L’unité de la volonté et de l’amour selon Saint François de Sales

Dans son admirable opuscule intitulé Quatre Saints, le philosophe catholique français Louis Lavelle (1883-1951) a proposé une méditation sapientielle d’abord sur la sainteté en général, puis sur quatre figures de saints, deux carmes (Jean de la Croix et Thérèse d’Avila), étant encadrés par deux François (d’Assise et de Sales). Centrons-nous sur ce dernier et résumons l’interprétation lavellienne, qui nourrit autant la mystique que la métaphysique [1].

« C’est la théorie de l’amour qui est au centre de toute l’œuvre de saint François de Sales » (p. 184). Mais elle pose un problème considérable. En effet, « la volonté dépend de nous-même. Elle réside dans l’initiative dont nous disposons […]. Au contraire, l’amour surgit en nous malgré nous », ce qui vaut autant de « l’amour profane », c’est-à-dire l’amour-passion, que de « l’amour divin », c’est-à-dire la charité. Ainsi, « le nœud de toute la doctrine de l’amour, et peut-être le secret même de notre âme, réside dans le rapport qui s’établit entre la volonté et l’amour » (p. 186). Comment ne pas noter que Lavelle raisonne comme un moderne qui, d’un côté, identifie la volonté à la liberté, donc à la pure activité, et de l’autre, identifie l’amour à la passion (au moins sensible) et donc à la pure passivité ? Il retrouve au sein de l’amour la même problématique que la connaissance : articuler réceptivité et spontanéité. Certes, un docteur médiéval aurait beau jeu de répondre que la volonté possède deux faces, l’une naturelle et passive, par laquelle elle tend vers le bien qu’elle aime, l’autre libre et active, par laquelle elle élit ce bien. Mais soyons beaux joueurs et réjouissons-nous de cette problématisation qui, si elle est plus actuelle, n’est pas totalement étrangère à M. de Genève.

La solution est la suivante. Lavelle rappelle d’abord la difficulté : d’un côté, la volonté réside « exclusivement dans une activité qui nous appartient en propre, qui est le cœur de nous-même » ; de l’autre, l’amour est « un don qui nous est fait » et « nous unit à un autre être », donc « nous transporte hors de nous » (p. 190). Or, en reformulant l’aporie, notre auteur en déplace les termes : l’opposition première n’est plus tant celle de l’activité et de la passivité que celle de la réflexivité qui est centrée sur soi, et de l’extase qui est sortie de soi.

Or, ce double mouvement converge : « le propre de la volonté n’est-il pas aussi de nous obliger à sortir de nous-même » ? Inversement, « ne faut-il pas dire de l’amour » qu’il « exprime notre secret et l’intimité même de notre essence ? » Donc, il y a « un point en nous-même où le vouloir le plus profond se confond avec l’amour le plus caché » (p. 190-191). Mais en rester là serait seulement juxtaposer volonté et amour. Aussi faut-il dire plus : « La volonté emprunte à l’amour toutes les forces dont elle dispose ; mais c’est elle qui a le pouvoir de les assumer et de les régler » (p. 192). Mais, nous sommes passés de la juxtaposition à l’oscillation. Peut-on préciser davantage ? Assurément. Pour cela, il faut passer d’un mouvement binaire à un mouvement ternaire et introduire un troisième terme, médiateur.

En effet, affirmons-le clairement, l’amour est premier : « l’amour est au fond de nous-même : il est constitutif de notre être ; en recevant l’existence par un acte d’amour, nous la recevons comme une puissance d’aimer » (p. 193). Cette dernière phrase réfracte implicitement l’amour en deux : d’un côté, l’amour qui est reçu ; de l’autre, l’amour qui est donné. C’est ce qui, plus loin, est explicitement affirmé : « cet amour, qui est notre propre essence, para[ît] tantôt venir du dehors, mais comme un don que nous avons reçu, et tantôt naître de nous, mais pour chercher hors de nous le lieu de son séjour » (p. 193).

Mais ces deux moments, l’amour reçu et l’amour offert, demeurent passifs. Aussi doivent-ils être complétés par un moment intermédiaire, actif : « L’amour n’est l’amour qu’à condition qu’il soit reçu en nous par un acte qu’il dépend de nous d’accomplir » (p. 194). Or, un tel acte vient de la volonté. Telle est donc la place de notre faculté volitive : aussi nécessaire qu’insuffisante, aussi indispensable que seconde. Certes, « il y a dans la volonté une ambition par laquelle elle aspire à se suffire » : coupée de son origine, cette volonté est alors « dépourvue d’efficacité » (p. 195) et de finalité ; autrement dit, une telle volonté est séparée de l’amour. Mais, quand elle est ajustée ou convertie, la volonté épouse si étroitement le mouvement de l’amour « qu’elle ne s’en distingue plus » ; alors, « ce que l’on veut le plus profondément, c’est aussi ce qu’on aime le plus profondément » (p. 195).

Comment ne pas lire dans l’exposé de Louis Lavelle la dynamique ternaire du don : réception, appropriation et donation ? On pourrait objecter qu’il identifie l’amour à la désappropriation : « le moi ne peut se trouver lui-même qu’en se désappropriant » (p. 193). Je répondrai en distinguant deux sortes d’appropriation : celle, fondatrice et positive, qui constitue l’identité de la volonté et même de la personne (« Dieu m’a donné moi-même à moi-même », aimait répéter Lucien Laberthonnière après Bossuet) ; celle, antiextatique et négative, qui prend au lieu de donner. La première relève du deuxième moment du don au point de la constituer, la seconde s’oppose au contraire au troisième moment en inversant l’oblation en captation. Certes aussi, notre auteur ne distingue pas assez explicitement nature et grâce. Mais il faut lire ici davantage l’enthousiasme du croyant qui trouve un objet pour nourrir la méditation du philosophe, qu’un philosophe détournant gnostiquement le croyable disponible à la manière de Hegel.

Pascal Ide

[1] Cf. Louis Lavelle, « Saint François de Sales ou l’unité de la volonté et de l’amour », Quatre Saints, Paris, Albin Michel, 1951, p. 175-212.

2.5.2020
 

Comments are closed.