Captain Fantastic
Film dramatique américain de Matt Ross, 2016. Avec Viggo Mortensen.
Thèmes
Éducation
Bien entendu, la question centrale soulevée par le film multirécompensé (prix de la mise en scène dans la catégorie Un certain regard au Festival de Cannes 2016 ; prix du jury et prix du public au Festival du cinéma américain de Deauville 2016, etc.) est celle de cette éducation hors société et hors contrôle, mais point hors norme.
Comment ne pas être bousculé, voire séduit ? Il y a de fait beaucoup à reprendre de ce souci d’éducation intégrale qui noue le physique – l’alimentation équilibrée, l’activité physique utile, l’acquisition de l’endurance corporelle, l’adaptabilité aux éléments naturels –, l’intellectuel – dans quelle école aujourd’hui, un enfant apprend-il ce qu’est la théorie M (l’hypothèse unificatrice des cinq grandes interprétations de la théorie des cordes, elle-même, tentative d’unifier la relativité générale et la physique quantique), lit-il Les frères Karamazov, écoute-t-il les variations Goldberg, apprend-il un regard critique nuancé sur le roman sulfureux de Nabokov, Lolita, etc. ? ; et dans quelle famille, instaure-t-on de longues plages de lecture et d’étude en silence, loin de toute addiction au numérique ? –, l’anthropologique – par exemple, le passage, si décisif pour un homme, de l’enfance à l’âge adulte, autrement dit une initiation digne de ce nom – et l’éthique – l’acquisition des vertus, comme la prudence et le sens de la mission, le courage et la persévérance, la vérité, l’aide mutuelle, le respect d’autrui, etc. De ce point de vue, l’un des fruits de cette éducation exigeante éclate dans la scène splendide où Bo déclare sa flamme à la jeune fille ébaubie. Bien loin des écœurantes et racoleuses pantalonnades adolescentes des Sausage party de fin d’année…
Comment non plus ne pas relever les bugs de cette éducation qui, comme toute éducation, présente ses ombres ? Certaines limites sont accidentelles, ponctuelles et même évitables, comme le vol de la supérette justifié par la transgression festive. D’autres sont accidentelles, donc inévitables, mais durables et profondes. L’absence d’autorité féminine – dont on comprend qu’elle ne commence pas avec l’absence corporelle de la mère, sujette à des troubles bipolaires – se traduit par un déficit du pôle féminin dans l’éducation : cela va du cadeau très viril d’armes de combat pour les filles (couteau cranté 18 cm., etc.) lors de la fête de Noël, pardon, de Noam (Chomsky, révolutionnaire en son invention de la linguistique générative, mais aussi dans ses prises de position anarchistes) à l’apprentissage du combat à l’arme blanche, en passant par l’exposé cru de ce qu’est un viol, en réponse à la demande de la cadette, et une autorité à la limite de l’autoritarisme d’un père dont le génie ne réside décidément pas dans sa capacité à consoler.
Surtout, et ici la limite devient faute, la pédagogie de Ben hérite de sa réactivité polémique. Si la barbe le rapproche du hippie peace and love, son anticonformisme n’emprunte rien aux clichés du style babacool. Et si Leslie affiche un bouddhisme militant, Ben, lui, est un carnivore cynégétique qui est parti en guerre contre tout ce que représente la société américaine et son prolongement mondialiste : le pire – l’hypocrisie, l’exclusion, la dérégulation éthique du marché et donc le découplage économico-politique, l’individualisme antifamilial, l’hyperconsommation narcissique et abêtissante, etc. –, mais aussi le meilleur – le fond culturel chrétien. Et nous touchons au côté le plus désagréable et le plus attristant du film à la limite du militantisme. Certes, Ben a l’excuse d’avoir été rejeté par sa belle famille qui impose l’inhumation et la célébration chrétienne à leur fille qui a expressément demandé une incinération, sinon un culte païen. Mais, justement, il n’a pas la magnanimité de ne pas exclure ceux qui l’ont exclu. Il est sous l’emprise de la pathologie stérilisante de cet anagramme de créatif qu’est le réactif, si justement dénoncé par Nietzsche et son prophète Deleuze : à force de poursuivre le dragon, on devient dragon soi-même.
Heureusement, le film n’en demeure pas là. La pédagogie ou plutôt la conversion pédagogique de l’enseigné devient celle du pédagogue lui-même. En effet, les réactivités, blessées et coupables, destructrices et périlleuses, de Ben ne sont pas irréversibles. Il va franchir les trois étapes d’un rude chemin vers la paix et la lumière. Après l’adhésion unilatérale, exclusive et excluante à son modèle anarchique, entre trotskisme et maoïsme (résumé en deux slogans : « Le pouvoir au peuple ! » « Mort aux vaches ! »), l’accident de sa fille lui dessille les yeux : sa radicalisation idéaliste a mis en danger la vie non seulement de son aînée, mais de sa femme et, par là, de toute sa famille. Cruelle est la révélation du plus admiratif de ses enfants : sa femme a dû lui dissimuler toutes les démarches faites pour que Bo puisse intégrer les plus prestigieuses universités du pays. Aussi Ben passera-t-il de l’unilatéralisme triomphant à une démission-dépression tout aussi monopolaire – épousant sans le savoir les phases traversées par sa femme. Ce qui nous vaut un autre splendide plan où le grand acteur Viggo Mortensen s’effondre dans une tristesse amère et sans rivage.
Mais ces deux étapes – difficilement contournables – débouchent heureusement, quoique sans nécessité, sur un troisième temps : l’intégration des valeurs de chaque modèle éducatif et sociétal (prenant en compte les besoins d’identité familiale, de proximité avec la nature et d’autonomie, d’un côté, les besoins de sécurité et de socialisation, de l’autre). Cette intégration durable (objectivée par la domestication des broussailles capillaires) est aussi joyeuse : plus que les funérailles festives mais résolument païennes, la superbe scène finale, familiale, studieuse et bucolique – qui évite le cliché lissé de La petite maison dans la prairie, en nous montrant un Rellian encore un tantinet rebelle (il ne travaille pas comme les autres) et un Ben soupirant nostalgiquement (n’ayant pas encore renoncé totalement à la vie sauvage).
Le titre promet un super-héros sous les traits de ce père-philosophe-roi. Mais l’idéal platonicien est vite déboulonné. Le film va-t-il dorénavant sombrer dans l’apologie inversée de l’anti-héros ? Non, il propose le héraut d’une bonne nouvelle : ayant humblement consenti à l’aide des enfants (« Mission : sauver papa »), Ben quitte l’orgueil de la posture dominante à la limite de la dictature, et sa subtile figure inversée qu’est l’abandon de ses responsabilités paternelles. Le Captain fantastic devient alors le capitaine d’une fantaisie qui, comme l’anglais imagination (versus fantasy) le signifie, non pas une évasion hors de la réalité, mais son accomplissement.
Ayant réussi à chasser seul un cerf, le jeune Bodevan (George MacKay) est reconnu comme un adulte par son père, Ben (Viggo Mortensen). Avec ses cinq autres enfants – les deux adolescentes, Kielyr (Samantha Isler) et Vespyr (Annalise Basso), un adolescent rebelle, Rellian (Nicholas Hamilton), et deux enfants plus jeunes, Zaja (Shree Crooks) et Nai (Charlie Shotwell) –, il vit dans les forêts américaines du Nord-Ouest Pacifique, partageant son temps entre l’enseignement, multiple, et les moments d’intimité familiale. Jusqu’au moment où la tragédie éclate : la mère, Leslie (Trin Miller), déjà absente depuis trois mois et hospitalisée en psychiatrie, se suicide. Se pose alors la question de participer à l’enterrement. Mais comment les enfants peuvent-ils affronter un monde qui non seulement ne leur est pas familier, mais est opposé à toutes leurs valeurs ? Surtout, comment Ben va-t-il réagir face à sa famille et celle de Leslie qui sont en opposition, feutrée pour la première et frontale pour la seconde, à son éducation ?