Le 22 décembre 1849, Fédor Dostoïevski (1821-1881) a vécu l’un des moments les plus importants – et les plus traumatisants – de sa vie. Ayant conspiré contre le tsar avec les autres membres du groupe Spechnev, il a été arrêté et condamné à mort. Tous sont conduits sur place Semenov pour être exécutés. Ils montent à l’échafaud. Un officier lit leur condamnation et un soldat recouvre leur tête d’un sac de tissu. Dans une angoisse sans nom, ils attendent leur mort prochaine… qui ne viendra jamais. En effet, une missive officielle leur apprend que, « miséricordieux », Nicolas Ier a décidé de commuer la peine de mort en peine d’emprisonnement au bagne en Sibérie.
Sur le coup, le révolté Dostoïevski a cette parole inattendue et prophétique : « Nous serons avec le Christ ». Il écrira plus tard à son frère combien sa vie a alors basculé : « La vie c’est un cadeau, la vie c’est le bonheur, chaque minute peut-être une éternité de bonheur… Maintenant, en changeant de vie, je renais sous une forme nouvelle ». Mais l’on ne saura le drame qu’il a vécu que lorsque, dans son roman le plus autobiographique, L’idiot, il placera dans la bouche de son personnage le plus dostoïevskien, le prince Mychkine, le récit suivant : alors qu’il est l’invité de l’épouse du général Ivan Fédorovitch Epanchkine, Mychkine rapporte à leurs trois filles Alexandra, Adélaïda et Aglaia, le témoignage d’un homme condamné à mort :
« je préfère vous raconter l’histoire d’une autre rencontre que je fis l’année passée. Il s’agit d’un cas fort curieux, curieux par sa rareté. L’homme dont je vous parle fut un jour conduit à l’échafaud avec d’autres condamnés et on lui lut la sentence qui le condamnait à être fusillé pour un crime politique. Vingt minutes plus tard on lui notifia sa grâce et la commutation de sa peine. Pendant les quinze ou vingt minutes qui s’écoulèrent entre les deux lectures, cet homme vécut dans la conviction absolue qu’il allait mourir sous quelques instants. J’étais extrêmement curieux de l’entendre [173] évoquer ses impressions, et plusieurs fois je me suis plu à le questionner à ce sujet. Il se rappelait tout avec une netteté extraordinaire et il disait qu’il n’oublierait jamais rien de ce qui s’était passé pendant ces quelques minutes. À vingt pas de l’échafaud qu’entouraient la foule et les soldats, on avait planté trois poteaux, car plusieurs condamnés devaient être passés par les armes. Les trois premiers furent amenés et attachés à ces poteaux ; on leur fit revêtir la tenue des condamnés (une longue chemise blanche) ; on leur enfonça sur les yeux des bonnets blancs pour qu’ils ne vissent pas les fusils ; puis un peloton de soldats se plaça devant chaque poteau. L’homme qui m’a fait ce récit, étant le huitième sur la liste, devait être amené au poteau au troisième tour. Un prêtre passa devant tous les condamnés, une croix à la main. Il leur restait donc à peine cinq minutes à vivre. Cet homme me déclara que ces cinq minutes lui avaient paru sans fin et d’un prix inestimable. Il lui sembla que, dans ces cinq minutes, il allait vivre un si grand nombre de vies qu’il n’y avait pas lieu pour lui de penser au dernier moment. Si bien qu’il fit [174] une répartition du temps qui lui restait à vivre : deux minutes pour faire ses adieux à ses compagnons ; deux autres minutes pour se recueillir une dernière fois, et le reste pour porter autour de lui un ultime regard. Il se rappelait parfaitement avoir exécuté ces dispositions comme il les avait calculées. Il allait mourir à vingt-sept ans, plein de santé et de vigueur. Il se souvenait qu’au moment des adieux, il avait posé à l’un de ses compagnons une question assez indifférente et qu’il avait porté un vif intérêt à la réponse. Après les adieux il était entré dans la période de deux minutes réservée à la méditation intérieure. Il savait d’avance à quoi il penserait : il voulait sans cesse se représenter, aussi rapidement et aussi clairement que possible, ce qui allait se passer : à présent il existait et vivait ; dans trois minutes quelque chose arriverait ; quelqu’un ou quelque chose, mais qui, quoi ? où serait-il ? Il pensait résoudre ces incertitudes durant ces deux avant-dernières minutes. Près de là s’élevait une église dont la coupole dorée brillait sous un soleil éclatant. Il se rappelait avoir fixé avec une terrible obstination cette coupole et [175] les rayons qu’elle réfléchissait ; il ne pouvait pas en détacher ses yeux ; ces rayons lui semblaient être cette nature nouvelle qui allait être la sienne et il s’imaginait que dans trois minutes il se confondrait avec eux… Son incertitude et sa répulsion devant cet inconnu qui allait surgir immédiatement étaient effroyables. Mais il déclarait que rien ne lui avait été alors plus pénible que cette pensée : ‘Si je pouvais ne pas mourir ! Si la vie m’était rendue ! quelle éternité s’ouvrirait devant moi ! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie ; je n’en perdrais pas une seule et je tiendrais le compte de toutes ces minutes pour ne pas les gaspiller !’ Cette idée finit par l’obséder tellement qu’il en vint à désirer d’être fusillé au plus vite [1] ».
S’agit-il d’une expérience de mort imminente (EMI) ? Certains répondent par l’affirmative [2]. D’autres répondront par la négative, puisque son cerveau n’est en rien endommagé.
Considérons le récit que les observateurs estiment être autobiographique et renvoyer à l’épisode traumatique vécu voici vingt ans par l’auteur. On y trouve les éléments suivants : la certitude et non pas la probabilité de la mort ; le souvenir extrêmement précis (« Il se rappelait tout avec une netteté extraordinaire ») ; l’extrême vivacité des impressions et donc leur durabilité (« n’oublierait jamais rien de ce qui s’était passé pendant ces quelques minutes ») ; la révision de vie (« Il lui sembla que, dans ces cinq minutes, il allait vivre un si grand nombre de vies ») ; la distorsion du temps (« ces cinq minutes lui avaient paru sans fin et d’un prix inestimable ») et la vive présence à l’instant présent (« il n’y avait pas lieu pour lui de penser au dernier moment ») ; l’extrême lucidité (« il fit [174] une répartition du temps qui lui restait à vivre » et la suite) ; la grande vitalité (« à présent il existait et vivait ») ; l’omniscience, au moins potentielle (« dans trois minutes quelque chose arriverait ; quelqu’un ou quelque chose, mais qui, quoi ? où serait-il ? Il pensait résoudre ces incertitudes durant ces deux avant-dernières minutes ») ; une présence lumineuse (« Près de là s’élevait une église dont la coupole dorée brillait sous un soleil éclatant. Il se rappelait avoir fixé avec une terrible obstination cette coupole ») ; le regret de sa vie passée (« Si je pouvais ne pas mourir ! Si la vie m’était rendue ! quelle éternité s’ouvrirait devant moi ! ») ; le désir de transformation (« Je transformerais chaque minute en un siècle de vie »). Or, ce sont, de près ou de plus loin, des événements qui se produisent dans les EMI.
On objectera que l’église vue par le condamné à mort est une réalité extramentale objective, perceptible par d’autres. Nous répondrons que ce qui est propre à l’expérience est son interprétation symbolique, en l’occurrence spirituelle.
On arguera aussi du manque des éléments signifiants comme la décorporation ou le tunnel. Nous répondrons qu’aucune des composantes (notamment celles du récit « canonique » de Moody) n’est constante et que, par exemple, le tunnel n’est présent que dans une EMI sur douze !
On opposera enfin – et tel était l’argument initialement avancé – que le condamné à mort a cru qu’il allait mourir, mais qu’il n’est pas mort, donc que son corps n’a pas souffert. Sans entrer dans un vaste débat sur l’extension de l’expression « EMI », nous répondrons que nous retrouvons tous les items de celle-ci autant chez ceux qui dont le cerveau connaissent une grave ischémie que chez ceux qui auront seulement peur de mourir (d’où l’expression fear-death-experience), par exemple, en se voyant près de décéder lors d’un accident de voiture ou d’une chute en montagne, et dont l’encéphale ne sera en rien endommagé [3].
Il faut dire plus. Celui qui est condamné à mort vit une expérience autrement plus traumatique que l’accidenté physique. En effet, le premier est assuré de mourir, alors que le second, surtout s’il est ranimé, a l’espoir de survivre – et de fait, survivra. Or, grande est la différence dans la fermeté du jugement entre la certitude et la probabilité. Puisque l’espoir introduit une probabilité ou du moins une possibilité, une expérience seulement intérieure de mort certifiée rapproche beaucoup plus de la mort qu’une expérience de détérioration corporelle associée à l’espoir de survivre. C’est ce que Dostoïevski explique avec profondeur, là encore, à travers le témoignage de celui qu’il appelle, en un sens très particulier, l’idiot, toujours à propos de la condamnation à mort :
« La remarque que vous venez de faire vient à l’esprit de tout le monde, et c’est la raison pour laquelle on a inventé cette machine appelée guillotine. Mais je me demande si ce mode d’exécution n’est pas pire que les autres. Vous allez rire et trouver ma réflexion étrange ; cependant avec un léger effort d’imagination vous pouvez avoir la même idée. Figurez-vous l’homme que l’on met à la torture : les souffrances, les blessures et les tourments physiques font diversion aux douleurs morales, si bien que jusqu’à la mort le patient ne souffre que dans sa chair. Or ce ne sont pas les blessures qui constituent le supplice le plus cruel, c’est la certitude que dans une heure, dans dix minutes, dans une demi-minute, à l’instant même, l’âme va se retirer du corps, la vie humaine cesser, et cela irrémissiblement. La chose terrible, c’est cette certitude. Le plus épouvantable, c’est le quart de seconde pendant lequel vous passez la tête sous le couperet et l’entendez glisser. Ceci n’est pas une fantaisie de mon esprit : savez-vous que beaucoup de gens s’expriment de même ? Ma [77] conviction est si forte que je n’hésite pas à vous la livrer. Quand on met à mort un meurtrier, la peine est incommensurablement plus grave que le crime. Le meurtre juridique est infiniment plus atroce que l’assassinat. Celui qui est égorgé par des brigands la nuit, au fond d’un bois, conserve, même jusqu’au dernier moment, l’espoir de s’en tirer. On cite des gens qui, ayant la gorge tranchée, espéraient quand même, couraient ou suppliaient. Tandis qu’en lui donnant la certitude de l’issue fatale, on enlève au supplicié cet espoir qui rend la mort dix fois plus tolérable. Il y a une sentence, et le fait qu’on ne saurait y échapper constitue une telle torture qu’il n’en existe pas de plus affreuse au monde. Vous pouvez amener un soldat en pleine bataille jusque sous la gueule des canons, il gardera l’espoir jusqu’au moment où l’on tirera. Mais donnez à ce soldat la certitude de son arrêt de mort, vous le verrez devenir fou ou fondre en sanglots. Qui a pu dire que la nature humaine était capable de supporter cette épreuve sans tomber dans la folie ? Pourquoi lui infliger un affront aussi infâme qu’inutile [4] ? »
Une conséquence de ce constat argumenté est donc d’indifférencier la distinction entre les near-death-experience (EMI avec atteinte physique) et les fear-death-experience (EMI sans altération cérébrale). Et ainsi de plaider en faveur d’une conception plus analogique de l’expression « expérience de mort imminente ».
Pascal Ide
[1] Fiodor Dostoïevski, L’idiot, première partie, chap. 5, trad. Albert Mousset, coll. « Les classiques russes », Paris, Gallimard, 1939, coll. « À tous les vents », La Bibliothèque électronique du Québec, Tome premier, p. 172-175.
[2] Steven Laureys, L’expérience de mort imminente. Science et spiritualité, Paris, Odile Jacob, 2025, p. 284-285.
[3] Cf. Vanessa Charland-Verville, Jean-Pierre Jourdan, Marie Thonnard, Didier Ledoux, Anne-Françoise Donneau, Etienne Quertemont & Steven Laureys, « Near-death experiences in non-life-threatening events and coma of different etiologies », Frontiers in Human Neuroscience, 8 (2014), art. 203, p. 3. En ligne.
[4] Fiodor Dostoïevski, L’idiot, première partie, chap. 2, p. 76-77. Souligné par l’auteur.