« Jésus leur adressa une parabole, pour montrer qu’il faut toujours prier, et ne point se relâcher » (Lc 18,1). « Priez sans cesse » (1 Th 5,17). D’ailleurs, le principe d’une prière incessante était déjà connu aux temps de l’ancienne alliance. Mais cette forme de prière s’exprimait concrètement à des moments précis du jour et de la nuit. L’Israélite pieux et priant aux heures fixes (matin, après-midi et soir) se rendait solidaire des esprits célestes qui chantaient l’hymne de louange en l’honneur de Yahvé. Observer des moments de prière c’était donc prier toujours et offrir à Dieu un sacrifice spirituel [1].
Les Pères de l’Église ont retenu ces fermes exhortations des Saintes Écritures à la prière continuelle [2].
1) Les Pères apostoliques
Une pareille conception est perceptible dès l’époque apostolique, où les fidèles sont invités à prier sans cesse (cf. 1 Th 5,16), à être assidus à la prière et vigilants (Rm 12,12 ; Col 4,2), à prier en tout temps (Ep 6,18). La communauté de Jérusalem se montre fidèle « aux prières » (Ac 2,42) qui ont dû être présidées par les apôtres et ont constitué un des éléments essentiels de la vie commune des premiers chrétiens.
D’autre part on voit apparaître un système d’heures de prière, peut-être hérité de la tradition juive ou bien organisé par la communauté chrétienne elle-même. Ainsi Pierre et Jean montent au Temple pour la prière de la neuvième heure (Ac 3,1 – il s’agit de la prière accompagnant l’oblation du sacrifice du soir) ; Pierre monte sur la terrasse pour prier vers la sixième heure (Ac 10,9) ; Corneille, centurion, avant de devenir chrétien, prie et reçoit une vision de l’ange à la neuvième heure (cf. Ac 10,2.20). La descente de l’Esprit Saint qui a eu lieu à la troisième heure (Ac 2,15), a suggéré aux premiers chrétiens un autre moment précis de leur prière quotidienne. Un autre système de prière a été inspiré par les trois moments de la Passion du Seigneur mentionnés dans l’évangile : le crucifiement à la troisième heure (entre neuf heures du matin et midi – Mc 14,25) ; l’obscurité accompagnant l’agonie dès la sixième heure (de midi à trois heures de l’après-midi – Mc 14,33) et le moment de la mort de Jésus (Mc 14,34).
2) Les Pères postapostoliques
À l’époque postapostolique (dès le IIe siècle), ces deux tendances issues des écrits du Nouveau Testament constituent la base de la prière : d’une part la conviction qu’il faut toujours prier [3], et d’autre part : la pratique de prier aux heures mentionnées dans les Actes des Apôtres et dans l’histoire de la Passion du Seigneur [4].
À côté de témoignages concernant la prière au cours de la journée se trouvent (chez Tertullien) les mentions de deux moments privilégiés des prières légales ou légalement établies « orationes legitimae » – le grand matin et le soir – qui constituent jusqu’à présent « les deux pôles de l’office quotidien » – les laudes et les vêpres [5]. En ce qui concerne la prière de nuit qui a dû être pratiquée par les fidèles pieux dès l’époque apostolique, et qui était inspirée par l’exemple de Jésus (Mc 1, 35 ; 6, 46-48 ; Lc 6, 12-13) et par son invitation à la vigilance en vue de son retour dans la gloire (Lc 21, 26), elle est recommandée dans les écrits apostoliques (cf. 2 Co 6, 4-5 ; 11, 27 ; Ep 6, 17-18) et dans les premiers documents qui attestent la formation d’un « cursus » de la prière quotidienne [6].
Mais il faut poser ici la question : quelle était la conscience du rôle pédagogique et formateur de ce système naissant du « cursus de la prière » dans l’Église des premiers siècles ? Pour répondre à cette question et pouvoir s’en inspirer dans la formation des fidèles du troisième millénaire, il faut tenir compte du principe de la prière « sans relâche », englobant toute la vie du chrétien et, à plus forte raison, du serviteur des mystères divins. En d’autres termes : il faut revenir à la source de la prière du Fils de Dieu qui – au dire du Concile – « prenant la nature humaine, a introduit dans notre exil terrestre cet hymne qui se chante éternellement dans les demeures célestes [7] ». La prière « apportée » sur la terre par le Fils de Dieu incarné, et accomplie par lui en union avec la communauté des hommes, surtout par son Église, est en même temps l’avant-goût de la louange chantée devant le trône de Dieu et de l’Agneau, annoncée par l’auteur de l’Apocalypse [8]. La valeur et la dignité de la prière chrétienne est d’autant plus grande qu’elle réalise déjà dans le temps présent la louange incessante du Christ et prépare dans l’espérance la participation à la célébration de la liturgie du ciel. Or telle est la notion de la prière incessante chez les Pères et chez les grands maîtres de la spiritualité chrétienne. Qu’il nous suffise de citer deux exemples.
3) Origène
Dans son traité sur la prière, Origène rappelle les paroles de l’Apôtre déjà citées : « Priez sans cesse » (1 Th 5,17). Et il commente en affirmant que celui-ci obéit à cette invitation qui associe la prière au travail, de telle sorte que toute la vie du chrétien devienne une grande et incessante prière ; la prière exprimée par des paroles trois fois par jour n’est qu’une part de la prière vitale.[9] Dans sa première homélie sur le livre de Samuel, Origène se pose la question s’il est possible de satisfaire au mandat de saint Paul, vu qu’on ne peut pas renoncer aux autres actions indispensables en cette vie, par exemple de manger ou de boire. La solution est simple : toute activité d’un homme juste, accomplie en harmonie avec la volonté de Dieu et en accord avec ses préceptes, peut être reconnue comme prière. L’homme juste, en faisant tout ce qui est juste, prie donc sans interruption jusqu’au moment où il cesse d’être juste. C’est donc seulement l’injustice qui provoque l’interruption de la prière [10].
4) Saint Augustin
Une pareille conception de la prière incessante est familière à saint Augustin. Il cherche à accorder deux principes concernant la prière dans l’enseignement de Jésus, apparemment inconciliables. D’une part « il faut toujours prier sans jamais se lasser » (Lc 18,1) ; d’autre part, on doit éviter le bavardage propre à la prière des païens (cf. Mt 6,7). Dieu connait tous les biens (temporels et célestes) que l’homme peut et ose désirer et qui deviennent l’objet de sa prière : vie éternelle, immortalité du corps et de l’âme, communion avec les anges, possession de la patrie céleste. Si donc le chrétien garde dans son âme le désir ardent des réalités éternelles et emploie toutes ses forces pour les implorer et les obtenir, sa prière devient incessante, bien que parfois sa langue se taise [11].
Rappelons aussi l’enseignement de S. Augustin sur la louange et l’adoration – avant-goût de la vie éternelle. L’homme appelé à la communion d’amour avec Dieu et les saints devrait mettre dans la prière tout son zèle et sa ferveur lui permettant ainsi de goûter dès à présent ce bonheur qu’il espère obtenir dans la patrie : « Meditatio praesentis vitae nostrae in laude Dei esse debet quia exultatio sempiterna futurae nostrae vitae laus Dei erit [12] ». En priant sur cette terre, en suscitant dans son cœur le désir des réalités célestes, le croyant s’exerce et s’habitue à vivre la joie eschatologique : « Nemo potest idoneus fieri futurae vitae, qui non se ad illam modo exercuerit [13] ».
Concluons avec François-Xavier Durwell. Pour le théologien et spirituel rédemptoriste, le Christ est tellement « tourné vers son Père » (Jn 1,2) et cela, surtout à la Croix, qu’il ne prie pas, il est prière. La prière accompagne tous les événements de la vie terrestre de Jésus. Mais spécialement au moment de sa mort à la neuvième heure – heure de la prière d’Israël –écrit ainsi : « Si la prière peut se définir comme une montée de l’esprit vers Dieu, voici que, dans la mort, Jésus est devenu prière en sa propre personne : il passe de ce monde à son Père, non seulement en son esprit mais encore en tout son être. On pourrait se permettre un jeu de mots, en recourant au latin du langage philosophique : non seulement une elevatio mentis [14], mais une elevatio entis ad Deum. « Tout l’être de Jésus est devenu prière [15] ». Autrement dit, la prière de Jésus est « la grâce filiale elle-même, transformée en élan de prière ».[16]
Pascal Ide
[1] Cf. Kurt Hruby, Les heures de prière dans le judaïsme à l’époque de Jésus, coll. « Lex Orandi » n° 35, Paris, Le Cerf, p. 59-84.
[2] Les références sont empruntées à Stanislaw Czerwik, « Formation à la vie liturgique : prière – eucharistie – réconciliation », Seminarium. La formation sacerdotale à la lumière de Novo millennio ineunte, 43 (octobre-décembre 2003) n° 4, p. 907-931.
[3] Citons les paroles de Tertullien, De oratione, 24 : « De temporibus orationis nihil omnino praescriptum est nisi plane omni in tempore et loco orare » : PL 1, 1192.
[4] Cf. Hippolyte de Rome, La Tradition apostolique (éd. Bernard Botte), chap. 41: « Si tu es chez toi, prie à la troisième heure et loue Dieu […] Car à cette heure on a vu le Christ attaché au bois […] Prie également à la sixième heure. Car quand le Christ fut attaché au bois de la croix, ce jour fut interrompu et se fit une grande obscurité. Aussi on fera à cette heure une prière puissante, en imitant la voix de celui qui priait et qui obscurcit toute la création pour les Juifs incrédules. On fera aussi une grande prière et une grande louange à la neuvième heure pour imiter la manière dont l’âme des justes loue Dieu qui ne ment pas, qui s’est souvenu des saints […] A cette heure donc, le Christ percé au côté répandit de l’eau et du sang, et éclairant le reste du jour le mena jusqu’au soir ».
[5] Cf. la Constitution sur la sainte liturgie Sacrosanctum Concilium, 89 a : « duplex cardo Officii quotidiani; citons encore une fois le texte de Tertullien, De oratione, 25 : « De tempore […] non erit otiosa extrinsecus etiam horarum quarundam. Istarum dico communium, quae diu inter spatia signant, tertia, sexta, nona, quas solemniores in Scriptura invenire est. Primus Spiritus Sanctus congregatis discipulis hora tertia infusus est (Ac 2, 15). Petrus qua die visionem communitatis omnis in illo vasculo expertus est, sexta hora ascenderat orandi gratia in superiora (Ac 10, 9). Idem cum Ioanne ad nonam in templum adibat, ubi paralyticum sanitati reformavit suae (Ac 3, 2)… ne minus ter die saltem adoremus, debitores Patris et Filii et Spiritus Sancti. Exceptis utique legitimis orationibus, quae sine ulla admonitione debentur ingressu lucis et noctis » : PL 1, 1192-1193.
[6] Il faut citer ici « les assemblées prématinales » mentionnées par Tertullien en rapport avec une lettre de Pline le Jeune à l’empereur Trajan (vers 112) : « Nihil aliud se de eorum sacramentis comperisse quam coetus antelucanos ad canendum Christo ut Deo et ad confoederandam disciplinam » : Apologeticus, 3 : PL 1. 273. Hippolyte de Rome en recommandant aux chrétiens de prier aussi pendant la nuit, montre l’aspect cosmique et eschatologique de la vigile nocturne : « A cette heure toute la création se repose pour louer le Seigneur et les chrétiens se montrent comme des vierges prudentes attendant leur Époux (cf. Mt 25, 6. 13). Ceux qui vivent dans l’espérance et gardent le souvenir du Christ ne pourront ni être tentés ni se perdre ». (La Tradition Apostolique, chap. 41; éd. Botte, p. 93-97).
[7] Sacrosanctum Concilium, n. 83.
[8] Cf. Institutio Generalis de Liturgia Horarum, n. 16.
[9] Origenes, De oratione, 12, PG 11, 451 : « Cum virtutis actus praeceptaque adimpleta in orationis partem veniant, ille sine intermissione orat, qui debitis operibus orationem iungit, orationique convenientes actiones. Istud enim ‘sine intermissione orate’, hoc uno modo ut praeceptum possibile possum accipere, nempe si dixerimus totam viri sancti vitam unam aliquam magnam esse continuam orationem, cuius etiam pars sit, quae solet oratio vocari, et quae non minus quam ter quaque die fieri debet ».
[10] Origenes, In 1 Sm hom 1, 9.
[11] Augustinus, Serm. 80, PL 38, 498 : « Haec beneficia toto ardore desideremus, omni perseverantia petamus, non sermone longo, sed teste gemitu. Desiderium semper orat, etsi lingua taceat. Et si semper desideras, semper oras. Quando dormitat oratio? Quando friguerit desiderium. Ergo illa beneficia sempiterna tota aviditate postulemus, illa bona tota intentione quaeramus, illa securi petamus ».
[12] S. Augustinus, In Ps. 148, 1 ; cf. une profonde analyse des textes d’Augustin sur le thème de louange: C. Vagaggini, « La teologia della lode secondo s. Agostino », dans: C. Vagaggini – G. Penco (a coll.), La preghiera nella Bibbia e nella tradizione patristica e monastica, (Roma 1964), 399-467.
[13] S. Augustinus, In Ps. 148, 1.
[14] François-Xavier Durrwell évoque la définition proposée par S. Jean Damascène, De fide orth., L. III, 24 : PG 94, 1089.
[15] François-Xavier Durrwell, Le Père. Dieu en son mystère, Paris, 1987, p. 220.
[16] Ibid. p. 222.