Lien essentiel entre l’adoration eucharistique et la messe

Certains ont suspecté la pratique de l’adoration d’être découplée de la célébration eucharistique. En réalité, existe un lien essentiel et non pas accidentel entre l’adoration eucharistique et la messe. Et double est ce lien : originel et terminal.

1) Un lien d’enracinement

L’adoration eucharistique ne peut être détachée de la messe : en effet, elle en est l’origine, la source. Le Christ que l’on adore est le Christ mort livré pour nous : en effet, est présent sous l’espèce séparée du pain, donc en son corps séparé du sang ; or, la séparation du corps et du sang produit, et signifie, la mort ; et l’on sait que le Christ est mort par amour pour nous. Or, l’Acte eucharistique de Jésus, à la Cène, anticipe et prépare la mort (et la résurrection) du Christ. Mais la messe est la re-présentation et la commémoration, au sens fort des deux termes, de la Cène. Donc, le Christ ne se donne à voir comme notre Sauveur livré pour nous qu’en dépendance avec la messe.

Cette dépendance est historique : l’adoration ne prend sens qu’à partir de la livraison du Christ ; elle est ontologique : l’hostie est toujours consacrée au cours d’une Eucharistie ; elle est aussi noétique, pédagogique : on ne peut prendre conscience que ce que nous contemplons est le Corps livré pour nous qu’en mettant en connexion l’hostie adorée et la messe.

2) Un lien de prolongement

 D’autre part, la messe conduit l’adoration de sa présence réelle et définitive au milieu de nous. Jean-Marie Hennaux, professeur de théologie à l’Institut d’Études théologiques à Bruxelles, en donne trois raisons [1].

  1. a) Première raison

Le chapitre 6 de Saint Jean l’affirme avec beaucoup de force : « Ce pain est celui qui descend du ciel pour qu’on le mange et ne meure pas » (Jn 6,50) ; « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour ». (Jn 6,54) ; « Qui mangera ce pain vivra à jamais » (Jn 6,58). Les Pères grecs ont beaucoup insisté sur le fait que le fruit du pain de Vie est l’immortalité. Le père André Feuillet commente : « A la différence de la manne, la nourriture eucharistique doit mettre le fidèle en possession d’une vie éternelle sur laquelle la mort physique n’a aucune prise et qui doit s’épanouir à la fin des temps lors de la résurrection glorieuse [2] ». Or, l’Eucharistie est présence réelle du Christ. Voilà pourquoi le Christ veut demeurer parmi nous, et cela particulièrement par son Eucharistie (cf. Jn 6,56).

Or, par la communion, le Christ est présent un temps limité, pour différentes raisons liées d’abord à notre corporéité : les espèces se dissolvent ; liées aussi à notre péché, d’abord d’inattention. Voilà pourquoi il est bon que la présence du Christ se prolonge pour nous d’une autre manière : par l’adoration. « C’est pourquoi il nous est bon de contempler dans l’hostie le Ressuscité réellement présent dans un élément matériel : le pain. Nous trouvons ainsi l’assurance que la puissance du Ressuscité est telle qu’elle peut assumer, et sauver à jamais, même ce qu’il y a en nous de plus matériel et de plus fragile : la chair [3] ». La présence réelle du Christ est donc un gage de la résurrection de la chair.

  1. b) Deuxième raison

Non seulement le Christ veut demeurer toujours ; mais il veut rassembler tous les hommes. Autrement dit, sa présence est non seulement diachronique, mais synchronique.

La finalité de l’Eucharistie est de rassembler non seulement ceux qui participent actuellement à l messe, mais toute l’humanité dans le Christ, autrement dit elle est d’opérer l’universalité du salut. C’est ce que le Christ dit lui-même : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude ». (Mc 14,24) Or, dans la pensée sémitique, « la multitude » peut intégrer, mais non nécessairement, la multitude. De plus, le symbolisme du corps le signifie puissamment : le corps eucharistique a pour destination d’intégrer tous les hommes dans le Corps mystique de l’Église. Il en est quelque sorte la médiation entre le Corps physique du Christ historique et le Corps mystique de l’Église. Enfin, le chap. 6 de saint Jean montre cette dialectique entre la foule immédiatement bénéficiaire du repas donné par le Christ et la totalité, la multitude qu’elle préfigure et qui est en attente : 1. Jésus parle de sa chair livrée « pour la vie du monde » (Jn 6,51) ; or, il est le « Sauveur du monde » (Jn 4,42). 2. Jésus dit que « la volonté de celui qui m’a envoyé est que je ne perde rien de ce qu’il m’a donné » (Jn 6,39) ; or, au moment de la multiplication des pains, Jésus demande de recueillir tous les morceaux « afin que rien ne soit perdu » et on en recueillit « douze couffins » (Jn 6,12-13) ; et l’on sait que ces douze couffins évoquent les douze tribus d’Israël, donc Israël en sa totalité ; or, cette multiplication est un « signe » (Jn 6,14) ; c’est donc que là encore, Jésus ne cesse de songer à la totalité qu’il veut rassembler et sauver [4].

Or, à la messe, nous expérimentons d’abord la présence du peuple de Dieu immédiatement et actuellement rassemblé, non la foule de ceux qui sont convoqués et seulement présents en puissance, ce que Jésus, dans le même Évangile de Jean, appelle « les champs déjà blancs pour la moisson » (Jn 4,35-38).

Voilà pourquoi « notre relation à l’Eucharistie ne s’épuise pas dans la communion. Si nous voulons être adéquats à l’ampleur du mystère eucharistique, nous devons, au-delà de notre communion au corps et au sang, adorer la Présence réelle du Christ déjà en communion, elle, avec tous les hommes, avec la multitude ». Inversement, « si l’adoration eucharistique n’y était pas vécue, en prolongement de la célébration de la messe, l’Église ne serait-elle pas tentée de se replier sur elle-même et de ne plus apercevoir que la Présence réelle du Christ demeure […] en avant d’elle-même [5] ? »

Cette conclusion n’est pas sans incidence concrète : l’un des sens de l’adoration est de nous ouvrir au monde entier et pas seulement à nous-mêmes. Elle nous fait ainsi sortir de notre solipsisme. Une confirmation en est que la contemplation eucharistique a toujours dynamisé la mission. Certes, la dimension universelle et missionnaire est présente dans chaque Eucharistie, au sein du canon. Mais l’adoration permet une appropriation plus grande.

  1. c) Troisième raison

Le Père jésuite ajoute une raison, toujours relative à la synchronie : l’assomption de l’univers matériel dans le Christ. En effet, nous n’en avons guère conscience, mais Dieu veut sauver toute la création. Le Christ ne veut rien « perdre » de la création, lui par qui tout a été créé (Col 1,16).

Or, dans l’hostie, nous contemplons certes le Christ, mais à travers l’espèce de l’hostie ; or, celle-ci est une parcelle de l’univers matériel (devenue le corps du Christ). Donc, dans l’Eucharistie, quelque chose de la Parousie, de la Présence totale du Christ à tout l’univers est anticipé et déjà assumé. Mais l’adoration eucharistique, en séparant durablement l’hostie de celui qui la contemple, le fait mieux pressentir, en permet une conscience accrue. D’où une autre raison d’être.

Derechef, cette doctrine débouche sur une application concrète. Une telle contemplation ne peut pas ne pas changer notre relation à la nature. Aujourd’hui, il est de domination ou du moins de mépris, d’indifférence. « L’Eucharistie nous préserve de ce danger. En elle, des éléments matériels sont ‘mis directement en relation avec Dieu’. […] Elle nous permet de contempler encore la nature et de rester poète ». Dès lors, l’adoration engendre un « renversement » d’étude qui « a une répercussion éthique considérable. Non seulement il [ce renversement] nous fait considérer et traiter la nature tout autrement, mais en même temps, il transforme notre matière de nous rapporter à notre propre corps. Culturellement, en effet, l’homme d’aujourd’hui, considère spontanément son corps comme un ‘morceau de la nature’ qu’il peut domestiquer, régir, transformer, comme il le fait pour le reste de l’univers matériel ». Par l’adoration eucharistique, l’homme fait de son corps, « un chiffre de la transcendance [6] ». C’est ce qu’atteste la vie et la doctrine de ce grand adorateur qu’était le père Teilhard de Chardin.

Pascal Ide

[1] Jean-Marie Hennaux, « L’adoration eucharistique », Nouvelle revue théologique, 123 (2001) n° 4, p. 574-582. Je me permets de modifier l’ordre pour des raisons pédagogiques

[2] André Feuillet, Le discours sur le pain de vie, coll. « Foi vivante » n° 47, Paris, DDB, 1967, p. 43.

[3] Jean-Marie Hennaux, « L’adoration eucharistique », p. 580.

[4] Cf. Jean-Marie Hennaux, « La nourriture du ciel », Pâque nouvelle, 1996/2, p. 27-31.

[5] Jean-Marie Hennaux, « L’adoration eucharistique », p. 578 et 579. Souligné dans le texte.

[6] Jean-Marie Hennaux, « L’adoration eucharistique », p. 581.

17.4.2025
 

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