1) Le fait
Dans un ouvrage déjà ancien, le sociologue, spécialiste du tourisme, Jean-Didier Urbain part du constat suivant [1]. On décrit souvent le vacancier loin de chez lui comme un touriste. Tout le monde n’est pas dupe. Certains parlent de « tourisme de séjour » ou de touristes sédentaires par opposition aux touristes itinérants ou nomades, locutions remarquables et qui laissent rêveur.
Mais la description précise oblige à nettement différencier ces vacanciers des touristes proprement dits. On pourrait appeler les premiers des villégiateurs. En effet, 62 % des touristes de bord de mer s’occupent principalement à la baignade et à la plage. [2] Toutes les vacances sont comprises dans une sorte de coquille entre hôtel (ou camping) et mer. Et cela est récent : de fait, « en Grèce, après quinze ans de tourisme culturel (de 1950 à 1965), l’industrie des vacances » a « basculé dans une villégiature balnéaire massive [3] ». Bref, séjourner et visiter, c’est différent.
2) Robinson Crusoé versus Philéas Fogg
Passons du fait à la cause. Comment interpréter la différence entre ces deux formes de vacances ? Gilbert Trigano affirme : « on constate dans les vacances, un désir de fuir l’angoisse, une recherche dramatique de sécurité [4] ».
En effet, le villégiateur est symptomatique d’une société en crise, menacée par le mal de vivre et qui ne trouve son repos que dans le repli frileux sur soi, dans le cocooning. En effet, l’univers de la villégiature est un univers de la répétition, fait de joies prévisibles et récurrentes ; or, « la répétition rassure. Elle est preuve d’intimité. Elle en est la respiration même [5] ». De fait, le vacancier a du mal à quitter son univers habituel : « Les vacanciers désirent un rivage proche sinon immédiat, mais la pratique de la mer, à Cap Estérel par exemple, ne concerne que 15% des clients. Ceux-ci préfèrent les espaces aquatiques artificiels à cette condition qu’ils puissent profiter de la mer ; sans vue sur la mer, la piscine est beaucoup moins fréquentée [6] ».
Le sociologue cite le mot révélateur de Robinson Crusoé : « Il est vrai que j’étais privé de tout commerce avec les hommes ; mais aussi je n’avais rien à craindre, ni des loups, ni des tigres furieux, ni d’aucune bête féroce ou venimeuse, ni de la barbarie des cannibales. Mes jours étaient à tous égards en sûreté dans ce lieu [7] ». Le loisir contemporain s’inscrit plutôt dans le repli sécurisant sur le déjà connu, le refus du délogement et préfère le frileux « il faut cultiver son jardin » de Voltaire (Zadig) à l’audacieux « Les voyages forment la jeunesse » de Montaigne. Notre monde a choisi le statique Robinson Crusoé contre le dynamique nomade de Philéas Fogg, le héros du Tour du monde en 80 jours.
Et ce qui est vrai de la villégiature balnéaire, vaut aussi de la villégiature blanche : au déplacement spatial près, la même structure se reproduit. Notamment, « en lieu et place du sable et de la mer, il y a la neige, qui efface le monde et invite à son oubli. […] Dans un monde dur et immobile, la neige réintroduit le mou, le mouvant et ses plaisirs [8] ».
Certains objecteront que le villégiateur a tout de même le goût de la navigation de plaisance et des escales touristiques. La réalité dément ce diagnostic : « 90% des vacanciers considèrent la mer comme un décor ou l’utilisent comme lieu de baignade, et ne sont pas prêts à consommer des produits l’utilisant comme support [9] », tels la voile, la planche ou le bateau à moteur, bref à risquer l’aventure. Par exemple, en 1992, 3,7% seulement des vacanciers du bord de mer ont pratiqué la voile et la planche et 2,8% le bateau à moteur [10].
Une confirmation en est donnée par le goût pour les activités comme Aquaboulevard (« Pour la plage, prenez le métro », disait une publicité en juin 1991) ou les Centerpark (par exemple celui de Normandie qui, sur une superficie totale de 310 hectares n’en a aménagé que 61, isolant la bulle tropicale de la réalité environnante, reproduisant le monde crusoïque, retrouvant la robinsonnade).
3) Conclusion
La perspective sociologique l’auteur interdit à l’auteur de dépasser le constat : « Où est alors le Tourisme ? Où est la Nature ? Et où est l’Autre, divin ou humain, dans tout cela ? Il est dehors – en dehors : effacé, gommé, exclu, porté disparu, ‘zappé’ [11] ». Cette nouvelle conception des vacances est l’expression d’un univers régressif d’où l’autre est absent, et où la relation au même et à soi-même triomphe.
Mais la philosophie éthique peut et même doit aller du diagnostic au remède, qui est la juste articulation entre détente et loisir [12].
Pascal Ide
[1] L’Idiot du voyage. Histoire des touristes, Paris, Plon, 1991.
[2] Cf. La perception du littoral par les touristes français (été 1992), in Les Cahiers de l’observatoire, Paris, Ministère de l’Equipement, des Transports et du Tourisme, juillet 1993, p. 139.
[3] Jean-Didier Urbain, Sur la plage. Mœurs et coutumes balnéaires (xixe-xxe siècles), coll. « Petite bibliothèque Payot » n° 271, Paris, Payot, 1996, p. 354.
[4] Cité par Ch. Peyre et Y. Raynouard, Histoire et légendes du Club Méditerranée, p. 5.
[5] Daniel Pennac, Comme un roman, Paris, Gallimard, 1992, p. 57.
[6] G. Bremond, Désir du rivage. Des nouvelles représentations aux nouveaux usages du littoral, Paris, Les Ateliers du Conservatoire du littoral, compte rendu et synthèse du rapport introductif, octobre 1993, p. 6-7.
[7] Daniel Defoë, Robinson Crusoé, chap. xvii.
[8] Jean-Didier Urbain, Sur la plage, p. 355.
[9] E. André, p. Tardivon et C. Kervran, Étude qualitative de la demande française et européenne pour le littéral français, Paris, HTL Conseil, avril 1989, p. 155.
[10] La perception du littoral par les touristes français, p. 39.
[11] Jean-Didier Urbain, Sur la plage, p. 362.
[12] Cf. Pascal Ide, « Travail, détente, repos. Et si on goûtait au vrai repos ? », Il est vivant !, 306 (juillet-août 2013), p. 16-23. Je prépare un livre sur ce sujet.