Métaphysique du bridge et du jeu d’échecs

Si je vous demandait quelle différence il y a entre le bridge et du jeu d’échecs, vous me répondriez matériel (cartes, d’un côté, échiquier et matériel, de l’autre), nombre de joueurs, règles, etc. Et vous auriez raison. Et si, derrière des jeux qui paraissent si similaires se cachaient deux conceptions différentes du rapport au temps.

En effet, le bridge est un jeu diachronique. Pour jouer efficacement et donc se donner toutes les chances de gagner, le bridgeur se doit de mémoriser toutes les levées précédentes. En revanche, les échecs sont un jeu synchronique. Pour pouvoir conduire son jeu, l’échéquiste n’a pas besoin de connaître le passé, mais seulement la situation présente. Ainsi, paradoxalement, le nom de bridge, « pont », qui déploie une structure spatiale, renvoie à une réalité temporelle, alors que la dénomination d’échecs, transparente, qui s’inscrit dans une histoire, ne prend en compte que la topologie des pièces.

Déjà, arrivé à ce point, l’on pourrait dire que le bridge atteste cette épaisseur du temps qu’est la durée, ne s’explicite qu’en faisant appel à cette notion bergsonienne : de même que le sucre ne peut fondre que progressivement, de même, le jeu ne se révèle-t-il que peu à peu, au contraire de l’échiquier qui se donne à connaître instantanément.

Mais allons plus loin. Derrière cette distinction déjà insolite du diachronique et du synchronique s’en cache une autre. En effet, le philosophe qui sommeille en vous s’est peut-être interrogé : pourquoi le jeu de bridge est-il diachronique, c’est-à-dire se développe dans le temps, alors que les échecs n’en ont pas besoin ? La réponse tient à la structure ontophanique du jeu. D’un côté, aux échecs, tout est évident et rien n’est caché ; le joueur ne garde pas des pièces inconnues par devers lui comme un joueur de scrabble protège ses lettres sur support. Par contre, au bridge, non seulement différents plis se sont succédés, dont la seule mémoire est constituée par les cartes retournées dont les figures ne sont plus accessibles, mais chaque joueur conserve dans sa main des cartes connues de lui seul et par ce que les enchères en ont donné à savoir indirectement. Or, ce qui ne peut être connu simultanément l’a été et le sera successivement. Ainsi, le jeu de bridge convoque implicitement la distinction du fond et de l’apparition – projection ontotopique du déploiement ontochronique. Or, ce couple catégoriel décrit la constitution ontophanique qui est métaphysique [1]. Voici pourquoi l’intitulé s’est autorisé, cum grano salis, de parler de métaphysique du bridge et du jeu d’échecs…

Pascal Ide

[1] Cf. Hans Urs von Balthasar, Phénoménologie de la vérité. La vérité du monde, trad. Robert Givord, coll. « Bibliothèque des Archives de Philosophie », Paris, Beauchesne, 1952 ; La Théologique. I. La vérité du monde, trad. Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 11, Namur, Culture et Vérité, 1994. Pour un commentaire systématique, cf. Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, chap. 1 ; Id., « Métaphysique de l’être comme amour. Quelques propositions synthétiques », La métaphysique, numéro coordonné par Emmanuel Tourpe, Recherches philosophiques, 6 (2018) n° 1, p. 29-56.

27.4.2024
 

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