Dans un ouvrage au titre éloquent, l’astrophysicien à l’Institut d’astrophysique spatiale Jean-Pierre Bibring affirme que nous sommes probablement seuls dans l’univers, c’est-à-dire qu’aucun argument solide ne démontre qu’il existe d’autres êtres vivants dans le cosmos [1]. Exit l’hypothèse d’une vie extra-terrestre dans les exo-planètes. Le spécialiste du Système solaire cherche-t-il à souligner l’unicité de la vie et de l’homme ? Assurément ! Mais plaiderait-il en faveur du principe anthropique ? Nullement !
L’argumentation – étonnamment dénuée de toute note et de toute bibliographie – se fonde sur le constat que le vivant est l’effet d’une longue chaîne d’événements casuels. Or, par définition, le hasard est ce qui arrive rarement. Donc, unicité rime ici avec fortuité, émergence avec (extrême) contingence. En l’occurrence, les êtres organiques tels que nous les connaissons n’ont pu apparaître que sur la Terre. D’ailleurs, en sa conclusion, l’auteur tient à écarter expressément le principe anthropique, c’est-à-dire l’argument théologique tiré des ajustements fins :
« Il est tentant de postuler que l’ajustement dont l’humanité est ‘bénéficiaire’ n’est pas le fruit du hasard. C’est ce que traduit le ‘principe anthropique’ : dans son écriture la plus extrême, celui-ci propose que l’Univers se soit même construit et ait été réglé pour permettre cette émergence.
« Une autre lecture de ce même émerveillement, et de l’extrême sensibilité de l’évolution aux propriétés des forces et conditions qui l’ont façonnée, est possible. Si le chemin évolutif de l’Univers dans lequel nous sommes immergés est très singulier, c’est qu’il a, à chaque étape, répondu aux contraintes dynamiques, thermodynamiques, physico-chimiques que sa propre évolution a construites. […] Ces ‘conditions initiales’ se sont en particulier traduites par la synthèse de particules et de structures très spécifiques, dont étoiles et planètes sont une concrétisation.
« Ces singularités dont nous sommes héritiers sont les seules qui nous soient accessibles […]. Nous ne dirions pas (plus ?) que l’évolution du disque protosolaire s’est effectuée pour permettre à la Terre d’abriter l’humanité : dans la multitude des bifurcations évolutives ouvertes au long de l’effondrement d’un nuage protostellaire, l’un s’est construit un chemin particulier, débouchant sur une biosphère au sein de laquelle notre propre développement s’est inscrit. Dans de tout autres contextes et par d’autres contingences, d’autres planètes, et d’autres structures à leur surface se sont développées, sans qu’on ne puisse ni ne doive les situer à un échelon inférieur d’une échelle évolutive hiérarchisée. […]
« Aucun dessein n’est requis pour justifier notre existence [2] ».
Cette prétendue réfutation du principe anthropique postule deux points vulnérables à la critique. Le premier concerne l’attitude du sujet connaissant et le second l’objet connu.
D’une part, cette critique suppose que le chercheur anesthésie tout émerveillement face à ce phénomène tout à fait étonnant qu’est l’ajustement fin des constantes initiales conduisant à l’émergence de la vie. Il suppose aussi une neutralisation face à ce miracle (au sens étymologique) de la vie et de l’homme. Deux observations l’attestent. Primo, l’auteur emploie le terme « émerveillement », mais pour mieux le congédier. Secundo, la parenthèse étonnante « (plus ?) » montre bien que cette attitude est volontariste : elle constitue un coup de force contre l’attitude spontanée. En ce sens, elle s’inscrit dans le sillage de la modernité qui, avec Descartes, craint que la passion brouille la raison, avec Spinoza (« nil admirari ») que l’admiration brouille le bonheur de la contemplation, avec Shatesbury, que l’enthousiasme devienne en-thousiasme et réintroduise ce Dieu que la laïcité a tant peiné a évacué…
D’autre part, cette critique comporte un autre angle mort, objectif : ce qui est fortuit ne se donne comme fortuit, que parce qu’il se donne. Autrement dit, tout n’est pas hasard, mais seulement ce qui est suffisamment signifiant pour retenir l’attention. Voilà pourquoi le hasardeux est rare [3]. Ce qui se vérifie du par accident en général se confirme de l’apparition de la vie (et de l’homme) en particulier : si le chercheur relève que l’émergence de la vie est le fruit d’une série de coïncidences, c’est bien parce qu’il y a une chaîne et que le fruit au terme se singularise. Le chercheur ne s’étonnerait pas de l’apparition d’une forme chaotique de cristal. En l’occurrence, si son attention se porte sur les biomolécules et, a fortiori, sur la structure des protocellules et leur fonction inédite d’assimilation et d’autoréplication, c’est qu’elles présentent une singularité suffisante, et une perfection encore jamais aperçue dans le cosmos. Or, le don se définit comme un bien gratuit. Par conséquent, l’extrême contingence des processus conduisant à l’apparition de ce bien qu’est la vie peut être retournée comme l’attestation bouleversante de sa donation. Le principe anthropique requiert seulement que l’on ait l’honnêteté de s’interroger sur le Donateur d’un tel don…
Pascal Ide
[1] Cf. Jean-Pierre Bibring, Seuls dans l’univers. De la diversité des mondes à l’unicité de la vie, Paris, Odile Jacob, 2022.
[2] Ibid., p. 225-227.
[3] Nous avons longuement développé ce point dans Pascal Ide, « Le jeu du hasard et de l’amour », Philippe Quentin (éd.), Hasard et création, Colloque de l’ICES, La Roche sur Yon, 7 et 8 mars 2022, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2023, à paraître.