’indéchiffrable ; la multiplication des flashbacks, qui étaient des flashforwards ; etc. Tout, si le spectateur est docile, lui renvoie, suaviter et fortiter (« avec douceur et force » : Sg 8,1), qu’il se trompe sur cet impossible contact : en imposant sa vision et en refusant la nouveauté de ce que l’Alien lui propose. Dans cette méconnaissance des signes, rétrospectivement aveuglants, le spectateur éprouve donc son inattention à ce qui est hors-cadre, et donc, ultimement, son incapacité, voire son refus à courir le risque d’accueillir l’étranger. Comment donc n’aurait-il pas, lui aussi, projeté son agressivité et exclu l’Alien ? Comment n’aurait-il pas pris, lui aussi, parti pour les militaires – bien qu’une partie de lui-même, secrètement refoulée, opine vers la courageuse décision de Louise et bientôt de Ian ?
Nous comprenons mieux combien tout, dans le film, conspire à creuser le sens de l’autre et l’inouï de la rencontre. Toutefois, nous n’avons pas encore apporté la réponse ultime au redoublement de ce hiatus qu’est le silence patient de l’Alien.
3) Le temps et l’autre
C’est alors qu’apparaît l’étroite connexion entre le temps et l’autre – sur laquelle Levinas a médité dans un écrit homonymique (Le temps et l’autre, 1946-1947). Le temps est réversible, parce que notre cœur est convertible… à l’autre. En effet, se convertir signifie littéralement « se tourner vers ». Dès lors, la réversion du temps n’apparaît pas tant comme une réalité que comme un symbole. Si cette évidence irréfragable qu’est le fléchage orienté du passé vers l’avenir, cet écoulement aussi unidirectionnel que la descente d’un torrent, peut ainsi se retourner, de notre fermeture diabolisante à l’alien, d’abord étranger et bientôt méchant, ne peut-elle aussi se convertir en une ouverture symbolisante à l’allié, d’abord proche et peut-être bientôt ami ?
Tel est le chemin que vit Louise. Ce chercheur quelque peu autiste, dont nous faisons connaissance alors qu’elle est perdue dans l’avant-hier de la naissance du portugais, est la dernière informée de l’invasion des Aliens, vit esseulée en pleine campagne, parle d’autant plus de langues qu’elle n’emploie pas la sienne pour communiquer avec son voisin, va être affrontée, au nom de ses compétences réelles, mais abstraites, à la concrétude d’un extraterrestre. Le spectateur n’a aucune difficulté à s’identifier aux émotions intenses qui la traversent – d’autant qu’il ne s’expose pas à leur cause. Comme elle, il est d’abord intrigué par cet objet-monde auquel rien ne peut préparer (que le militaire a raison de ne pas lui décrire l’Alien !) ; comme elle, sa curiosité se transforme en peur, au fur et à mesure où elle s’approche de cette inquiétante étrangeté ; comme elle, dans l’incapacité de savoir et de prévoir, il sent monter l’insécurité ; comme elle, en avançant sur le long couloir strié, il éprouve le vertige jusqu’à en avoir la nausée. Or, l’émotion est ce que l’on ne peut que subir passivement. Donc, tout montre que la rencontre de l’autre n’a rien d’un exercice froid et objectif, qu’elle ne peut être maîtrisée par la science, la technique, la politique ou l’art militaire – qui toutes entrent dans le cadre de la raison opératoire, donc dans le primat de l’activité sur la réceptivité. Ici, l’altérité conduit à une bienheureuse altération, la vulnérabilité à une blessure bénie. Voilà pourquoi, peut-être, il fallait que ce soit une femme qui rencontre l’Alien : celle-ci, beaucoup plus que l’homme, mise tout sur la relation avec l’autre, « elle y joue sa peau » (Claude Lelouch, commentant son film, Un homme qui me plaît, 1969). Certes, Ian surnomme les deux heptapodes Abbott et Costello ; toutefois il leur donne le nom d’un duo comique américain, donc, par l’humour, garde la distance et continue à se protéger. Louise, quant à elle, ne peut demeurer extérieure. C’est parce qu’elle se sent impliquée et engagée qu’elle pressent que l’absence d’Abbott signifie qu’il court un danger mortel. Et déjà avant, qu’elle prend l’initiative du premier contact. Nous reviendrons sur ce point primordial.
Certes, Louise était préparée à cette rencontre par ses études linguistiques novatrices : elle sait que l’on peut court-circuiter l’abrupte et presque inaccessible étrangeté de l’oral par la médiation longue, donc patiente, de l’écrit. Surtout, elle a appris que la langue est la première arme de tout groupe ethnique. Elle est donc disposée à émettre l’hypothèse décisive selon laquelle, par leur langue, les extraterrestres cherchent à échanger des biens et pas des informations, ainsi qu’à expliquer au colonel Weber que le glyphe qui signifie « arme » ou « outil », n’a rien de belliqueux. Toutefois, rien ne la préparait à l’extension extrême de l’hypothèse de Sapir-Whorf selon laquelle la vision du monde dépend du langage et non pas l’inverse (soit dit en passant, son universalisation en émousse le relativisme culturel). Et à découvrir que la structure langagière des heptapodes permet au locuteur de s’adresser à tous les hommes de toutes les époques, autrement dit de surmonter l’obstacle du temps qui s’écoule. Surtout, rien ne pouvait l’acclimater au renversement suprême : la langue n’est pas seulement ce qui unit les Aliens, mais ce qu’ils offrent gratuitement aux humains. Elle n’est pas d’abord un moyen de communication, mais un don. Aussi inattendu, riche et vulnérable que cette vapeur extraordinairement malléable et créative avec laquelle ils « parlaient » aux Terriens.
Deux difficultés pourraient surgir.
Le film n’est-il pas excessif ? N’appelle-t-il pas le spectateur à abandonner sa raison au profit de la seule intuition, voire de la seule émotion ? Premier contact ne plaide nullement pour le cerveau droit contre le cerveau gauche. En revanche, il s’élève contre le primat exclusif de la raison opératoire, au fond contrôlante et pragmatique, qui domine et mesure ; et célèbre la supériorité de la raison contemplative qui accueille et se laisse mesurer. De ce point de vue, capitale est la scène où Ian rejoint Louise loin du brouhaha agité des militaires et de la rumeur troublée du monde. Nous nous attendons à l’amorce d’une romance. Mais l’enjeu est ailleurs et bien plus décisif : en montant vers ce lieu supérieur, Ian découvre la beauté du paysage et la valeur de la contemplation – ce qui le prépare à l’accueil bienveillant de l’autre qui se présente désarmé à lui.
La réversibilité du temps ne conduit-elle pas à des effets pervers comme la fatalité ou l’abandon de la responsabilité ? Tout au contraire de la thèse jusqu’ici défendue, la perte de la nouveauté, donc de la surprise, ne conduirait-elle pas à la perte de l’autre ? Passons les dérangeants paradoxes, concentrés dans les incohérences des boucles temporelles, qu’aucune garantie morale (par exemple, les interdits de toucher au passé prescrit par les Patrouilleurs du temps) ne préserve du changement et qu’aucun récit, si ingénieux soit-il, ne parvient jamais à résoudre. Avouons que non seulement nous sommes souvent perdus dans ces explications alambiquées, mais qu’au fond, nous ne sommes pas convaincus. Surtout, comment Louise peut-elle s’engager dans un lien en en sachant la fin ? Enfin et au maximum, comment peut-elle répondre dans un « oui » aussi joyeux à la demande de Ian alors que le « non » de la mort atroce reprendra leur enfant ?
Certes, l’on peut répondre, ainsi que nous l’avons fait, en affirmant que cette réversibilité est plus symbolique que réelle. Mais c’est trop aisément contourner le récit. Il est plus respectueux de l’intrigue de répondre que le consentement conjure justement cette objection du fatalisme. Mais comment ne pas sombrer alors dans l’absurde ? Une seule réponse : Louise ne peut ainsi sacrifier les deux biens qui lui sont le plus chers (son enfant et son époux) que pour un bien supérieur ; et celui-ci ne peut qu’être le salut de l’humanité. Cette hypothèse est d’autant plus plausible que d’abord elle est cohérente avec ce que le professeur Banks donne à voir d’elle. En effet, elle a tout de suite risqué sa vie dans la rencontre : en abandonnant la protection de sa combinaison pour une possible communion, elle s’expose notamment au péril mortel des radiations ; en s’avançant seule au contact, elle se refuse à toute défense en cas d’agression des extra-terrestres. Surtout, ce don total d’elle-même est en réalité non pas une initiative, mais une réponse : elle ne se dépouille de sa propre coque que parce que, les premiers, les Aliens ont dépouillé la leur en les faisant entrer ; plus tard, elle avance au contact, sans vitre protectrice, seulement parce qu’Abbott et Costello ont d’abord dissous tout mur séparateur ; enfin, les extra-terrestres avaient tout à perdre et rien à gagner en rentrant en relation avec les humains.
Mais, rétorquera-t-on, les Aliens ne prévoient-ils pas, selon leur propre aveu, que, si l’humanité consent à être aidée, en retour, elle les aidera dans 3 000 ans ? Le risque pris était donc calculé, voire leur don manipulateur.
Cependant, une telle explication contredit tout ce qu’ils ont jusqu’ici montré d’eux : révélant le secret de leurs sciences à travers leurs glyphes, les inconnus venus d’ailleurs sont animés par une générosité sans calcul ; comment leur attitude pourrait-elle brutalement s’inverser en devenant utilitaire ? De plus, comment expliquer la naïveté d’un telle confession ? Enfin, ils avaient tout à perdre à dévoiler une motivation que l’homme ne pouvait en rien anticiper. Et si leur motivation était tout opposée et, ici, en conformité avec ce que nous savons d’eux ?
Pour cela, repartons de l’objection laissée en suspens : si les Aliens attendent patiemment que les Terriens découvrent leur langage, pourtant si porteur de bienfaits innombrables, c’est afin de leur laisser la joie d’accomplir leur part, de creuser en eux l’espace pour se l’approprier. Le donateur authentique suscite non pas des récepteurs, mais des donateurs. Le vrai père fait germer non pas un fils, mais un fils devenant père. L’expérience (et l’expérimentation en psychologie sociale) montre(nt) qu’un cadeau, si grand soit-il, est d’autant moins bien reçu que le bénéficiaire est réduit à la seule impuissance de l’accueillir et anéanti en sa spontanéité ; voire, le bénéfice d’un don qui ne peut qu’être passivement reçu s’en trouve raturé.
De même, en révélant qu’ils recevront une aide des humains dans quelques millénaires, les extraterrestres valorisent considérablement leur acceptation. Voire, ils allègent leur dette jusqu’à l’annuler. Il est donc possible d’interpréter cette explication comme l’expression ultime, la pointe alcyonienne, de l’extrême délicatesse de ces Aliens qui viennent, repartent et s’expriment dans une nuée infiniment délicate.
Conclusion
À travers le parcours peu commun de son héroïne, le film donne à méditer une inversion du temps qui symbolise la conversion à l’autre. Plus encore, l’originalité du scénario qui nous fait avancer de surprise en surprise (jusque dans les dernières minutes, où des révélations radicales obligent à relire toute l’histoire d’un point de vue totalement différent !), se redouble d’une invite au déplacement intérieur, dangereux mais prometteur : d’une raison contrôlante à une raison contemplative, d’une maîtrise active à une sensibilité réceptive, de l’esprit de géométrie à l’esprit de finesse, d’une centration sur son ego à un décentrement sur l’autre, de la préservation de soi à la donation de soi.
En 1997, Robert Zemeckis enrichissait le cinéma de science-fiction d’un film innovant vite devenu culte intitulé Contact. Vingt ans après, Premier Contact (pour une fois, le titre français, créatif, est meilleur que l’original américain Arrival, littéralement traduit L’arrivée par les Québecois) n’en a certes pas la profusion inventive, mais demeure l’une des meilleures nouvelles cinématographiques de cette année 2016, avec Tu ne tueras point…
Une jeune femme, Louise Banks (Amy Adams), joue seule avec sa petite fille dans un lieu paisible et magnifique. À ces moments de complicité intense succède une grande tristesse : devenue adolescente, la jeune fille se meurt d’un cancer inguérissable. Nous la retrouvons en train d’enseigner à des étudiants sa spécialité, la linguistique comparée, lorsque douze mystérieux vaisseaux extraterrestres apparaissent subitement dans l’atmosphère terrestre, stationnés à quelques mètres au-dessus du sol. Incapable de rentrer en communication et de comprendre les intentions des Aliens, le colonel Weber (Forest Whitaker) recrute Louise, qui jouit déjà d’une habilitation secret défense pour son expertise en traduction, et lui adjoint un physicien théoricien, Ian Donnelly (Jeremy Renner). Introduits dans le vaisseau, ils établissent un premier contact avec deux extraterrestres, appelés heptapodes à cause de leurs sept membres flexibles. Mais ils se heurtent à l’inconcevable complexité de la langue extraterrestre. Louise est alors traversée par l’intuition, ce qui est un immense progrès, que, pour surmonter cet obstacle, il faut passer de l’oral à l’écrit. Alors que, revenus dans la base, Louise et Ian tentent de déchiffrer les glyphes, l’un d’eux semble signifier autant « outil » qu’« arme ». L’information filtre et les tensions montent, proportionnelles à l’inquiétude. Face à la menace de plus en plus réelle, les militaires ne vont-ils pas mettre prématurément fin à ce contact aussi important que fragile ? Quelle est l’intention des visiteurs de l’au-delà ? Quel est le sens véritable de ces glyphes ? Et comment expliquer que les flashbacks de plus en plus fréquents de Louise semblent contenir des informations sur les extraterrestres ?