« L’Ordre de Charité » (Pax nostra, chap. 4) selon Gaston Fessard 1/3

Si Gaston Fessard a plusieurs fois accordé à l’amour une place centrale, par exemple, à travers le « combat amoureux » dans la dialectique homme-femme [1] ou dans son analyse de la Contemplatio ad amorem, qui récapitule la totalité de la dialectique des Exercices spirituels [2], c’est dans son premier ouvrage qu’il lui dédie un développement à part : le chapitre 4 de Pax Nostra s’intitule « L’Ordre de Charité » [3]. Encore n’y offre-t-il jamais un exposé ex cathedra où, par exemple, il la définirait et l’étudierait pour elle-même. Après un bref rappel de l’objectif et de l’objet formel du livre (A), nous exposerons le contenu de ce riche chapitre, non pas en le répétant ou en le paraphrasant, mais en le systématisant (B), nous l’évaluerons en son contenu et sa portée (C) et enfin nous le relirons à la lumière de la dynamique dative (D).

A) Contexte

1) Le contenu

Fini d’écrire en 1935 et publié en 1936, Pax Nostra propose ce que le jésuite appellera d’un autre beau titre, l’actualité historique, c’est-à-dire une analyse de la situation de la France aux frontières de ce qui sera bientôt la seconde Guerre Mondiale. Précisément, il observe que les interprétations en présence se déchirent entre deux options en tous points opposées, le nationalisme (belliciste) et le pacifisme (internationaliste), dont aucune n’est satisfaisante.

2) La perspective

Tel étant l’objet matériel (le contenu), quel est l’objet formel (la perspective) ? Ainsi que le dit le sous-titre, il s’agit ou examen de conscience. Le point de vue de l’ouvrage est non seulement éthique, mais practico-pratique : il invite son lecteur à se décider sur l’attitude à tenir face à la situation présente. En effet, grand est le risque de se penser extérieur à notre monde, et ainsi de confondre désaccord avec désengagement. Or, demeurer extérieur ou indécis, c’est encore une manière de s’impliquer en se désimpliquant. Voilà pourquoi, loin d’en demeurer à un discernement distancié, le livre invite à ouvrir le « diagnostic » sur un « remède ». Par exemple, au seuil du chap. 4 que nous allons étudier, Fessard observe : « Je ne me demanderait pas : qu’est-ce que l’ordre de charité exige des États ? Car je ne suis pas chef d’État, grâce à Dieu [!], et n’ai pas à m’examiner sur ce point. Mais : qu’est-ce qu’exige de moi l’idéal de charité [4] » ? Autrement dit, il s’agit d’envisager « ce que la charité peut exiger », non pas « d’une nation, mais d’abord de « moi, simple citoyen [5] ». Face au risque d’éclairer l’intelligence sans déterminer la volonté, un autre péril, opposé, guette l’auteur : celui de contraindre la liberté en imposant ce qu’il pense être la vérité. Voilà pourquoi le livre est écrit à la première personne : non pas au sens où il s’agirait d’une autobiographie ou du partage par son auteur de ses convictions sur notre situation déchirée, mais au sens où il interpelle son lecteur à adopter la juste attitude ; or, cette interpellation procède à la manière des Exercices spirituels : non en exhortant le retraitant (« Tu »), mais en accordant la plus grande place possible à sa détermination personnelle face à Dieu (« Je ») [6].

3) Le plan

Afin « de voir clair en cette confusion [7] », l’ouvrage procède en trois temps qui ne sont pas sans rappeler ceux de l’Action catholique : voir, juger, agir.

  1. La première partie, intitulée « Problèmes et principes de solution », analyse la situation actuelle prise entre les deux extrêmes erronés du pacifisme et du nationalisme. Inspirée par l’hégélianisme, sa critique est interne, montrant que chaque posture se renverse dans son contraire : le pacifisme devient ennemi de la paix et le nationalisme, ennemi de la nation (chap. 1) [8].
  2. La deuxième et la troisième parties détaillent les principes de l’action. Suivant l’ordre de détermination, Fessard va du général au particulier. La deuxième partie, intitulée « Les éléments de l’ordre chrétien », traite des principes universels de l’ordre international qui sont au nombre de deux : la Justice (chap. 3) et la Charité (chap. 4). On ne manquera pas de s’étonner de ce que la charité figure parmi les principes éclairant le politique, et il nous faudra revenir sur cet étonnement devenu objection. La troisième partie, intitulée « Progrès de l’ordre chrétien », applique ces principes universels et les incarne dans des lois plus particulières : contre la tentation nationaliste, « la Loi de la Communauté des Nations (chap. 5) et, contre la tentation pacifiste, « la prédilection pour la Patrie », considérée dans le siècle (chap. 6) et eschatologiquement (chap. 7).
  3. Enfin, la dernière partie qu’est conclusion (suffisamment longue pour que Fessard en fasse un chapitre : le chap. 8), traite des « Résolutions pratiques ».

B) Analyse du texte

Centrons-nous maintenant sur le seul chap. 4 traite de la charité internationale. Fessard part du problème posé par ce concept de charité internationale (1) avant de le résoudre (2).

1) Le problème

L’introduction se contente de poser la difficulté en général . « La charité » qui est « l’amour » est donc un « ineffable sentiment » individuel entre personnes intimement unies. Or, « les membres » des collectivités internationales « ne se connaissent même pas », voire se nourrissent de représentations correspondant à la « silhouette » colorée des pays sur les cartes, autrement dit, se fondent sur ce que l’on appellerait aujourd’hui des stéréotypes (ou des biais cognitifs) nationaux [9].

La première partie (« L’engrenage de la charité ») expose plus en détail la difficulté qui est double. Oui, de fait, l’ordre international double l’appel à la justice de la « bienveillance entre nations [10] » qui est un équivalent ou plutôt un premier degré de charité. Mais, et c’est la première objection, cette charité est un engrenage qui conduit d’un don partiel, même très partiel (« l’ongle du petit doigt ») à l’immolation totale, et même destructeur (« un débris sanglant ») [11]. De plus, et c’est la seconde objection, « cette charité évangélique prise à la lettre » conduit aux illusions du pacifisme et mérite la critique nationaliste qui la considère comme une « folie », la « folie pacifiste » [12].

2) Solution. Principes généraux

Gaston Fessard procède pas à pas. Ce faisant, il suit l’ordo determinandi qui va du plus général au plus particulier, ainsi que nous l’avons vu pour l’organisation générale de tout le livre, mais aussi la dialectique hégélienne qui se présente comme un récit avançant à partir des objections qui jaillissent à chaque pas, non pas seulement en les écartant, mais en les intégrant, en les sursumant (selon la loi de l’Aufhebung). La réponse composera donc en les articulant vitalement, non pas charité et justice, mais toutes les deux au double plan, international et national.

a) La Charité comme loi suprême de l’ordre international

Fessard affirme avec force le principe : « La Charité reste la loi suprême de toute mon attitude dans l’ordre international [13] ». Pour l’établir, il part de la situation concrète (l’actualité historique) qui est celle de l’injustice internationale. C’est à ce titre que la charité et non pas la seule justice est la réponse à cette injustice. Ajoutons que, au terme de ce développement, Fessard le confirme à partir de la parole magistérielle, convoquant un texte de grande l’autorité, une encyclique du pape Pie XI : « La charité […] est essentiellement destinée à établir la paix entre les hommes [14] ».

1’) Exposé

a’) Preuve à partir du Christ

Fessard offre une double preuve, fondée sur verba et acta Christi.

1’’) Preuve fondée sur les paroles du Christ

Pour cela, il part d’un exemple du Nouveau Testament, tiré du Sermon sur la Montagne, qu’il universalise. Le Christ dit : « Vous avez entendu qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent, et moi je vous dis de ne pas résister au mal […]. Vous avez entendu qu’il a été dit : aime ton prochain et hais ton ennemi. Et moi je vous dis : aimez vos ennemis [15] » (Mt 5,38-39 ; 43-44). Or, la Loi de l’Ancien Testament parle en termes de justice, alors que la Loi Nouvelle fait appel à la grammaire de l’amour. Donc, pour lutter contre l’injustice, le Christ demande de vivre de la loi nouvelle qui est bien celle de la charité.

2’’) Preuve fondée sur les actions du Christ

Plus encore, face au mal, le Christ montre qu’il donne sa vie jusqu’à mourir. Dans son Incarnation rédemptrice, le Fils de Dieu « me révèle une dialectique-universelle : celle de la victoire du bien sur le mal par l’acceptation volontaire du mal [16] », que saint Paul lui-même a exprimée : « Ne te laisse pas surmonter par le mal, mais surmonte le mal par le bien » (Rm 12,21). Or, si, dans un premier temps, « le Christ meurt pour l’Humanité », afin de nous sauver, dans un second temps, il l’« entraîne à mourir à son exemple [17] ». Comme donner sa vie est l’acte de charité par excellence (cf. Jn 15,13), le Christ nous demande donc de lutter contre l’injustice par la charité.

Fondaant la seconde prémisse, Fessard pense cette unité du Christ et de son Humanité d’une double manière. La première, ontologique, l’interprète comme une « fonction métaphysique », donc réelle et non pas comme une irréelle « fiction juridique » : « Lui, Personne divine, contient renferme l’Humanité entière. Moi, personne humaine, je suis egalement lié à tous ». La deuxième, éthique, en est la conséquence, à savoir l’imitation : « Le Christ est mon modèle ». Mais peu importe cette unité qui demeure « assez mystérieuse [18] ».

b’) Preuve fondée sur les actions du chrétien

Fessard établit enfin sa thèse (l’ordre international est normé par la charité, et non par la seule justice) à partir non plus du principe plus lointain qu’est le Christ, mais à partir du principe propre qu’est l’agir du chrétien. Ici, il procède par analogie et même par une double analogie.

« La loi de charité » « exige » « le sacrifice de ‘soi’ ». Fessard ne le démontre pas, tant cette doctrine est commune et scripturairement fondée, ainsi que nous le montrions plus hau). C’est ainsi que l’on peut « renonçer à la vie individuelle » « par amour d’un autre moi individuel », en l’occurrence par amour pour l’être aimé ou l’ami. Or, le « soi » « englobe non seulement mon individualité sensible, mais aussi mon individualité familiale et nationale [19] ». Donc, la charité demande que nous soyons prêt à abdiquer ces différentes individualités, personnelle et collective. Concrètement, elle me convoque à donner ma vie pour ma famille ou ma patrie.

Cette première analogie, qui concerne les « objets » aimés que sont les différentes personnalités, a conduit à les élargir. La seconde analogie va étendre la charité aux sujets aimants, c’est-à-dire l’invite à passer de la personnalité individuelle aux « diverses personnalités morales » qui sont, elles aussi, la famille et la nation. En effet, « famille et nation trouvent en mon moi la règle de conduite de leur ‘personnalité’ ». Or, nous venons de dire que la Charité peut conduire à renoncer à son moi. Par conséquent, une personnalité morale comme une famille et une nation peut être conduite à se sacrifier, au nom même de ce que Fessard a appelé « l’engrenage de la charité » : « à la limite, une nation […] pourrait, dans un acte de charité parfaite auquel participeraient comme un seul homme tous ses membres, accepter la mort et l’anéantissement de son individualité plutôt que de se défendre [20] ! »

En concluant ainsi, Fessard a tout à fait conscience qu’il scandalise : « Ces conséquences sont de nature à me faire dresser les cheveux sur la tête [21] ! » Et il répondra en détail à cette objection dans le prochain paragraphe. Ici, il rappelle d’abord la pointe de son argument qui consiste en une analogie pédagogique : si l’on admire, voire veut « imiter le père qui se sacrifie à sa femme et à son fils », pourquoi ne le ferait-on pas pour « la famille entière dont tous les membres se dévouent au salut du pays », pour « la nation dont tous les membres se sacrifieraient, pour que soit cette Communauté des Nations » ? Il ajoute ensuite la raison qui réside dans le sacrifice du bien individuel pour le bien supérieur qu’est le bien collectif : « la loi de la Charité veut précisément que l’élément, le membre sacrifie son individualité pour que subsiste et se perfectionne l’unité collective qui, à chaque degré, lui est supérieure [22] ». Fessard rappelle enfin que l’exigence (folle, car la charité est folle !) de ce sacrifice vaut pour moi et non pour l’autre : « je dois vouloir » ce sacrifice « pour autant que cela dépend de moi [23] ». Autrement dit, il s’agit non pas de se demander si l’autre (au hasard, les hommes politiques !) est prêt à donner son existence, mais d’être soi-même prêt à sacrifier sa vie comme citoyen.

2’) Objections

Double est l’objection comme doubles sont les postures politiques analysées par Pax nostra, nationaliste et pacifiste. Ce que Fessard appellera « la folie nationaliste [24] » est portée par deux voix, anti-chrétienne et chrétienne. La première, qui est donc entendue « du côté nationaliste » est la suivante : La voilà bien, cette folie chrétienne en tout identique à la folie pacifiste [25] ! ». Et cette posture est anti-chrétienne, ainsi que l’a établi le chap. 1. En effet, bibliquement, le païen (qui est l’anti-chrétien) se caractérise par l’idolâtrie ; or, le nationalisme adore son Idéal national.

Mais ce nationalisme se recontre aussi chez les chrétiens non point au nom de cette absolutisation de la patrie, mais au nom du pragmatisme : « Et d’autres voix, chrétiennes, celles-là, me disent : Peut-on imaginer une nation acceptant par charité de se laisser égorger par ses ennemis, en sacrifice à la Communauté des Nations [26] ? »

3’) Réponse à la seconde objection (nationaliste)

Dans ce paragraphe consacré au premier principe (le primat de la charité), Fessard résout la seconde difficulté, réservant la première à l’exposé du deuxième principe (la justice comme condition de la charité) qui seul peut l’éclairer.

a’) Exposé

  1. Prenant l’objection à la lettre (« Peut-on imaginer… »), il répond d’abord à partir de l’imagination: « Si nous sommes appelés à voir des choses plus grandes que ce qu’on a vu et que notre imagination nous aide à les pressentir, tant mieux ». En effet, mon imagination (ou plutôt ma mémoire) me montre, avec le recul du temps, combien les rivalités entre Sparte et d’Athènes qui enflammaient la presqu’île du Péloponèse étaient « mesquine[s] » et pleines « d’égoïsmes odieux ». Or, la situation présente de « notre petite presqu’île d’Europe » est « aussi entravée d’égoïsmes odieux et de rivalités enfantines [27]». Cet exercice de pensée (d’imagination) ne doit-il donc pas conclure que la posture nationaliste est aussi le contraire même du sens du bien supérieur, qui fonde la charité ?
  2. Mais, l’imagination étant « maîtresse d’erreur [28]», Fessard préfère convoquer la « réflexion», c’est-à-dire la raison. En l’occurrence, il sauve la vérité du pacifisme en distinguant implicitement deux aspects : la fin et les moyens. Cette finalité, que Fessard appelle aussi « idéal », « besoin », « soif » ou même « élément mystique », poursuivie par le pacifiste, est, en plein, la paix et, en creux, la délivrance de « nos égoïsmes nationaux ». Le moyen, c’est-à-dire sa condition de réalisation, consiste, pour le pacifiste, en la disparition des nations par confusion entre leur être qui est bon (« la nation est un élément intégrant de l’Humanité ») et son mésusage qui est si maléfique (« l’égoïsme humain, national aussi bien qu’individuel, est toujours la source des maux qui nous menacent [29] »).

b’) Objections

Enfin, Fessard affronte une double objection que pourrait susciter sa réponse.

  1. Primo, il remonte à la racine spirituelle de la difficulté [30]. Cette racine est affective : « je frémis » à « ce que l’idéal réclame d’abnégation », « pourrait quelque jour exiger d’héroïsme ». Elle est aussi intellectuelle : l’on peut confondre l’amour de la nation avec l’amour du Christ ; en l’occurrence, l’on peut croire que le premier est l’horizon ultime requis par le second.

Notre auteur répond d’abord à cette confusion de l’intelligence par une analogie. De même que nous avons été « élevés dans le culte d’une patrie et d’une foi indissolublement unies », de même, l’enfant a été élevé dans l’amour inséparé du Christ et de sa mère. Or, « un jour, se révèle à sa conscience qu’il n’y a pas de commune mesure entre eux deux » ; surtout, il est possible que cette hiérarchie de droit devienne un conflit de fait, si « l’amour du Christ » lui « demande », « sans jamais renier l’amour de sa mère », de « sacrifier la douceur, la tendresse, la présence » de celle-ci « pour une tâche plus haute ». Faisant appel à la hiérarchie des biens, le choix du sacrifice n’est pas le sacrifice de l’amour, mais un amour plus grand, ici, pour la nation. Fessard confirme son analyse de manière très ignatienne par une méditation où, méditant une scène de l’évangile, le retraitant est invité à s’identifier à Pierre (cf. Mt 16,21-23). En effet, à Césarée de Philippe, l’apôtre s’est expressément opposé à ce que le Christ se sacrifie ; or, dans sa réponse, non seulement celui-ci contre celui-là qu’il identifie à Satan, mais il nomme la racine de sa faute qu’est l’aveuglement de l’intelligence : « Tu n’as que des pensées humaines ».

Mais une telle épreuve sera aussi ressentie affectivement : le jeune homme qui vivait « bonheur et paix » auprès de sa mère goûte, « à l’appel du Crucifié », « la fade amertume de la mort, lui faisant oublier l’annonce de la résurrection ». Or, comment ne pas reconnaître ici les mouvements affectifs spirituels, de consolation et désolation, dont saint Ignace a montré qu’ils sont le lieu intérieur du discernement de la présence de Dieu ? Ainsi, en complexifiant l’analyse intérieure (avant, la personne ne lit que « le frémissement », voire la révolte à l’idée de donner sa vie ; maintenant, elle perçoit qu’elle est passée de la consolation à la désolation), Fessard conduit la personne à exercer son discernement : en l’occurrence, il s’agit du « frémissement que provoque toute mainmise plus profonde du Christ sur nos âmes » : « Peut-être les événements de notre temps nous font-ils découvrir ‘un canton de notre âme qui n’est pas encore évangélisé’ [31] ».

  1. Secundo, Fessard objecte – difficulté moins décisive, mais tout aussi fréquente – que « nous avons quelque peine à préciser comment entre nations peut se pratiquer la loi de charité [32]» ; or, qui ne peut le moins ne peut le plus ; puisque l’acte parfait de la charité est le don de sa vie, il est donc impossible de se représenter le sacrifice d’un pays entier. Notre auteur répond à la prémisse implicite sous-tendant son raisonnement : ce qui ne peut être représenté ne peut être accompli (autrement dit, la volonté suit l’intelligence). Pour cela, il fait appel derechef à l’analogie de « notre vie individuelle », qui est toujours plus proche. Dans sa vie personnelle, le chrétien entend un idéal proprement inaccessible : « Soyez parfaits comme votre Père Céleste est parfait » (Mt 5,48), et pourtant il ne cesse « de l’affirmer » avec son intelligence « et d’y tendre » avec sa volonté. Or, ce qui vaut pour la charité entre personnes vaut pour « la charité entre nations ». Si nous « essay[ons] de pratiquer l’idéal chrétien même dans notre vie individuelle », nous devons donc faire de même dans la vie politique.
b) La Justice et la Charité nationales comme condition de la Charité internationale

Après avoir conjuré « la folie nationaliste » qui oublie le bien commun des nations, il s’agit maintenant d’être protégé contre « la folie pacifiste » qui nie le bien propre de la patrie. Pour cela, il s’agit d’accorder toute sa place à cette dernière

Fessard énonce d’abord sa réponse : « la pratique d’une charité qui tend à être universelle et parfaite reste soumise à une condition inéluctable : ne nier rien de ce qu’elle suppose comme ses degrés inférieurs, justice et charité envers mes compatriotes [33] ». Plus simplement : la charité universelle (pour tous) a pour condition la charité et la justice particulière (envers mon pays).

Puis il établit cet énoncé. Pour cela, il procède en deux temps.

1’) Principe

L’auteur de Pax nostra fait d’abord appel à un principe qu’il énonce de manière négative : « L’Idéal chrétien […] ne peut être atteint d’un coup », puis affirmative : il doit « passer par une série d’étapes intermédiaires, de fins prochaines et successives [34] ». Ce qu’il appelle « une simple remarque de bon sens [35] » est en fait un méta-principe prudentiel qui ne sera formulé que bien des décennies plus tard et que le Magistère reprendra à son compte : la loi de gradualité [36]. Non sans que, en passant, Fessard joigne le nom – « graduellement [37] » – à la chose. Pour le montrer, il fait de nouveau appel aux paroles et aux actions du Christ.

a’) Preuve fondée sur les paroles du Christ

Dans le même Sermon sur la montagne, Jésus qui a prescrit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48), a commencé par affirmer : « Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir » (v. 17). Or, la première parole énonce l’idéal, « la perfection absolue » qui est « celle de Dieu », alors que la seconde traite « de la justice de la Loi [38] ». Le Christ conjugue donc la charité et la justice. Plus loin, Fessard cite une autre parole d’importance du Christ : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22,21). Or, la deuxième partie concerne l’idéal divin et la première le chemin de la justice humaine. Donc, de nouveau, le Christ commande autant l’idéal de la Charité parfaite que son chemin de justice.

b’) Preuve fondée sur les actions du Christ

« Plus encore que ses paroles », « l’exemple du Christ ». Pour cela, Fessard ne juxtapose pas, il compose. Il ne se contente pas de montrer que le Christ a vécu la charité et la justice, en se soumettant « à une Loi imparfaite [39] », mais il prouve que la seconde surgit de la première, comme le ruisseau de la source, comme la condition de la fin : la justice est l’œuvre de l’amour. Autrement dit, double est la charité du Christ : au terme, puisqu’il est crucifié et mort par amour pour tous les hommes ; mais aussi dès le principe, en « suiv[ant] pas à pas le chemin de l’humanité [40] ». Desserrant le maillage d’un texte serré qui multiplie les denses formulations, avec une prédilection pour celles, d’inspiration patristique, qui sont symétriques, l’on pourra y discerner une double argumentation.

La première est tirée de la cause. En effet, l’Incarnation n’est pas nécessaire à la Rédemption : « Les théologiens disent parfois, je le sais, que pour racheter le monde, Dieu n’avait pas besoin de Jésus, de sa vie et de sa mort [41] ». Or, la nécessité s’oppose à la liberté et la gratuité. Par conséquent, l’Incarnation rédemptrice est un acte divin d’amour. L’on objectera que Fessard cite les théologiens pour les critiquer, puisqu’il va contredire la contingence de l’Incarnation en affirmant sa nécessité et l’impossibilité du contraire : « L’Incarnation devenait nécessaire [42] ». Nous répondrons, avec saint Thomas, disciple d’Aristote, que cette nécessité est conditionnelle et non pas absolue ; or, la raison de cette condition est justement le plus grand amour. Et c’est ce que va établir la seconde raison sur laquelle Fessard insiste.

La seconde est tirée de la finalité qui est ici non plus rédemptrice, mais révélatrice. Le Christ veut révéler « la pure perfection de l’amour [43] ». Or, celui qui révèle ou enseigne doit se proportionner à celui qui est enseigné. Et cette proportion est autant synchronique que diachronique. Synchronique. Ainsi, celui qui est Dieu doit se révéler comme homme : « Pour que son message apparût comme absolument divin […], il fallait d’abord que le Christ se montrât à nous vraiment homme [44] ». Ce « il fallait », répétons-le, ne rend pas nécessaire l’Incarnation ni ne se pose comme une preuve apologétique de l’identité christique, mais relève de la nécessité hypothétique. Diachronique : selon une loi de projection ontochronique, cette proportion s’inscrit dans le temps. « Aussi le Christ commence-t-il par être un enfant Juif, né de la femme, soumis à une Loi imparfaite [45] » et consent-il à suivre « pas à pas le chemin de l’humanité [46] », sans brûler aucune étape.

Pour l’établir, Fessard multiplie les expériences de pensée avant la lettre : « Suppose-t-on, par exemple, je ne sais quelle voix céleste proclamant que Dieu est Charité, et que tous les hommes doivent s’aimer les uns les autres jusqu’au sacrifice total ? Quelle énigme pour celui qui entendrait une telle voix [47] ? » ; « Imagine-t-on seulement le Christ apparaissant à l’âge adulte, prêchant la pure perfection de l’amour, se livrant aussitôt pour être crucifié ? Ce serait encore trop peu pour nous faire entendre quelque chose de son message [48] » ; « Qu’on imagine le Christ […] uniquement désireux de son baptême de sang […]. Il ne serait plus pour nous un hommè, le vrai Fils de l’homme, et par suite nous refuserions de voir en Lui le Fils de Dieu nous appelant à la même perfection [49] ».

Or, cette loi de proportion est un acte de l’amour : « La plus humble des incarnations doit donc précéder la plus sublime des rédemptions pour que se révèle à nous la Charité parfaite, universelle, divine [50] ». Donc, l’accomplissement progressif de la Loi, de « toutes les obligations [51] » qui lui sont liées, est un acte de justice qui, en dernière instance, provient de l’amour : « C’est graduellement, à travers toutes les étapes d’une vie d’homme qu’en lui s’accomplit à nos yeux l’œuvre de l’Amour divin [52] ».

2’) Application à la problématique

Se fondant sur les paroles et, a fortiori, les actes du Christ, Fessard a montré que, loin d’outrepasser la justice, donc l’ordre proprement humain, l’ordre divin de la charité l’exige et l’assume. Or, « la nation », en sa « perfection relative » fait partie de « l’ordre humain ». Donc, « l’ordre de charité » (tel est le titre du chapitre) « sauvegarde » celui de la nation [53].

Fessard en déduit une double mise au point à l’égard du pacifisme et du nationaliste qui n’apporte pas de concepts nouveaux ou de discernements majeurs. La première concerne le pacifisme [54]. « La folie chrétienne » affirme la « hiérarchie des valeurs », c’est-à-dire une hiérarchie entre les deux ordres de la charité (c’est-à-dire le bien commun universel) et de la justice (c’est-à-dire le bien commun particulier de la nation). Mais « la folie pacifiste », elle, nie cette dualité et choisit le seul idéal international contre la réalité nationale. Ce faisant, elle efface deux autres distinctions : le futur (le rêve d’une humanité déjà pacifiée) et le présent (« son tort est de juger contre toute évidence que l’heure soit venue où ce rêve puisse prendre corps [55] ») ; Dieu et l’homme, non sans ingratitude (« Ce pacifiste se croit capable de devenir Fils de Dieu. Qu’il commence par être vrai fils de l’homme, […] à l’intérieur d’une famille d’abord, puis d’une patrie dont il a reçu tout ce qu’il a, tout ce qu’il est [56] »). Bref, il s’agit de « sauvegarder d’abord l’amour de ma patrie avant celle des autres patries [57] ».

La seconde mise au point concerne le nationalisme [58] : « la folie chrétienne » affirme elle aussi la hiérarchie des amours, mais dans l’autre sens, en subordonnant l’amour de la patrie à l’amour de l’humanité. En effet, « aimer sa famille plus que soi-même, aimer sa patrie plus que sa famille, c’est bien », mais n’est pas encore « chrétien ». Fessard ajoute un argument par rétorsion : sans « aimer vraiment plus qu’elle [ma patrie] l’Humanité de tous, […] ma justice risque de se changer en injustice et mon amour en égoïsme [59] ».

Pascal Ide

[1] Pour le détail, cf. site pascalide.fr : « L’anthropologie intégrale de Gaston Fessard. liberté, histoire, société, langage ».

[2] Pour le détail, cf. « La dialectique fessardienne de la liberté comme dia-logique de l’amour », Alban Massie, Dominique Coatanéa (éds.), À l’écoute de Gaston Fessard. Son actualité, sa pensée, ses dialogues. Colloque international à Paris, jeudi 26 juin et vendredi 27 juin 2025, Paris, 2025, à paraître.

[3] Cf. Gaston Fessard, Pax nostra. Examen de conscience international, Paris, Grasset, 1936 : nouvelle éd. anastatique, avec une postface de Giulio de Ligio et Frédéric Louzeau, Paris, Le Cerf, 2022, chap. 4, p. 101-148. Le reste de l’ouvrage continuera à déployer cette politique de la charité, de sorte qu’une analyse complète de la charité devrait prendre en compte les 4 autres chapitres.

[4] Ibid., p. 106.

[5] Ibid., p. 111.

[6] « dans le temps même des exercices, tandis que l’âme cherche la volonté divine, il est plus convenable et beaucoup mieux que le Créateur et Seigneur se communique lui-même à cette âme qui est toute à lui, l’attirant à son amour et à sa louange, et la disposant à suivre la voie dans laquelle elle pourra mieux le servir dans la suite : de sorte que celui qui donne les exercices ne doit ni pencher, ni incliner d’un côté ou de l’autre ; mais, se tenant en équilibre comme la balance, laisser agir immédiatement le Créateur avec la créature, et la créature avec son Créateur et Seigneur » (Saint Ignace de Loyola, Les Exercices Spirituels, trad. Pierre Jennesseaux, Namur, 2005, n. 15).

[7] Ibid., p. 111.

[8] Le chap. 2 prépare en fait la deuxième partie, offrant les présupposés éthico-politique du discernement, en quatre étapes : personne, Famille, Patrie, Communauté des Nations (Fessard aime les majuscules, jusqu’à en abuser…). Il faut lui joindre les deux longues annexes (Pax nostra, p. 407-460).

[9] Pax nostra, p. 105-107.

[10] Ibid., p. 107. Sauf indications contraires, les soulignements (comme les majuscules) sont de Fessard.

[11] Ibid., p. 108-109.

[12] Ibid., p. 109-110.

[13] Ibid., p. 111. Cf. p. 111-121.

[14] Pie XI, Lettre encyclique Ubi Arcano Dei, dans La documentation catholique, 13 janvier 1923. On pourrait ajouter aujourd’hui de nombreux textes magistériels, comme ceux que suggèrera la conclusion de notre étude.

[15] Pax nostra, p. 111. Souligné par moi.

[16] Ibid., p. 112.

[17] Ibid., p. 113.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 114.

[20] Ibid., p. 115.

[21] Ibid.

[22] Ibid., p. 116. Fessard le fonde dans la loi même de la Personne qu’il a développée dans le chap. 2 dont nous avons dit qu’il a procédé de manière très blondélienne à un élargissement de celle-ci jusqu’à l’humanité.

[23] Ibid.

[24] Ibid., p. 121.

[25] Ibid., p. 116.

[26] Ibid., p. 117.

[27] Ibid.

[28] Blaise Pascal, Pensées, éd. Sellier, n. 78. Permettons-nous d’ajouter que cette vision négative de l’imagination est typique de la tradition continentale et, plus précisément, du rationalisme français du xviie siècle.

[29] Pax nostra, p. 118.

[30] Ibid., p. 118-119.

[31] Alors que toutes les autres citations viennent des p. 118-119, cette dernière est à cheval sur les p. 119-120.

[32] Ibid., p. 120 ; pour les citations qui suivent, p. 120-121.

[33] Ibid., p. 121.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Cf. Jean-Paul II, Exhortation apostolique postsynodale sur les tâches de la famille chrétienne Familiaris consortio, 22 novembre 1981, n. 9 et 34.

[37] Pax nostra, p. 122.

[38] Ibid., p. 122.

[39] Ibid., p. 123.

[40] Ibid., p. 122.

[41] Ibid., p. 124.

[42] Ibid., p. 122.

[43] Ibid., p. 123.

[44] Ibid.

[45] Ibid..

[46] Ibid., p. 124.

[47] Ibid., p. 122.

[48] Ibid., p. 123.

[49] Ibid., p. 124.

[50] Ibid., p. 123.

[51] Ibid.

[52] Ibid.

[53] Ibid., p. 125.

[54] Cf. Ibid., p. 125-127.

[55] Ibid., p. 125.

[56] Ibid., p. 126.

[57] Ibid., p. 127.

[58] Cf. Ibid., p. 127-128.

[59] Ibid., p. 127.

5.9.2025
 

Comments are closed.