Comédies et proverbes, I. La femme de l’aviateur
Comédie dramatique française d’Éric Rohmer, 1981. Avec Philippe Marlaud, Matthieu Carrière, Marie Rivière.
Thèmes
Hasard, rencontre, fidélité, amour, amitié, Paris.
De prime abord, rien ne se passe – ou plutôt tout passe, sans laisser de trace – dans cette comédie printanière et primesautière qui ressemble à un reportage sur la vie parisienne. Rohmer met en scène des personnages comme les autres qui vivent une journée comme les autres. Cette journée, dont on épousera le rythme depuis le matin jusqu’en début de soirée, débute et s’achève dans le même lieu avec le même personnage. Et si l’inclusion [1] visait à mieux souligner un infime mais réel décalage au sein de ce flux ? L’air siffloté, sans parole, par François, au début et à plusieurs reprises, est, dans le générique final, interprété par Arielle Dombasle ; on en découvre alors le contenu : « Paris m’a séduit ». Et si, durant cette journée pas tout à fait comme les autres, les protagonistes avaient appris, un peu, à accepter d’être séduit, d’être aimé pour aimer ? [2]
1) Des personnages en quête de hauteur
a) Dissemblances et ressemblances
Les trois héros diffèrent : par l’âge (j’y reviendrai), par la situation familiale (Lucie vit chez ses parents et parle une fois de sa mère ; les deux autres ont leur chambre propre et rien ne sera dit de leur famille), par le milieu (Christian est pilote d’avion, Anne vit dans un studio plutôt agréable alors que François, étudiant sans le sou, habite une chambre vide, petite et bruyante) et par l’éducation (Christian ne téléphone pas à Anne car il sait qu’elle n’aime pas être appelée au bureau, alors que François la harcèle).
Pourtant, l’histoire les rapproche. François constitue comme un intermédiaire. D’abord par l’âge, ainsi qu’il le remarque : « Elle [Anne] a vingt-cinq ans […]. J’ai vingt ans. – Et moi [Lucie], quinze. – Eh bien, comme ça, je fais la moyenne entre les deux. » Mais aussi par la fonction : Anne travaille, Lucie est encore au lycée et François l’amphibien est dans un statut mixte, étudiant en droit le jour, travaillant à la poste de la Gare de l’Est la nuit.
Surtout, les protagonistes présentent un point commun : tous trois sont arrivés à un moment important, sinon même un tournant, dans leur vie. Mais différemment. Prenons-le temps de le décrire, comme Rohmer de les suivre. Les méandres et le narcissisme des discours, qui agacent parfois le spectateur, sont-ils si différents des sinuosités de nos cœurs, entre être soi et être donné à l’autre ? On a trop dit, peut-être, que les Comédies et proverbes s’opposent aux Contes moraux en ce que les premiers descendent dans les applications concrètes et quittent l’introspection typique des seconds. Je dirais plutôt que Rohmer, loin de passer à un autre style, procède par approfon’udiant en droit passe après sa passion ; a contrario, il veut reprendre le travail de jour quand il sent qu’Anne s’éloigne. Son espace : la géographie amoureuse est dictée par Anne ; en suivant François pendant toute cette journée, c’est Anne qu’en réalité nous pistons. Son énergie : sentant qu’Anne lui échappe, François insiste jusqu’à l’indécence, au travail, dans la rue, au café ; de même quelle ténacité ingénue déploie-t-il à suivre Christian ! Enfin, sa coloration affective (ce que les Anglais appellent mood) : s’il se sent en colère, c’est parce qu’il est frustré par Anne ; s’il est triste, c’est à cause de l’intense jalousie ressentie à l’égard de Christian ; son désir est tout polarisé vers Anne. Malgré la très attirante fraîcheur de Lucie, son romantisme et sa vivacité, pas un instant on ne sent qu’il cherche à la courtiser : et s’il note une ressemblance entre elle et Anne, aussitôt il l’annule : « Elle est gaie. – Autant que moi ?, s’enquiert Lucie – Ce n’est pas pareil. »
François aime Anne ; cet amour ne serait-il pas démesuré, c’est-à-dire exclusif et captatif ? Dans sa pauvre chambre, une et une seule photo : celle de la jeune femme. Fusionnel, François reconnaît qu’il est « collant » – particulièrement aujourd’hui. Il ne respecte pas le rythme de sa « fiancée », fait passer son désir avant le sien, au point qu’il lui ferait manquer son rendez-vous chez le coiffeur. Certes, nous y reviendrons, Anne l’aiderait en lui disant la vérité. Mais il s’éviterait cette souffrance intérieure s’il acceptait de lui faire confiance ; or, le jaloux veut savoir et se refuse à croire, il choisit la violence inquisitrice de la connaissance contre la douceur respectueuse de la confiance. De plus, la tristesse envieuse ronge le cœur de François au point qu’il ne peut trouver un sommeil réparateur pourtant bien nécessaire ; il va consommer une journée entière à une filature dont il découvrira au final toute l’inutilité lorsqu’Anne lui apprendra que Christian est marié, etc. Mais justement, attendre, c’est ce que ne veut pas et ne peut pas l’impatience de l’amour envieux. Surtout, la démesure de ses émotions l’aveugle : la présence de Christian sortant de l’immeuble d’Anne ne peut avoir qu’une explication, la pire – Anne l’a trompé – , alors que, tout au contraire, il vient pour rompre. Cette suspicion semblerait légitime si François ne trouvait, à portée de main, dans sa propre vie, le contre-exemple patent : amant d’Anne, ne s’est-il pas lui-même rendu à son domicile dès potron-minet ? Mais les sentiments démesurés projettent hors de soi et déforment le réel ; ils retardent l’application de la Règle d’or qui énonce : « Et moi, à sa place, qu’aurais-je fait ou qu’ai-je fait ? » Or, seule l’application de cette règle permet une évaluation bienveillante de l’agir d’autrui.
Dès lors, la passion apparaît pour ce qu’elle est : non pas une livraison gratuite de soi à l’autre, mais une extension du narcissisme à la vie de l’être aimé. Ce nombrilisme se poursuit en partie dans la rencontre avec Lucie. Au moment de le quitter, en lui demandant de lui écrire une carte, la jeune fille lui fait discrètement remarquer : « Tu me dois au moins ça pour le prix de mes services. »
Mais François n’est-il pas fusionnel par déficit d’estime de soi ? En effet, ces horaires qui inversent le jour et la nuit, le laissant exsangue, sont incompatibles avec son amour pour Anne. Or, on apprend que celle-ci veut qu’il continue ses cours. Il ne l’étouffe que parce que, d’abord, il s’est laissé étouffer par la projection de ses désirs. S’il fait d’Anne un objet comblant, c’est que lui-même se sent vide. En carence de lui, peut-il rejoindre Anne autrement qu’en la phagocytant par sa demande illimitée ?
c) Un moment crucial dans la vie d’Anne
Tout dans l’attitude d’Anne signe son désarroi intérieur. Elle perd une journée de travail à cause de la colère qui, comme celle de François, l’aveugle et l’empêche de retrouver un dossier.
Ce trouble se traduit par son ambivalence. Elle dit ne pas avoir froid et l’instant d’après se plaint à Christian d’être gelée. Elle se réjouit de la présence de Christian (« Je suis toujours très contente de revoir mes amis ») et, dans le même temps, demande son éloignement (« aime-moi de loin »). Ses paroles sur sa relation avec Christian soufflent le chaud et le froid : « C’est le seul homme pour qui j’aie jamais éprouvé un sentiment durable », dit-elle à Sylvie (aveu qui n’est que dans le scénario) ; conviction que François démentira : « Elle m’a toujours dit qu’elle ne l’aimait pas ». Elle accueille François et aussitôt s’en culpabilise (« Je n’ai qu’une chose à reprocher à mon attitude. Elle n’est pas assez ferme. Je n’aurais même pas dû te laisser entrer. »). Elle accuse François d’être égoïste (« Pense un peu à moi ! – Pense à moi aussi. ») et, un moment plus tard, dans des termes presque identiques, lui demande de penser davantage à lui-même (« Pense moins à moi et plus à ta situation. »). Elle refuse que François s’assoie sur son lit et pourtant y consent. Elle est possessive mais refuse l’intrusion. Elle veut choisir son ami et pourtant désire être choisie par lui. Elle chérit la liberté et néanmoins aliène celle de François dans une attitude maternante : « Je me sens responsable vis-à-vis de toi et de tes études. » Son appartement à la fois est accueillant et pourtant ne comporte pas de cuisine : « Qu’est-ce que j’en ferais ? À midi je déjeune en ville, et le soir, je sors […] je dors ou je mange une bricole. » Décodage : je ne veux pas recevoir. Bref, Anne ressemble à son poisson rouge, qu’un de ses plans larges comme les affectionne Rohmer, photographie avec elle, assise dans son lit. Cette ambivalence se traduit enfin dans l’indétermination de ses choix : ne se tourne-t-elle pas vers des personnes très différentes, ainsi que lui fait remarquer Sylvie, sa collègue ?
La raison de ce balancement intérieur paraît évidente. Anne se trouve entre deux amours. D’un côté, François l’aime, voire l’envahit. De l’autre, elle vient d’apprendre que Christian rompt la liaison, et la venue de l’enfant rend la rupture irréversible. Comment ne serait-elle pas triste ? Comment l’abandon de Christian ne refluerait-il pas sur l’estime d’elle-même ? Évoquant ses cheveux et l’inutilité apparente du coiffeur (« Toutes les filles sortent avec des cheveux superbes, et moi, j’ai toujours la même tête, que j’y aille ou que j’y aille pas ! »), Anne s’interroge sur l’image qu’elle donne d’elle-même. Cette question esthétique (relative à sa beauté) est en réalité éthique (relative à son propre bien). La jeune femme se demande : suis-je désirable ? suis-je digne d’être aimée ? D’ailleurs, le chantage qu’elle adresse à François – « Si tu abandonnes tes études, je te préviens, je ne te connais plus » – ne dit-il pas son besoin de trouver son apaisement chez l’autre, donc son manque d’autonomie ? La formule de prime abord étonnante : « je ne te connais plus », et non « je ne t’aime plus », n’exprime-t-elle pas une demande de reconnaissance ? À l’instar de François, Anne souffre d’un manque d’estime de soi.
Il n’est pas interdit de pousser plus avant les questions : cette mésestime de soi date-t-elle d’aujourd’hui ? Anne a déjà connu un deuil affectif voici trois ans. On peut aussi s’interroger sur la perte de ses dessins d’enfant que relève, comme en passant, une remarque de Christian et qu’Anne commente ainsi : « Les miens, je les ai perdus il y a longtemps. » Perdre ses premiers dessins d’enfant, ne serait-ce pas un acte manqué ? Ne serait-ce pas aussi se désarrimer et partir à la dérive, tel un bateau ivre ? Ces explications, Rohmer ne fait que les évoquer, il ne s’y s’attarde pas : elles concernent le passé alors que la vie se conjugue au futur ; elles touchent l’involontaire alors que l’essentiel est l’engagement de la liberté ; elles concernent les conditionnements liés à nos caractères et à nos blessures, alors que l’existence est tournée vers la surprise de l’amour. Bref, la perspective rohmérienne est éthique, elle n’est pas psychologique. La question concrète, existentielle, qui se pose à Anne et qui intéresse le cinéaste est celle de la sortie de ses ambivalences.
La véritable question est-elle : Christian ou François ? Ne serait-elle pas plutôt : vivre seule ou vivre avec quelqu’un ? Antérieurement au choix d’un compagnon, derrière les atermoiements relevés ci-dessus, se terre le dilemme de fond : Anne veut à la fois être seule et ne pas l’être. Sylvie a raison : « Tu te plains toujours que tu es seule et, en même temps, tu ne veux vivre avec personne. » D’un côté, elle revendique haut et fort son droit à la liberté : « Je n’ai de compte à rendre à personne. » « Tout est mon droit. Ce n’est pas à toi de juger ce qui est mon droit et ce qui ne l’est pas. » De l’autre, cette phrase dépitée à François qui veut dire le contraire de ce qu’elle énonce : « Je ne suis pas mariée et je n’en prends pas le chemin. » Anne désire donc autant la présence que l’absence de l’autre, d’où cet oxymoron : « Je n’ai pas besoin d’être tout le temps avec les gens pour les aimer. » À sa réflexion désabusée : « L’absence entretient l’amitié », François ironise à juste titre : « À ce compte-là, ne nous voyons plus du tout ! » Comment passer d’un amour à l’autre sans risquer un simple transfert ?
Anne ne peut y voir clair sans prendre un moment pour soi, avec soi. Voilà pourquoi elle aspire à se retrouver elle-même. Si tant d’échanges entre Anne et François tournent court ou au vinaigre, c’est parce que la jeune femme ne peut prendre le recul pour nommer ces deux désirs apparemment opposés et surtout trouver leur point d’unification. Et François qui ne le comprend pas suscite en elle une légitime colère. Pour autant cette solitude a-t-elle un sens autre que de la préparer à l’amour de sa vie ? Mais comment nommer ces besoins si contrastés ?
d) Un monde en fluctuation ou en germination ?
De prime abord, tout ce petit monde est étranger à la vérité. Je ne parle pas seulement ni d’abord du mensonge au sens moral. Certes, Anne demande à sa collègue de dire qu’elle est en réunion pour écarter l’importun qui l’appelle, François se fait passer pour un détective. Mais ce mensonge n’est que le symptôme d’un décalage intérieur et plus profond à l’égard de la vérité. Christian le séducteur dit aimer sa femme et, l’instant d’après, dit toujours aimer Anne. « Vous ne cessez de mentir », affirme Lucie avec force à François qui… ne dément pas ! Lucie elle-même dit être fiancée à un prince. Mais n’est-ce pas la réalité qui se dérobe à la transparence ? Ce qui est vrai (sic !) du monde extérieur – les détectives en herbe en sont réduits à la multiplicité infinie des interprétations – l’est a fortiori du monde intérieur. À l’image du temps extérieur, le climat émotionnel des personnages est fluctuant : la journée qui commence sous le soleil peut se terminer par une petite pluie. « Il fera beau après une petite pluie en fin d’après-midi. – Tu en es sûr ? – Pour le temps, oui. Pour la pluie, à cinquante pour cent », répond Christian dont la profession inclut la connaissance de la météorologie.
On ne s’est pas privé de faire de Rohmer un témoin de l’universelle lucidité – ou dépression, c’est selon – de notre temps. Mais sa vision n’a-t-elle pas plus de profondeur et d’espérance ? Ces fluctuations ne sont-elles pas l’indice de germinations ? L’accouchement des décisions importantes ne se fait pas sans douleur. Or, François et Anne, se trouvent à une bifurcation importante de leur existence. François aime Anne. Mais trop, ou plutôt mal, car comment aimer trop ? L’amour qui devrait la conquérir risque au contraire de la lui faire perdre. Saura-t-il sortir de ce défaut au moins double, l’indécision et la fusion avec sa « fiancée » ? De son côté, Anne qui est aimée de François ne l’aime pas ou du moins croit ne pas l’aimer. Pourra-t-elle prendre du recul, sortir de son dépit amoureux, de la fatalité de la répétition, faire son deuil à l’égard de Christian ? Au fond, les deux protagonistes principaux ont aliéné leur liberté entre les mains de celui (Christian) ou celle (Anne) qu’ils idéalisent.
Une nouveauté peut-elle germer de cette relation qui semble vouée à la circularité de l’accusation mutuelle ? On le pressent confusément : rien de neuf ne peut advenir sans l’intervention d’une altérité. C’est ce que Rohmer va suggérer au sens le plus matériel du terme, en permettant qu’une rencontre ait lieu, dans un lieu extérieur. C’est ce qui arrivera à François, de la manière la plus inattendue. Anne en bénéficiera-t-elle ?
2) Le hasard, lien entre les personnages
Un décalage va donc être introduit par l’un des ressorts essentiels de l’esthétique rohmérienne : le hasard d’une rencontre, celle de Lucie et de François. Les jeux de l’amour sont toujours d’abord les jeux du hasard.
a) La coïncidence de la rencontre de Christian
La rencontre avec Lucie est précédée par celle de Christian, à la Gare de l’Est. Deuxième de la journée (la première, rappelons-le, a eu lieu au petit matin), elle apparaît à celui qui la vit, comme une coïncidence véritablement inattendue. Voilà pourquoi François l’interprète comme un événement « extraordinaire ». Mais, à l’instar de presque tous les témoins d’un événement bouleversant, François n’est pas compris : « Je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire, lui rétorque Lucie. Moi aussi, je rencontre par hasard des gens que je connais. » Il précise alors que c’est la coïncidence qui fait sens : « Mais ce qui est vraiment extraordinaire, c’est que je l’avais déjà vu, ailleurs dans Paris, ce matin. » Et Lucie l’incrédule d’ironiser : « Et comme jamais deux sans trois, vous allez le rencontrer une troisième fois dans la journée. » Mais le véritable témoin, François, sait ; aussi demande-t-il, mais n’exige-t-il pas, d’être cru.
b) Le miracle de la rencontre de Lucie
C’est aussi par hasard que François va rencontrer Lucie : « Je me suis trouvé nez à nez avec vous, sans le vouloir. » Et cette rencontre sera d’importance, ainsi que François en fait l’aveu : « Et quand je vous ai rencontrée… – Ça vous a donné un autre but, interrompt avec profondeur Lucie. » C’est le mot juste : il y va du « but », de la finalité. François le confirme : « Oui… ». Et il précise, sur le registre plus subjectif de l’affectif : « …ça m’a fait du bien de parler. »
Mais la seule magie du hasard ne suffit pas ; l’imprévu doit se conjuguer à une certaine attente pour que l’accidentel se transforme en chance, voire en bonheur Nous avons vu, du côté de François, le besoin qu’il a de parler, de mieux se comprendre. De même, Lucie est disponible : matériellement, par l’absence de cours ; psychologiquement, par son ouverture à l’autre et, plus encore, par une rare qualité de présence. Celle-ci suppose d’abord une claire affirmation de son identité ; or, Lucie a pris du recul à l’égard de son enracinement familial (elle parle de sa « mère », non de sa maman). Elle ne fusionne pas non plus avec François. Par exemple, elle n’hésite pas à dire qu’elle réagirait différemment : « Si mon fiancé me trompait, je garderais ma douleur pour moi, et je ne m’amuserais pas à le suivre. » Désencombrée de soi, Lucie peut être attentive à cet intrigant jeune homme.
Il ne suffit pas que Lucie soit disponible ; encore faut-il qu’elle soit disposée. Lucie l’extravertie, qui ne travaille bien que dehors (« C’est dehors que j’apprends le mieux : dans le bus, dans le métro, dans un jardin public, quand il y a beaucoup de bruit autour de moi »), est ouverte à la rencontre dont le lieu d’élection est l’extérieur. En outre, François découvre chez Lucie une compassion qu’il ne trouve pas ou plus chez Anne. Ainsi, quand il explique qu’il a vu Anne en compagnie de son ancien amant, Lucie s’écrit spontanément avec un élan de sympathie : « Mon pauvre vieux, ça a dû te faire un drôle de coup. Moi, j’aimerais pas beaucoup. » D’ailleurs, cette disponibilité est servie par un enthousiasme qui favorise la rencontre. Croquant la vie (« Rien pour moi n’est difficile »), pétillante, aimant jouer avec la vie comme avec les canards, romantique (« j’aime la vie, justement quand ça ressemble au roman »), Lucie ne peut qu’être passionnée par cette histoire d’espionnage qui s’avère être une histoire d’amour. Enfin, la jeune fille est capable de comprendre François : non seulement elle est amoureuse, mais elle est rendue vulnérable par un petit coup dur (« J’avais plutôt le cafard, cet après-midi »).
Un signe atteste ces épousailles fécondes du hasard et de la disposition intérieure. Lorsque François dit qu’il travaille de nuit à la poste de la Gare de l’Est, c’est au tour de Lucie l’incrédule de faire l’expérience du hasard, source de rencontre : « Ah, c’est marrant. » Pourquoi cet étonnement ? « Je passe devant pour aller au lycée tous les matins. On aurait pu se rencontrer. » En effet, sans rencontre, pas de nouveauté. Mais la rencontre requiert deux agents : le hasard et la liberté. La nouveauté ne germera que si la liberté, première source de contingence, s’empare du hasard, seconde source de contingence, pour le faire fructifier.
Nous avons vu plus haut qu’Anne et François sont à un tournant de leur existence. Rohmer aime trop ses personnages pour n’en faire que des moyens. De fait, malgré sa jeunesse, Lucie vit aussi une période importante. L’amour de son petit ami ne lui suffit plus. Il est certain qu’elle a très tôt remarqué François, dès le bus : le regard particulièrement intense qu’elle lui porte en dit long sur son désir de rencontre ; et si elle s’arrête si facilement sur le chemin, si elle donne aussi aisément son temps, c’est qu’elle aspire à lui parler au moins autant que lui d’être écouté. Plusieurs fois, elle se compare à Anne, elle détourne l’attention de François de son objectif, voire, dans le café, elle essaie de le détromper sur l’amour de la jeune femme dont elle ignore pourtant presque tout. Lucie ne serait-elle pas aussi en quête de reconnaissance ? Surtout, une complicité naît dont François et Lucie sont eux-mêmes inconscients : ils passeront sans se le dire du « vous » distancié au « tu » complice lorsque leur enquête prendra une tournure quasi-policière dans l’immeuble du xixe arrondissement. Cette complicité présage-t-elle un sentiment autre que d’amitié ?
c) Une rencontre centrale
La structure narrative du film confirme le caractère central de la rencontre avec Lucie. En effet, si l’on se fonde sur deux critères – les personnes et les lieux –, on peut ordonner les scènes de La femme de l’aviateur de la manière suivante :
A : François seul, à la Gare de l’Est.
B : François et son camarade, à la Gare de l’Est.
C : François et Anne, dans la chambre de celle-ci.
D : François et Lucie, dehors.
C’ : François et Anne, dans la chambre de celle-ci.
B’ : François et son camarade, à la Gare de l’Est.
A’ : François seul, à la Gare de l’Est.
Le film adopte donc la séquence A B C D C’ B’ A’ que l’on appelle structure concentrique ou en oignon [3].
Or, cette structure a pour intention, consciente ou non, de valoriser le centre. C’est donc que tout vrille autour de la rencontre entre François et Lucie. Le spectateur ne ressent-il pas souvent ce moment central comme un grand moment de liberté, comme une bouffée d’air frais ?
d) Les fruits de la rencontre pour François
On juge l’arbre à ses fruits. Le hasard de la rencontre ne se révèle pas être un bonheur a priori – aucune garantie antérieure n’existe ; c’est pourquoi il faut risquer –, mais a posteriori, par ses effets. On ne peut s’empêcher de trouver que François acquiert sa véritable stature, sa consistance avec Lucie et non avec Anne. Serait-ce parce qu’alors il parle en vérité des faiblesses nommées ci-dessus : passivité, fusion, clôture ?
D’abord, Lucie permet à François de prendre conscience de sa passivité. Certes il résiste à l’affirmation de Lucie : « Ce sont toujours les filles qui décident » : « C’est moi qui l’ai choisie […]. Je l’ai remarquée, avant qu’elle ne me remarque. » Avec finesse, Lucie rétorque : « Si tous les hommes avaient toutes les filles qu’ils remarquent ! ça n’a marché que parce qu’elle t’avait choisi. Elle t’a pris comme remplaçant, parce que son mec était en voyage. » Buté, François se contente de répéter son affirmation sans pouvoir rien objecter à la démonstration de Lucie : « C’est moi qui l’ai choisie. » Apparemment, il n’a pas bougé d’un pouce. Pourtant, quand Anne lui demande de rapporter ce que Lucie lui a raconté (« Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? »), François résume leur rencontre plutôt longue et bavarde d’un seul mot, aussi bref qu’éloquent : « Ce sont les filles qui décident. »
De même, dans cette heureuse rencontre, François a pu formuler, précisément se formuler à lui-même, qu’il est « trop gentil ». En retour, Lucie a souligné sa lâcheté (« C’est lâche. Moi, je tuerais plutôt ma rivale. C’est plus noble. »).
Enfin, François a fait l’expérience qu’il peut s’intéresser à quelqu’un d’autre qu’Anne. En se refusant à mettre la lettre [4] à la poubelle, François manifeste une possible indécision. Mais son geste peut s’interpréter autrement : il cesse de faire graviter tous ses centres d’intérêt autour d’une femme qui, elle-même, ne s’est nullement engagée. Il laisse ouvert l’avenir ; multipliant les possibles, il gagne en liberté. S’il a pu se lier à une femme de cinq années plus âgée que lui, pourquoi ne pourrait-il s’intéresser à une femme qui en a cinq de moins, surtout si elle conjugue la maturité de jugement de Lucie et la gaieté d’Anne ? D’ailleurs, l’ami de Lucie ressemble singulièrement à François par l’âge et par la fonction. Pour autant, en choisissant d’acheter un timbre, lui qui habite juste à côté de Lucie, donc en se refusant de suivre son conseil, lui qui travaille à la poste et pourrait l’éviter, en décidant enfin d’écrire une brève missive informative sans donner son adresse, François met une distance et garde davantage la maîtrise d’une ultérieure rencontre. Décidément, il a gagné en liberté tout en demeurant tourné vers celle qu’il aime.
Ainsi, la parole de la lycéenne a décalé François, voire a fait vaciller ses pseudo-évidences ; elle n’a pas déraciné ce qui habite son cœur profond : l’amour.
e) Les fruits de la rencontre pour Anne
Anne n’a pas bénéficié d’une rencontre similaire à celle de Lucie. On serait en droit de craindre un décalage avec François. En effet, on a vu qu’Anne, avant d’être divisée entre deux amours, était déconnectée d’elle-même. Sa décision manque d’être éclairée par une véritable connaissance de soi. Et c’est justement une plus grande lucidité que François a reçue dans sa rencontre avec Lucie la bien nommée : il a bénéficié de son écoute pour prendre du recul, intérieurement et extérieurement. D’ailleurs, quand François arrive, Anne qui, tout agitée après le coup de téléphone de son dentiste, n’a pu trouver le sommeil, demeure dans sa plainte sempiternelle et son accusation : « Tu es tellement enfermé dans ta petite personne, […] que tu n’imagines même pas qu’il puisse y avoir des problèmes pour moi. » Alors que François a changé, Anne semble encore enfermée dans les formules à double sens notées ci-dessus.
D’abord, la journée d’Anne n’est pas une journée comme les autres. La rupture prononcée par Christian l’a profondément bouleversée ; l’annonce de la maternité de sa femme n’a pas dû non plus la laisser indifférente. De fait, quand elle rentre dans son appartement, un infime changement s’opère, sans doute réactif, mais tout de même significatif : elle – qui ce matin même, se blottissait dans les bras de Christian, l’enlaçait, manquait de pleurer – ôte sa photo du mur.
Venons-en surtout à sa rencontre décisive avec François. De prime abord, rien n’a changé pour Anne et la relation semble partie pour répéter le même dialogue de sourds qu’à midi.
Pourtant, lorsqu’un des partenaires d’une relation change, tous les autres en sont changés. Cela, dans le sens, positif ou négatif, de cette modification. Anne ne peut donc qu’être la bénéficiaire indirecte de la nouvelle et encore fragile liberté de François. De même que Lucie fut l’amie bienveillante qui a permis à François de se dire et d’accéder à une certaine vérité sur lui, de même Anne va voir en François l’ami (mais non l’amant) qui lui donne d’objectiver les ambivalences déchirant son cœur. Le changement opéré chez son ami, si mince soit-il, permet à leur relation de ne pas s’embourber dans une circularité sans fin.
Comment ce changement prend-il corps ?
D’abord, l’occasion va être donnée à Anne de dire sa souffrance : « Je passe mon temps à faire des choses que personne ne m’oblige à faire. » D’ailleurs, elle n’est plus si triste que ce matin et la journée : selon son propre aveu, ses larmes sont l’expression d’une nervosité plus que d’une désolation.
Par ailleurs, Anne commence son deuil de Christian : « Christian, terminé ! » En effet, elle comprend qu’elle ne vivait pas la relation, mais qu’elle la rêvait, emprisonnée dans la toute-puissance du désir : « Je m’imaginais qu’il allait revenir comme un prince charmant pour m’enlever. » Elle prend conscience de ce qu’elle savait depuis le début : il ne pouvait pas l’aimer. Du coup, son cœur devient plus disponible. En effet, aussitôt après la prise de conscience, elle éprouve une compassion pour François : « Je comprends que tu sois triste, parce que je le suis. » Pour la première fois, sa parole est vraie et rejoint François en profondeur. De même, Anne est suffisamment détachée d’elle-même pour repérer qu’une réponse indifférente de François (« À quoi tu penses ? – À rien. – Si. Il y a quelque chose. Tu as l’air perdu dans tes pensées. ») n’exprime pas ce qu’il ressent en profondeur. Elle répond, justifiant ainsi le proverbe du sous-titre : « On ne saurait penser à rien ». Grâce à ce décentrement de soi qui lui permet d’observer un décalage entre le verbal et le non-verbal dans l’attitude pensive de François, elle découvrira que celui-ci a rencontré Lucie. Ce ne sera pas sans stimuler sa curiosité, voire piquer sa jalousie (comme elle l’avoue paradoxalement dans un déni dont la disproportion est suspecte : « Moi, jalouse ? Si tu espères me rendre jalouse, c’est pas la bonne façon de t’y prendre avec moi ») : ce n’est pas parce que le garçon l’aime qu’il ne peut pas se tourner vers une autre femme ; ce constat, qui n’est pas sans rappeler une histoire récente, l’aiguillonnera peut-être à ne pas trop différer la décision de le revoir.
Dès lors, l’ouverture d’Anne la dispose à entendre autre chose. Comme Lucie le fit à son égard, François ose dire à Anne une vérité qu’elle ne peut trouver seule. Autant lui décide peu, autant Anne contrôle tout : « Je trouve que tu décides trop. » Que fera-t-elle de cette vérité qu’elle a pourtant aussitôt déniée ? Nous l’ignorons. Du moins est-elle semée.
À la fin de leur entretien, Anne qui disait ne pas prendre le chemin du mariage, va à son tour ouvrir son avenir en acceptant de revoir François. Plus encore, en lui donnant sa liberté : « N’oublie pas d’écrire à ta petite copine ! » Certes, elle ne s’est pas décidée pour François. Du moins cesse-t-elle de s’enfermer dans sa posture victimaire et ne ferme-t-elle pas la porte à son « fiancé ». Coïncidant davantage avec elle-même et ayant découvert la fausse croyance qui la ligotait, elle est désormais plus apte à s’ouvrir à l’autre.
f) Un deus ex machina ?
L’objection ne manquera pas de se lever : cette place donnée à l’aléa n’emprunte-t-elle pas au deus ex machina si présent, par exemple, dans les comédies de Molière ?
Le hasard est artificiel lorsqu’il joue au porte-bonheur ; or, si important qu’il soit pour Rohmer, il ne se substitue pas à la liberté des personnes, ainsi qu’on l’a vu. Précisément, il la précède et il appartient au héros de donner sens ou non au « matériau » qu’il offre, en l’occurrence de le convertir en amitié ou en croisement.
Il faut dire plus. La fortune (au sens classique du terme) est essentielle à l’histoire humaine. En effet, Rohmer ne parle jamais que d’une seule chose : l’amour entre les personnes. Tous ses films sont des histoires d’amour, et d’amitié. Or, la relation d’amour, d’amitié est à la relation familiale ce que les liens choisis sont aux liens du sang. Mais ce choix suppose une rencontre et celle-ci est fortuite. Faisons un instant mémoire des personnes que nous considérons aujourd’hui comme nos amis, voire notre meilleur(e) ami(e). Autant nous connaissons nos parents depuis le commencement, autant ce lien amical est apparu un jour [5], donc est le fruit d’une rencontre ; et si celle-ci n’a pas dépendu de nous, en revanche, il a dépendu de nous d’y consentir et de la nourrir. Voilà pourquoi Rohmer qui accorde une telle importance à la rencontre, donc à l’amitié, en attache si peu aux liens parentaux, donc à l’origine.
3) Un personnage omniprésent mais très discret
Il ne faudrait pas oublier un autre personnage qui pourrait passer inaperçu tant son omniprésence est intégrée [6]. Je veux parler de Paris [7]. On sait combien Rohmer prend soin du décor, naturel ou artificiel ; et ce souci vaut singulièrement de Paris, que d’autres de ses films célèbrent. Dans les faits, d’abord. La métropole française est non pas un prétexte, mais un acteur à part entière. Le tournage en extérieur constitue un véritable choix.
Symboliquement, ensuite. Ce film est un chassé-croisé amoureux. Multiples, complexes sont ces histoires de cœur qui sont aussi des histoires de liberté ; de même, variés sont les visages de Paris. Et les quartiers visités sont comme appariés à ceux qui les habitent : le studio d’Anne dans le xviie arrondissement en a la grâce un rien bourgeoise et, comme nous l’avons vu, signifie, par l’absence de cuisine, son indépendance, son refus d’investir dans la relation ; les Buttes-Chaumont ont le charme riant, la fraîcheur, la liberté de Lucie ; son côté « montagnard », comme dit Rohmer, rappelle aussi les hauteurs auxquelles aspire l’amour romantique ; la chambre de bonne bruyante de François dans le quartier latin dit à la fois sa vie d’étudiant et son passage vers une autre vie ; enfin, le quartier gris de la gare de l’Est s’harmonise à l’ambiance laborieuse et souterraine du tri postal. Bref, le Paris de Rohmer finit par dessiner une nouvelle Carte du Tendre. Voilà pourquoi la chanson qu’évoquait l’introduction chante aussi la richesse de séduction de la ville.
Dorénavant, la ville que les urbains ont tendance à décrier et fuir le week-end pour une campagne édénisée, nous rappelle la chance qu’elle représente : celle de la rencontre inattendue [8]. Loin du thème sociologique à la mode de la foule solitaire, Rohmer manifeste un potentiel trop oublié de la vie citadine : favoriser des rencontres non maîtrisées, aussi fragiles que prometteuses. Fragile et prometteur comme de laisser ou non son adresse ; comme de déchirer la lettre ou de la poster.
4) Un personnage absent mais très central
Si Paris est omniprésent, un autre personnage, lui, est constamment absent, ou presque (on ne le verra qu’à la sauvette, à la toute fin du film, sur une photo) : je veux parler de la femme de Christian. Pourtant, c’est elle qui donne au film son titre. Pourquoi dès lors lui octroyer une place centrale ? Une fois n’est pas coutume, la titulature emprunterait-elle à l’ironie de la Cantatrice chauve ?
Et si la femme de l’aviateur était la véritable héroïne ? Et si c’était la fidélité que Rohmer voulait ainsi célébrer [9] ? Non pas au sens platement juridique du terme, ni dans le sens seulement négatif de l’exclusion de tout autre conjoint, mais en sa signification plénière et positive d’élection de la personne aimée. La fidélité est la traduction, dans la patience du temps, du choix de l’autre dans son unicité [10]. Être fidèle, c’est dire à celui (celle) que l’on aime que toutes ses énergies, toute son attention sont maintenant tournées vers lui (elle) ; c’est donc témoigner de toute la valeur qu’il (elle) présente à nos yeux.
La fidélité, ou plutôt l’unicité qui en constitue le sens profond, ne serait-elle pas cette qualité de l’amour, actuellement réalisée par la femme de l’aviateur vers laquelle les trois héros regardent et tendent sans pouvoir pleinement y accéder ? Anne sort d’une autre histoire amoureuse dont elle ne semble pas avoir encore fait le deuil. De même, on l’a vu, Lucie ne semble pas être bien déterminée sur le choix de son ami dont on ne sait pas d’abord s’il existe et ensuite, qui il est : Prince de Corrégidor possédant sept châteaux en Espagne, ou balayeur noir musulman ? Enfin, quoique le plus attaché des trois héros, François ne jettera pas la lettre qu’il a écrite à Lucie.
Là se trouve peut-être l’explication du choix qu’a opéré Rohmer de faire du camarade de travail de François le petit ami de Lucie. En effet, selon une vérité morale que développe la sixième des Comédies et proverbes évoquée ci-dessus, « les amis de mes amis sont mes amis » ; autrement dit, la liaison avec l’amie d’un ami rime avec trahison. Certes, cette règle est transgressible : François postera son courrier, donc laissera ouverte la possibilité de continuer la relation avec Lucie. D’ailleurs, que celle-ci ait tu sa relation avec ce jeune homme peut s’interpréter comme un mensonge par omission mais aussi comme une insatisfaction. En tout cas, François a hésité et n’a jamais manifesté le moindre désir de la courtiser pendant toute l’après-midi : son cœur n’est occupé que de sa « fiancée » : « C’est vraiment pas mon genre d’accoster les filles dans la rue. Surtout pas aujourd’hui ! » Il le redira clairement à Anne qui le suspectera d’infidélité quand il racontera sa rencontre d’une après-midi.
Un premier clin d’œil le confirme. La phrase en allemand que, par hasard – mais on sait maintenant combien celui-ci peut porter de bonheur –, Lucie lance à la volée : « Also, du hast dich verheiratet ! » signifie : « Ainsi, tu es marié(e) ! » Certes, l’Alsacien Christian se retourne car il connaît cette langue. Pour autant, les touristes germanophones de visite dans la capitale ne sont pas rares. Surtout, son étonnement ne vient-il pas de ce que la phrase sous mode interjectif fait mouche ? L’interjection « Also » ajoute à l’information, somme toute factuelle, « Tu es mariée », une note de douce exhortation : « N’oublie pas : tu es marié » et en actualise le passif passé : « je suis marié » ; or, épouser, n’est-ce pas – au présent – choisir son conjoint et lui être fidèle ?
D’autre part, on ne peut qu’être frappé de l’importance du rôle joué par les photos dans le film : c’est avec une photo que Lucie veut prouver l’adultère de Christian ; c’est par une photo que François finit par découvrir à la fois son erreur et la vérité. En négatif (si je puis dire !), Lucie n’ayant pas de photos de son camarade, François ignorera que c’est son collègue et ne ressentira pas la possible jalousie qui aurait brouillé la pureté de la rencontre. Or, sans nier tout ce qu’un objectif peut avoir de subjectif, il serait injuste et réducteur d’oublier que le propre de la photographie est de fixer ce qui passe et d’ainsi rendre fidèlement une réalité que la mémoire peut travestir.
5) Conclusion
Il se dégage de cette histoire un charme aussi remarquable qu’indéfinissable. On peut invoquer le style du cinéma Nouvelle Vague avec lequel, dans le premier film de la série Contes et proverbes, Éric Rohmer semble renouer (la caméra à l’épaule, le film 16 mm., la pellicule ultrasensible, les couleurs naturelles, etc.), le respect de la règle des trois unités, le jeu exquis de Lucie, l’étonnante fraîcheur de l’histoire qui évoque sans trancher, etc. Ces raisons y sont sans doute pour beaucoup, mais, à mon sens, demeurent encore extérieures. Le parfum envoûtant qui se dégage du film de Rohmer ne naît-il pas de ce subtil entrelacement entre son extraordinaire proximité avec la vie de tous les jours et l’infime décollement qui fait espérer au-delà ?
Cette délicate combinaison ne parle-t-elle pas de l’approche d’un invisible tellement inattendu et pourtant si espéré ? François désire avoir la confirmation que Christian trompe Anne et ainsi lui apporter triomphalement la preuve qu’elle erre en continuant à l’aimer. Mais ce qu’il recevra est tout autre : le don d’une rencontre, celle de Lucie qui le révèle à lui-même. Lorsque le jeune homme décrit à Anne la rencontre avec Christian comme quelque chose d’extraordinaire, il ne sait pas ce qu’il dit : il lui est donné là bien plus que ce qu’il attendait. Le hasard serait-il l’instrument d’un affleurement de la grâce ? Comme toute grâce, celle-ci ne donne pas ce que l’on attend mais, autre et tellement plus, ce à quoi elle aspirait secrètement depuis toujours sans oser se l’avouer [11].
Pascal Ide
[1] L’inclusion est, en rhétorique, la répétition, au terme d’un récit, de ce qui fut dit à son début. Par exemple, les deux mille cinq cent pages de La recherche du temps perdu de Marcel Proust commencent par « longtemps » et s’achèvent par « le Temps ». En répétant l’élément, l’inclusion en souligne l’importance.
[2] Le texte du scénario est édité par Éric Rohmer, Comédies et proverbes. I. La femme de l’aviateur, Le beau mariage, Pauline à la plage, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, 2 vol., tome 1, p. 9-68.
[3] À noter que la présence d’une apostrophe veut souligner la différence à côté de la similitude exprimée par la lettre majuscule.
[4] Je rappelle que, au terme de la journée, dans le café Le Verdun, François écrit une lettre à Lucie où il lui explique qui était la femme.
[5] Pour autant, il est très rare qu’on puisse clairement indiquer l’instant précis de son apparition, tant l’origine demeure toujours un mystère caché, même aux yeux les plus perspicaces, ainsi que le disait l’Introduction.
[6] N’est-il pas paradoxal de joindre omniprésence et discrétion ? En fait, une chose n’est pas présente car elle nous est proche, mais parce qu’elle s’approche, qu’elle se rend présente. Alors, le donné se transforme en don, s’offre à notre réceptivité et suscite notre attention (cf. par exemple le suggestif article de Jean-Louis Chrétien, « Note furtive sur la présence », Études, septembre 2001, n° 3953, p. 187-195).
[7] Cf. par exemple Philippe Delerm, Paris l’instant, Photographies de Martine Delerm, Paris, Fayard, 2002. Le minimalisme narratif maintenant bien connu de l’auteur offre une vision, comme aquarellée, de Paris, s’attachant au détail invu, fragile, mais accessible à tout regard qui s’attarde la pipe de la vitrine de l’antiquaire, la BD d’occasion, la vendeuse qui sert des bonbons coquelicots avec une petite pelle ronde en métal usé, etc.
[8] Ce qui est vrai de la capitale l’est aussi de la banlieue – ces villes nouvelles accusées d’être des villes-dortoirs fragmentant le tissu social – ainsi que l’atteste le dernier film de la série Comédies et proverbes, L’ami de mon amie (1986), qui se déroule à Cergy Ville nouvelle.
[9] Cette hypothèse est déjà énoncée par Guy Bedouelle « Mine de rien, après les six Contes moraux, voilà en fait un nouveau film dédié à la fidélité et Rohmer plus fidèle à lui-même que jamais. » On trouve « le thème de la fidélité à l’absente, à l’inconnue (comme Lucinde, du Genou de Claire) […]. Pour la première fois chez Rohmer, c’est cette recherche «en fidélité» qui devient le ressort quasi policier, disons hitchcockien, du film. Elle est le fil d’Ariane qui guide les personnages dans le labyrinthe de la ville ou dans le dédale de leurs sentiments et de leur psychologie » (Du spirituel dans le cinéma, coll. « 7e art », Paris, Le Cerf, 1985, p. 60).
[10] « Par son côté d’audace, la promesse [de fidélité] m’engage dans un processus créateur où ma volonté de ne pas remettre en question mes décisions intervient dans la détermination même du futur elle obture des possibles et les rejette au rang de tentations » (Paul Ricœur, Gabriel Marcel et Karl Jaspers. Philosophie du mystère et philosophie du paradoxe, Paris, Éd. du Temps présent, 1948, p. 295-296. Cf. Roger Mehl, Essai sur la fidélité, Paris, p.u.f., 1984).
[11] Au chrétien, La femme de l’aviateur ne pourrait-il rappeler que, dans le prolongement de l’Incarnation, la grâce s’offre dans la trame de la création qui est le premier amour de Dieu. Le don de la grâce, à l’image de son divin Donateur, est mystère caché et surabondant. L’extraordinaire se joue dans l’ordinaire de nos vies, l’inouï se laisse entendre dans la rumeur du quotidien. « La grâce, écrit Georges Bernanos, est une inconnue, par quoi le calcul des réalistes est toujours faussé. […] La grâce frappe, dans leur dos, qui lui plaît, doublant ainsi ce qu’on appelle le hasard d’un autre Hasard immense qui défie toutes les mathématiques. » (Nous autres Français, V, in Essais et écrits de combat, éd. Michel Estève, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, tome I, 1971, p. 714) On retrouve déjà chez Léon Bloy cette métaphore du « coup dans le dos » « Quand Jésus viendra, ceux d’entre nous qui «veilleront» encore, à la clarté d’une petite lampe, n’auront plus la force de se tourner vers Sa Face, tellement ils seront attentifs à interroger les Signes qui ne peuvent pas donner la Vie. Il faudra que la Lumière les frappe dans le dos [ici, c’est moi qui souligne] et qu’ils soient jugés par-derrière ! » (La Femme pauvre, Paris, Mercure de France, 1956, p. 189) Il demeure que Rohmer est si respectueux de la liberté de ses personnages, si soucieux d’épouser la vérité de notre vie, qu’on pourrait interpréter le film en sens inverse François, non sans perversité, joue l’amoureux auprès d’Anne tout en gardant ses chances avec Lucie ; Anne est toujours aussi murée dans son égoïsme. Mais il est si facile d’éteindre la mèche qui fume…
Le récit, qui se déroule sur une seule journée, commence au centre de tri postal de la Gare de l’Est. François (Philippe Marlaud) apprend par son camarade (Philippe Caroit) qu’il connaît quelqu’un pour faire une réparation dans le studio d’une jeune femme dont il est amoureux, Anne Coudrière (Marie Rivière). Tôt matin, il se rend à l’appartement d’Anne et lui laisse un mot. Lui succède aussitôt après son ancien amant, Christian (Matthieu Carrière). Marié, pilote de ligne, Christian lui annonce qu’il rompt sa liaison car sa femme attend un enfant et qu’il l’aime. François, revenant au studio d’Anne, la surprend en train de sortir de l’immeuble avec Christian. À midi, François retrouve Anne qui l’évite et lui fait une scène : n’avait-elle pas dit qu’elle avait rompu avec Christian ? Mais Anne refuse de s’expliquer dans la rue. De retour à la Gare de l’Est en début d’après-midi, François voit par hasard Christian avec une femme blonde. Prodigieusement intrigué, il les suit jusqu’aux Buttes-Chaumont. Sa maladresse de détective néophyte lui fait rencontrer une ravissante lycéenne, Lucie (Anne-Laure Meury), que la grève inattendue de son professeur laisse désœuvrée et qui s’associe gaiement à cette filature romantique. Qui est cette jeune femme blonde dont Christian ne semble pas particulièrement amoureux ? Cette rencontre avec Lucie est-elle l’occasion d’une amitié ou d’un possible amour ? Anne va-t-elle choisir entre François et Christian ?