Maurice Blondel et la normative de la nature

Contrairement à son collègue, compatriote et contemporain Henri Bergson, Maurice Blondel (1861-1949) [1] n’a pas consacré ouvrage à la cosmologie et ne semble pas se tenir au courant des avancées des sciences naturelles. Cette présence tient d’abord à ce que, à une époque marquée par la rupture cartésienne, largement relayée, de la nature et de l’esprit, le philosophe français est l’un des rares à au contraire en souligner la continuité et insérer l’homme dans le cosmos, tout en en montrant la transcendance. Aussi les notations cosmologiques sont-elles éparses (et multiples) notamment au sein de ce que l’on appelle la Trilogie [2] (ou la Tétralogie [3], et dès sa thèse de 1893 [4]. Ensuite, sans manifester une compétence particulière, Blondel n’ignore toutefois pas les acquis des sciences physiques (mécanique quantique, théorie de la relativité) et biologiques (l’évolutionnisme). Enfin et surtout, il adopte un regard profond et original qui confirme en retour notre perspective tripartite [5].

  1. De fait, Blondel est l’un des plus typiques représentants du modèle holistique de la cosmologie – dans sa version transcendante. Il élabore une somptueuse cosmologie dynamique, téléologique et historique. Elle se vérifie d’abord de l’être de la nature. D’un côté, les êtres naturels, comme la matière ou le vivant, présentent une consistance ; de l’autre, il y a en eux un ordre réglé qui les dépasse en direction de la pensée et, en définitive de l’Absolu. Elle vaut ensuite de l’action des êtres naturels. Là encore, Blondel observe la tension irrésorbable entre une opération dont les étants sont réellement la source et la seule Cause véritablement efficace qu’est la Cause ultime. Elle se vérifie enfin de sa reprise épistémologique, c’est-à-dire de la pensée. Le dipôle dynamique devient celui de la raison noétique (abstraite, conceptuelle), à l’œuvre notamment dans les sciences, et une raison pneumatique, à l’œuvre dans la philosophie. Sans nullement sacrifier l’un des deux pôles, il enracine le premier dans le second, afin de faire saillir le hiatus fécond de la pensée pensante et de la pensée pensée.
  2. Est-ce à dire que Blondel n’accorde aucune place à la substance comme être en soi et par soi ? Assurément, pour le philosophe de l’Action, seul l’Absolu mérite d’être pleinement appelé Être ; jamais il n’affirmerait avec Aristote que l’ousia est l’être premier. Aussi doit-il constamment attester que son ontologie n’incline pas vers le panthéisme. Toutefois, il n’ignore pas que Dieu donne vraiment et ne prête pas : pour venir d’en haut, cette dynamique interne est déposée à l’intime de chacun des êtres, naturels et humains, et se présente sous la forme d’une normative. Celle-ci présente bien des points communs avec la phusis aristotélicienne, « principe interne de mouvement ». Mais elle le déborde en son terme qui est surnaturel (tout en demeurant gratuit), en se refusant au repos autre qu’en Dieu (chez Aristote, la nature est aussi principe de repos immanent) et enfin en connectant, synchroniquement (par le vinculum substantiale) et diachroniquement (par l’évolution), chaque être naturel à tous les autres. Ultimement, ce don de la création est accordé à la créature par Dieu qui est le Principe premier afin que celle-ci puisse le redonner – parfois jusqu’à le sacrifier – à Dieu qui est aussi la Fin ultime, pour ainsi pleinement recevoir le deuxième don de la grâce surnaturelle.
  3. En revanche et enfin, Blondel ne laisse presque aucune place aux parties ou aux principes de la substance. S’il n’ignore bien entendu pas l’atomisme [6], pour lui, composer l’être c’est le décomposer : ces principes, qui ne sont pas effectivement présents dans le réel, sont l’œuvre de l’intellect qui analyse (la raison noétique). En regard, la sagesse (la raison pneumatique), de par sa tension vers Celui qui est, ne s’attarde pas à une construction de la pensée qui l’abaisse vers l’archaïque au lieu de l’attirer vers la trouée de lumière (symbolisée par la Panthéon d’Agrippa).

Le platonisme chrétien de Blondel a injecté le meilleur d’Aristote. Blondel n’hésite pas à se prévaloir de la formule fameuse, souvent répétée, de la Contra Gentiles : « Omnia appetunt à Deo ».

Pascal Ide

[1] Pour la bibliographie, cf. http://www.ub.uni-freiburg.de/referate/02/blondel/blondel2fr.html : donne accès à une bonne partie de la littérature primaire.

[2] La Pensée. I. La genèse de la pensée et les paliers de son ascension spontanée, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, Alcan, 1934 ; Paris, p.u.f., 21948.

La Pensée. II. Les responsabilités de la pensée et la possibilité de son achèvement, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, Alcan, 1934 ; Paris, p.u.f., 21954.

L’Être et les êtres. Essai d’ontologie concrète et intégrale, Paris, Alcan, 1935 ; Paris, p.u.f., 21963.

L’Action. I. Le problème des causes secondes et le pur agir, Paris, Alcan, 1936 ; Paris, p.u.f., 21949.

L’Action. II. L’Action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Alcan, 1937 ; Paris, p.u.f., 21963. Ce volume est une version revue et corrigée de l’Action de 1893.

[3] La philosophie et l’Esprit chrétien. I. Autonomie essentielle et connexion indéclinable,, Paris, p.u.f., 1944, 21950.

La philosophie et l’Esprit chrétien. II. Conditions de la symbiose seule normale et salutaire, Paris, p.u.f., 1946.

L’on ajoute parfois le dernier volume qui est le couronnement de toute l’œuvre : Exigences philosophiques du christianisme, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1950.

[4] L’Action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893 ; Paris, p.u.f., 1950 ; Œuvres complètes. Volume 1. 1893. Les deux thèses, Claude Troisfontaines (éd.), Paris, p.u.f., 1995.

[5] Cette brève analyse de Blondel fait appel à la distinction d’un triple regard sur la nature : à partir du tout (cosmologie holistique ou systémique) ; à partir de l’élément (cosmologie atomistique ou mécaniste) ; à partir de l’entité intermédiaire qu’est la substance (cosmologie ousiologique). Cette tripartition est détaillée dans Pascal Ide, « Une lecture polysémique de la nature. Trois propositions pour un discours des méthodes », Lateranum, 81 (2015) n° 3, p. 625-652 ; 82 (2016) n° 1, p. 77-119.

[6] Cf. L’Être et les êtres, p. 79.

16.6.2022
 

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