Qu’est-ce donc que l’humilité ? Nous le savons, et son étymologie nous le confirme (humilité vient de humus, « la terre », qui a d’ailleurs aussi donné « humanité »), elle est la vertu de celui qui s’abaisse. Un proverbe que j’ai entendu il y a bien longtemps disait que l’homme sage et humble ressemble à l’épi arrivé à maturité : il incline la tête. L’un des degrés de l’humilité de saint Benoît consiste à baisser les yeux, comme Jésus le fait, à deux reprises, face à la foule de ceux qui condamnent la femme adultère (cf. Jn 8,6.8).
Toutefois, comment ne pas subrepticement passer de cet abaissement de soi-même à une dénégation de soi-même, voire un mépris de soi-même ? Quand nous lisons ces paroles de Bossuet commentant la parabole du grain de blé qui doit mourir pour porter du fruit (cf. Jn 12,24), nous pouvons assurément être touchés. Nous pouvons aussi, si nous prenons ces paroles au sens littéral ou si nous sommes secrètement rongés par une faible estime de nous, nourrir une fuite, voire une haine de nous-mêmes :
« Mais il faut que tout meure en nous ; il faut que ce germe de vie se dégage et se débarrasse de toute ce qui l’enveloppe, la fécondité de ce grain ne paraîtra qu’à ce prix. Tombons, cachons-nous en terre, humilions-nous ; laissons périr tout l’homme extérieur, la vie des sens, la vie du plaisir, la vie de l’honneur, la vie du corps, la curiosité, la concupiscence, tout ce qu’il y a de sensible en nous [1] ».
« ‘Haïr son âme’. […] Gloire, fortune, réputation, santé, beauté, esprit, savoir, adresse, habileté : tout nous perd. Le goût même de notre vertu, il nous perd plus que tout le reste. Il n’y a rien que Jésus ait tant répété et tant inculqué que ce précepte : ‘Qui trouve son âme la perd ; qui perd son âme’ (Mt 10,39). C’est ce qu’il recommence encore en un autre endroit du même Évangile : ‘Qui cherche à sauver son âme, la perdra’, dit-il (Mt 16,25) ; ailleurs : ‘qui la perdra, lui donnera la vie’ (Lc 17,33) [2] ».
Nous pouvons répondre que, loin d’être un acte de haine, cet abaissement est un acte d’amour : « le propre de l’amour étant de s’abaisser », dit sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus [3]. En effet, lorsque saint Paul veut convaincre les chrétiens qui sont à Philippe d’avoir « assez d’humilité pour estimer les autres supérieurs à vous-mêmes » (Ph 2,3), que fait-il ? Au lieu de moraliser ou de les exhorter à se rabaisser, il les invite à imiter Jésus : « Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus » (v. 5). Ce qui nous vaut le splendide hymne aux Philippiens : « Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition d’esclave, devenant semblable aux hommes » (v. 6 et 7). N’est-ce pas ce qu’un autre disciple de Jésus a bien compris :
« Dieu non content de montrer à chaque pas de l’Écriture sa prédilection pour les plus petits, a voulu, lorsqu’il a paru sur la terre dans une chair mortelle, être tellement le plus petit, prendre tellement la dernière place que nul mortel n’a jamais pu descendre plus bas que lui [4] ».
Saint Charles de Foucauld a tellement intériorisé cette parole de son père spirituel, Henri Huvelin, qu’il en a fait la règle constante de sa vie, de son entrée à la Trappe jusqu’à son ermitage à Tamanrasset, en passant par son séjour à Nazareth.
Cette réponse suffit-elle à écarter tout risque d’autodépréciation ? Assurément, ces jours saints nous invitent à célébrer l’humilité de Dieu qui s’abaisse – et je reviendrai sur ce point crucial dans une prochaine méditation. Mais ils ne doivent pas nous faire oublier que Dieu, qui est devenu infiniment petit dans son douloureux abaissement, est aussi infiniment grand dans sa glorieuse élévation. C’est ce qu’affirme la fin du même hymne aux Philippiens. Ce même Jésus, « Dieu l’a exalté » et « lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2,9). D’ailleurs, quand, écrivant à son ami, historien et géographe spécialiste des affaires sahariennes Henri de Castries, il relit sa conversion du 27 octobre 1886, le frère universel complète, quinze années plus tard, ce qu’il a dit de l’humilité de Jésus, en confessant la grandeur de Dieu :
« Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand. Il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui [5] ».
Alors, que dire ? Si affirmer « Dieu est grand » nie son abaissement et si affirmer « Dieu s’est abaissé » nie sa grandeur et son élévation, quelle parole ajustée rend-elle compte de ce mystère divin de l’humilité ? Comment entendre de manière équilibrée cette vertu qui est le porche d’entrée des théologales [6] ?
Je propose l’hypothèse suivante : l’humilité est une vertu systémique. J’entends par là que la juste compréhension de l’humilité requiert de la voir non seulement comme une vertu personnelle, mais comme une vertu interpersonnelle, c’est-à-dire systémique. Il y a à cela une raison propre et commune.
Une raison propre. L’humilité ne se pratique que face à une autre personne, quand bien même ce serait face à soi-même [7]. En effet, être humble, c’est s’humilier, devenir humble, se reconnaître humble face à quelqu’un que, par voie de conséquence, nous reconnaissons grand et digne de louange.
Une raison commune. Cette dimension systémique est une caractéristique méconnue et inexplorée des autres vertus centrales. Avant tout des vertus théologales [8]. En effet, la foi, l’espérance et la charité ne s’exercent pas seulement face à Dieu, mais avec et en Dieu. Nous ne sommes pas en train de répéter la doctrine traditionnelle selon laquelle une vertu théologale a Dieu pour objet et pour cause [9]. Nous disons beaucoup plus. Une vertu n’est théo-logale que parce que Dieu nous a précédés et que, le premier, il a posé un acte qui nous permet de l’exercer à notre tour. Benoît XVI l’a exprimé de manière admirable dans une simple phrase où il résume l’expérience spirituelle de Joséphine Bakhita, cette sainte soudanaise canonisée par le Pape Jean-Paul II :
« Elle apprit que ce Seigneur la connaissait, elle aussi, qu’il l’avait créée, elle aussi – plus encore qu’il l’aimait. Elle aussi était aimée […]. Elle était connue et aimée, et elle était attendue [10] ».
Je ne peux croire en Dieu que parce que je suis connu de Dieu (et que Dieu me montre qu’il est digne de confiance). Je ne peux espérer en Dieu, et donc l’attendre, que si je prends conscience que je suis attendu et que, avec Charles Péguy, Dieu lui-même espère en moi. Je ne peux aimer Dieu que si je prends conscience que d’abord, je suis follement et inconditionnellement aimé.
De même, je ne peux être humble, petit que si, d’abord, je reconnais que Dieu est grand. Et telle est la nouvelle définition de l’humilité que je vous propose : être humble, c’est s’abaisser pour élever Dieu. Seulement s’abaisser, redisons-le, c’est courir le péril de sombrer dans le dénigrement de soi. Seulement proclamer la grandeur de Dieu, c’est oublier qu’il nous faut aussi lui donner toute la place, reconnaître que nous lui devons tout et, en ce sens, être petit : si celui qui donne s’abaisse, celui qui reçoit est donc en position plus basse…
Cette attitude peut d’ailleurs s’étendre à autrui. En incitant à l’humilité, l’Apôtre nous demande d’« estimer les autres supérieurs à vous-mêmes » (Ph 2,3). Autrement dit, être humble, c’est non pas se nier, mais se décentrer et placer l’autre au centre de notre attention. Voilà pourquoi, c’est à la fois la condition et la forme même de l’amour de don.
Ce nouveau regard sur l’humilité présente au moins deux conséquences pratiques d’importance. Tout d’abord, il conjure les fausses humilités, ce que je qualifierais les humilités bruyantes : à force de dire « je ne suis rien », « je suis un pauvre type », non seulement je me dévalorise, ainsi que nous l’avons dit et répété, mais, finalement je continue à dire « je » et oublie l’essentiel : mettre Dieu, mon prochain, au centre de mon attention. Il y a une façon de s’abaisser qui ne parle que de celui qui s’abaisse et en rien de celui vers qui je dois élever mon regard et mon cœur dans la louange et la charité.
Ensuite, l’humilité ne va jamais sans la gratitude. Reconnaître ma petitesse, c’est d’abord reconnaître, au double sens du terme (prendre conscience et chanter), la grandeur de Dieu. N’est-ce pas ainsi que s’achève l’hymne aux Philippiens : « Afin que toute langue proclame : ‘Jésus Christ est Seigneur’ à la gloire de Dieu le Père » (v. 12) ?
Pascal Ide
[1] Jacques-Bénigne Bossuet, Méditations sur l’Évangile, xi, éd. Maturin Dreano, coll. « Études de théologie et d’histoire de la spiritualité », Paris, Vrin, 1966, p. 150.
[2] Ibid, xii, p. 151.
[3] Ms A, 2 v°.
[4] Charles de Foucauld, Dieu est Amour, Paris, Le Livre ouvert, 2014, p. 20.
[5] Lettre du 14 août 1901. Citée par Jacques Gauthier, Saint Charles de Foucauld. Passionné de Dieu, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2022, p. 38 et 39.
[6] Rappelons que l’humilité est une vertu proprement chrétienne, ignorée des païens. Pour plus de détail, cf. Pascal Ide, « L’humilité, une vertu théologale ? », Teresianum, 72 (2021) n° 2, p. 485-528.
[7] Dans un autre sens, saint Léon le Grand, joint dans le Christ « humana humilitas » et « divina maiestas » (Sermo xxxvii in Epiphaniae solemnitate VII, chap. 1, PL 54, 257 : Sermons, trad. Dom René Dolle, tome 1, coll. « Sources chrétiennes » n° 22, Paris, Le Cerf, 1957, p. 276-277 : « Les cœurs droits, en effet, y voient apparaître dans une seule et même personne et la bassesse propre à l’humanité et la majesté propre à la divinité »).
[8] Mais on pourrait aussi le dire de certaines vertus cardinales comme la vertu de chasteté (cf. Pascal Ide, « La face (très) positive de la chasteté », Il est vivant ! Parlons d’amour, parlons de sexualité, 352 [juillet-septembre 2021], p. 48-51. Et, surtout, Id., « La vertu de chasteté au risque de sept déplacements », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, à paraître.
[9] Cf. Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 1812 et 1813.
[10] Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007, n. 3. Souligné par moi.