« Ami de Platon, mais plus encore ami de la vérité » [1]. Fameuse est la parole d’Aristote vis-à-vis du maître qu’il a écouté, suivi, honoré, admiré et aimé d’amitié (« amicus »), pendant près de quinze ans, lorsqu’il est arrivé à Athènes [2].
Le psychanalyste trouvera dans cette formule devenue proverbe une énième illustration de la loi obligée qu’est l’Œdipe : si le maître est celui qui enfante le disciple, le disciple ne devient maître qu’en assassinant symboliquement son père.
L’historien de la philosophie, parfois plus prompt à opposer les doctrines qu’à les articuler, en retiendra surtout la mise à distance et donc le hiatus, bien réel, entre ces deux génies. Le professeur de philosophie l’invoquera pour rappeler que, de tous les arguments, celui d’autorité, est le plus faible.
La métaphysique de l’amour-don y lit avec jubilation dans ces trois mots – magis amica veritatis – deux lois essentielles.
La première, qui résonne dans les deux derniers mots (« ami de la vérité »), affirme que non seulement la vérité ne peut être séparée de l’amour, mais qu’elle lui succède. Un axiome scolastique affirme que l’on ne peut aimer que ce que l’on connaît (comment Roméo pourrait-il tomber amoureux s’il n’en a jamais au minimum entendu parler ?), donc que la connaissance précède l’amour. Toutefois, si la philosophie de Platon ou la vérité attirent, c’est qu’elles se sont données à voir ou entendre, se sont montrées, au lieu de demeurer enfermées dans les livres ou un cercle ésotérique. Un soir, sur l’Acopole, sous les colonnades du Parthénon, dans les senteurs d’oliviers et le chant des cigales, s’est élevée la voix du maître de l’Académie qui, descendu de l’Olympe des Idées, a transmis aux autres, par surabondance, le fruit de sa contemplation. Le vrai se dit, donc se donne, donc, nous aimant, s’élance jusqu’à l’oreille et le cœur qui sont prêts à le recueillir comme le plus précieux des dons.
La seconde, contenue dans le simple adverbe « magis », exprime la loi tout aussi essentielle d’abnégation. L’affirmation de la vérité n’appelle pas seulement la négation de l’ignorance, de l’erreur et du mensonge, mais aussi l’abnégation de toute sa personne. Celui qui s’engage à aimer la vérité qui se propose à lui, se doit de l’aimer de la même manière qu’elle s’est donnée à lui : sans retour ni restriction. Cette vérité n’accomplira la promesse de le féconder au-delà même de ce qu’il peut imaginer et espérer, que s’il l’épouse, avec toute l’exigence d’abyssale liberté, de radicale totalité et d’indissoluble fidélité que comportent les noces [3]. Elle ne se donnera pleinement à celui qui veut l’aimer que si, dans le même mouvement, il est prêt à renoncer à tout ce qui lui est contraire : la formule heureuse qui flatte l’oreille au lieu de surgir de la pensée ; le désir de plaire à la « secte » philosophique à laquelle il appartient, a fortiori s’il l’a fondée ; la simple intuition qui n’est pas étayée par une solide argumentation et n’a pas été soumise à l’épreuve de la contradiction ; l’obéissance inconditionnelle au maître humain, si génial soit-il ; les réactivités secrètement amères aux adversaires, en réalité aussi nécessaires que bénéfiques ; les attachements orgueilleux à ses convictions et conclusions, lorsqu’elles sont ébranlées alors qu’elles ont coûté tant de temps, tant d’énergie et ont emporté tant d’années l’acquiescement ; pire et plus subtil, les compromissions avec les demi-lumières, qui ne sont pas scellées pas la certitude intime et éprouvée.
« Davantage ami de la vérité ». La parole d’Aristote sur la vérité est, pour le philosophe de métier ou le sage de vocation, une leçon de vie parce qu’elle est une leçon d’amour.
Pascal Ide
[1] En grec : « Φίλος μεν Πλάτων, φιλoτέρα δε ἀλήθεια » ; en grec : « Amicus Plato, sed magis amica veritas ».
[2] Plus précisément, la formule est la suivante : « Si les amis et la vérité nous sont également chers, c’est à la vérité qu’il convient de donner la préférence » (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6, 1096 a 13).
[3] Peut-être est-ce pour cela que tant de philosophes sont, sinon de fait, du moins de cœur, célibataires…