Lucy, femme verticale ou femme dressée ?

La nature, notamment dans sa figure évolutive, est habitée par une tension vers une finalité qui, loin d’effacer la contingence, s’en nourrit et la détermine. On peut le montrer de manière objective, à partir des données enregistrées par les sciences et interprétées par la philosophie. Ne pourrait-on tenter une autre approche que je qualifierai de subjective ? Cette approche chercherait à comprendre de l’intérieur la manière dont la nature procède, vit le temps. Cette visée serait à l’approche objective ce que le corps-sujet est au corps-objet.

L’objection ne manquera de pointer aussitôt : le corps humain présente ces deux facettes car il est le corps d’un être doué de réflexivité et d’intériorité. Même dans l’hypothèse la plus audacieuse, même en concédant à la Deep Ecology une égalité totale de dignité entre l’homme et les autres réalités naturelles, nous ne pouvons avoir accès à ce vécu, à ce ressenti, nous ne pouvons même pas imaginer sous quel mode il s’exerce.

Et s’il fallait, pour oser une telle approche, changer radicalement d’approche et faire appel non plus aux discours scientifiques ou philosophique, mais à l’art ? En effet, seule la fiction narrative peut donner la parole à ce qui n’est, apparemment, que silence.

C’est ce que tente de manière très originale et à mon sens réussie Andrée Chedid, dans un admirable petit récit, Lucy [1], dont la construction et l’intensité dramatique sont telles que l’on a pu en tirer une pièce de théâtre. Contrairement à ce qu’annonce le sous-titre La femme verticale, il nous est ici conté une action, d’une dynamique : le redressement. N’aurait-il pas été plus juste de parler de La femme dressée ou, si l’on entend ses résonances évangéliques, La femme levée ? [2]

Le récit nous parle de ou plutôt fait parler – notamment – Lucy, cet être découvert par Yves Coppens et qui vécut voici trois millions et demi d’années, en Afrique orientale, dont les traces montrent qu’elle fut, peut-être, le premier être vivant, à marcher en permanence en station verticale. Il articule trois parties d’inégales longueurs : 1. « L’appel » où Lucy explique la genèse solitaire, hésitante mais puissante du désir de se redresser. 2. « Le crime » où un des membres de sa tribu de quadrupèdes ou quadrumanes explique pourquoi il a tué Lucy. 3. « Le désir » où un autre membre (à moins que ce ne soit l’un de nous) prend la relève de Lucy et se redresse.

Que la théorie de l’East side story élaborée par l’illustre paléontologique soit aujourd’hui considérée comme caduque n’en rend pas moins l’interprétation de Chedid, qui ne dépend ni d’un lieu ni d’un temps précis, toujours valide. Relisons-la à la lumière de la dynamique ternaire du don : donation (don 3), appropriation (don 2) et réception (don 1).

1) Le don 3 comme tension vers une finalité

a) Le récit

A travers ce récit, nous sommes conviés, de manière particulièrement suggestive, à une appropriation subjective, une compréhension intérieure du dynamisme finalisé qui transit la nature. Sous quatre aspects :

Tout d’abord, Lucy est habitée par un désir : celui de quitter la fongosité où elle se débat pour se redresser. En fait, à bien l’écouter, double est son appétit : de verticalité ; mais aussi de stabilité. Et ses deux inclinations se contrarient radicalement : la première, audacieuse, l’invite à s’arracher à sa situation accroupie, alors que la seconde l’y maintient. Le désir de verticalité est d’ailleurs aussi doué de stabilité à sa manière puisqu’une fois Lucy éliminée, il est pris en charge par un autre membre de la tribu, et cela à l’infini (les réponses sont des « milliards [3] »). C’est donc que le désir de verticalisation appartient à la Vie : la différence n’est pas entre son absence et sa présence mais entre son expression audacieuse et son refoulement pusillanime. Ce désir ne fait pas qu’appartenir à la Vie, il la constitue : en effet, lorsque l’assassin tue Lucy, l’être de désir, il fait la double expérience qu’il tue le désir en lui et qu’il se suicide. Le jaloux qui est négation du désir de l’autre n’est assassin de lui que parce qu’il a d’abord nié tout désir en soi et donc tout droit à l’existence autonome. « Et nous, n’existerons jamais [4] ». Etrangement, celui qui parle semble s’identifier à l’humanité future ; et s’il parlait simplement de lui avec toutes les richesses multiples qu’il porte en son sein ?

Ensuite, ce désir se présente comme un bien. Un double signe le montre. D’une part, lorsque Lucy sera assassinée, quelqu’un d’autre, épousant le mouvement de la Vie, reprendra son projet. D’autre part, astucieusement l’auteur fait aussi parler l’homme d’aujourd’hui ; or, il porte Lucy en lui : notre verticalité fait mémoire et rend grâces à celle qui, la première, s’est redressée.

Pour autant, ce désir est contingent. En effet, cette poussée est seulement l’une des possibilités offertes à Lucy. De plus, elle ouvre sur un avenir indéterminé et, de ce fait, risqué. Enfin, elle peut être détruite (ne pas être) doublement. De l’extérieur, par celui qui commet le crime et dès lors travestit la finitude du bien en mal et le risque en drame ; mais aussi de l’intérieur, par le doute et plus encore l’inquiétude qui transit Lucy. Elle fait l’expérience que l’innovateur est toujours solitaire : car il lui faut tailler, seul devant tous, les voies que les autres suivront en sécurité. J’insiste : l’assassin de Lucy, en filtrant de l’avenir ouvert par la verticalisation que les conséquences éventuelles négatives, transforme le contingent en mal, ce qui est la tentation du manichéisme. Mais c’est se rendre aveugle à la richesse et à la promesse du réel. C’est aussi opter pour la seule loi de conservation qui, devenue seule maîtresse à bord, devient nécessaire et tyrannique.

Enfin, ce désir ne peut s’actualiser que par une décision, une détermination. Si le désir de redressement est contingent, si Lucy est affrontée à différents possibles, c’est donc qu’une instance autre vienne trancher et déterminer ce qui n’est encore qu’indéterminé. Et elle viendra de Lucy dans sa solitude.

b) Relecture scientifique

Ainsi, ce récit nous fait sortir en douceur de la vision tristement mécaniste et objectivante imposée par un siècle et demi de darwinisme : le changement n’est pas d’abord lié à la rencontre d’une passivité plastique du vivant et d’une pression extérieure du milieu ; il naît d’abord d’un élan intérieur et dynamique de l’être animé allant à la rencontre de son environnement pour lui offrir d’autres possibilités. En revanche, ce récit semble plus compatible avec la théorie des équilibres ponctués élaborés par Gould et Eldredge, moyennant l’injection d’une poussée finalisante quoiqu’indéterminée.

Les différentes caractéristiques du désir présentent des convergences avec les propriétés des mouvements décrits par la physique du chaos déterministe, la tendance interne à un ordre supérieur et au bien étant sinon exclue du moins à interpréter in minima parte. Le redressement narré par Andrée Chedid est un mouvement sensible aux conditions initiales. De plus, alors que la relecture éthique qui lie la liberté à l’insoumission au groupe paraît une concession bien facile à l’esprit anarchiste du temps, il nous est dit, en philosophie de la nature, l’importance des singularités initiales et, peut-être plus encore, des causes universelles, des universels concrets, que représentent les bifurcations conduisant à un apport décisif pour le monde de la vie.

c) Relecture aristotélicienne

Ce récit peut se relire en termes aristotéliciens. En effet, cette finalité se présente pour Lucy comme le terme d’un appétit, comme un bien objectif anticipé et présent en promesse dans la tendance même : « Toi, que je porte déjà dans mes flancs [5] ». Par ailleurs, la structure hylémorphique de l’être matériel explique sa double tendance à la stabilisation dans la forme et à l’ouverture, par le biais de l’appétit et de la contingence déposée dans la matière, à d’autres formes. De plus, contrairement à ce que l’on croit parfois, la finalité n’est pas, pour Aristote, incompatible avec la contingence, au contraire. Enfin, toute forme spécifique est une détermination qui restreint, qui réduit à l’acte la puissance de la matière ouverte aux contraires.

La partie centrale montre, de manière passionnante, la tentation permanente d’interpréter la capacité de nouveauté en terme de négativité, voire de mal et de le réduire au déterminisme de la forme, bientôt de la figure et bientôt de la seule quantité. Et, si l’on suit l’interprétation que le récit donne du crime de Lucy, le manichéisme qui métamorphose la potentialité en malice est une forme de jalousie métaphysique.

d) Conclusion

Le mouvement de verticalisation de Lucy peut aussi être repris dans les termes d’une philosophie du don. Et nous allons davantage insister sur ce dernier point.

Ce dynamisme est avant tout un élan vers une finalité, donc un don 3. L’objectif désiré est ici tant un bien individuel, l’accès à de nouveaux possibles singuliers, que, plus encore, un bien spécifique et même générique, que Lucy aspire à transmettre à tous ses descendants.

2) L’enracinement du don 3 dans le don 2

Cependant cette sortie de soi n’a rien de nécessaire ni même d’aisé. Il est contrebalancé par une tendance forte à la conservation. Il serait d’ailleurs injuste de l’interpréter en termes seulement négatifs. La conservation dit la stabilité d’une forme ; et il n’y a d’innovation qu’à partir de la sécurité d’une structure déjà acquise, ici la quadrupédie. Le don 2 n’est pas seulement évoqué par la stabilisation dans une forme (ici antérieure), mais aussi par la nécessaire détermination entre les possibles proposés, donc par la stabilisation dans une forme (ici nouvelle).

3) L’enracinement du don 2 dans le don 1

Même si le récit semble prioritairement habité par le dynamisme du don 2 s’ouvrant au don 3, dynamisme qui prend parfois la forme logique d’une dialectique et littéraire d’un drame, l’enracinement dans le don originaire ne semble pas absent. A noter d’ailleurs que la relation au don 3 se présente, en passant, comme une tradition lorsque l’être de désir qui est mis en scène dans la troisième partie prend le relai.

Plus encore, le processus de verticalisation n’est pas possible sans cette mémoire de l’origine et la fidélité créatrice à celle-ci. Déjà parce que Lucy est portée par tout le mouvement de la Vie, souligné par la majuscule : le fait est discrètement mais explicitement mentionné. « Vois combien la Vie nous désire et combien, par milliards, nous lui répondrons [6] ». « Que ferez-vous de ces dons que je m’acharne à vous transmettre [7] ? » Surtout parce que la relecture au présent montre que Lucy nous habite, ainsi que nous le remarquions ; or, une réalité passée qui demeure présente définit une origine, un don originaire par opposition au commencement. Enfin, le redressement est décrit comme une reconnaissance, une réponse à l’égard du sacrifice de Lucy (« Vois, Lucy, j’avance à mon tour [8] ».) et plus encore de la Vie (« Je grandirai. Tu verras [9]! ») ; or, qui dit réponse, dit appel, par conséquent, une réceptivité première.

4) Conclusion

Lucy. La femme verticale insiste avant tout sur la relation existant, au sein de la nature, entre don 2 et don 3. Mais, non sans oublier la relation au don 1. Par conséquent, l’interprétation subjective de l’évolution confirme la dynamique ternaire du don. Trois très brefs paragraphes se succèdent presque [10] :

 

« D’où vient-il, où va-t-il ce monde ? Qui nous l’a donné ? Nous l’a-t-on donné ? » Voilà pour le don 1.

« Est-il perfectible, ou bien s’achemine-t-il vers sa destruction ? A-t-il un sens ? » Voilà pour le don 3.

« Je te suivrai et me redresserai, c’est promis ». Voilà pour le don 2.

 

Elle montre la nécessité d’une triple loi d’enracinement dans une origine, d’une stabilisation dans une figure et de finalisation vers un bien supérieur. L’évolution n’est donc pas seulement un vaste courant, cet élan irrésistible traversant chaque vivant pour le hisser vers plus haut que soi ; elle bénit aussi l’être qu’elle invite au sursum en lui octroyant une structure stable et permanente.

Il faudrait bien entendu évaluer épistémologiquement le statut de ce genre de texte. Lui dénier toute portée véritable, c’est tomber dans le monisme méthodologique. Symétriquement, ce texte si riche, si inspiré ne peut se réduire à son seul contenu conceptuel : sinon, il aurait suffi à Andrée Chedid de nous proposer un traité au lieu d’un récit en forme de méditation !

On se prend à rêver à une lecture de toute l’évolution sous ce mode narratif qui en montrerait les enjeux et le dynamisme intensément finalisé sans jamais cesser d’être contingent et menacé.

Pascal Ide

[1] Andrée Chedid, Lucy, femme verticale, Paris, Flammarion, 1998. Ce très riche récit peut être lu – sans prétendre le réduire à quelque interprétation que ce soit – de plusieurs manières : sous un angle éthique et symbolique (alors, la décision du redressement devient le paradigme de tout choix fragile et risqué engageant l’avenir ; mais il y a est aussi parlé de la négation, de l’évitement du regard de l’autre au cœur de tout assassinat et de la tentation de la haine de l’humanité à venir), ce qui est sans doute l’interprétation la plus évidente et la plus facile ; dans une perspective cosmologique (un exposé pédagogique en première personne qui rend plus proche, donc plus impliquante, la préparation immédiate de l’avènement de notre humanité). J’en proposerai, comme toujours, une interprétation dans les termes d’une cosmologie du don. Cette stratification des sens gênera certains qui auraient préféré une ligne unique d’interprétation. Mais c’est le propre d’un texte littéraire que cette surabondance impossible à thématiser.

[2] Qu’on cesse de faire de l’autruche ou du kangourou des rivaux à la station verticale de l’homme. En effet, ces animaux n’ont opté pour elle que parce qu’ils ne peuvent pas utiliser des membres supérieurs totalement atrophiés, donc par défaut.

[3] Andrée Chedid, Lucy, femme verticale, p. 94.

[4] Ibid., p. 72.

[5] Ibid., p. 24.

[6] Ibid., p. 94.

[7] Ibid., p. 30.

[8] Ibid., p. 94.

[9] Ibid., p. 30.

[10] Ibid., p. 41.

24.2.2021
 

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