Si la vérité est ce qui nous mesure et non ce que nous mesurons, nous ne pouvons que la chercher, partir à sa quête, comme les Argonautes à la recherche de la toison d’or. D’où l’intérêt pour le thème du voyage, pour une « conscience odysséenne ». Voilà pourquoi l’homme est, constitutivement, un « être du voyage », un homo viator, le voyageur devenant « le portrait allusif de la condition de l’homme [1] ». D’ailleurs, notre Occident ne fut-il pas construit selon trois grandes lignes de force, grecque, juive et chrétienne ? Or, chacune se retrouve autour d’une figure pérégrinante, un héros polytropos, c’est-à-dire un personnage typique qui a beaucoup voyagé : Ulysse, le Juif Errant, le Chevalier du Graal [2].
Toutefois, ces figures diffèrent radicalement : Ulysse se meut dans un monde fermé, tant sur le plan spatial (d’Ithaque à Ithaque) que sur le plan temporel (la toile indéfiniment tissée et détissée de Pénélope en est la géniale illustration) ; l’errance du juif et du chrétien, en revanche, « est animée par la découverte d’une Transcendance [3] ». Mais, là encore, diversement. Le Juif Errant ne trouve, sur cette Terre horizontale, que l’ombre de ce qu’il cherche, donc vit dans la séparation qui le rend constamment étranger à tous les peuples qu’il traverse. En revanche, le Chrétien, ici le Chevalier du Graal, vit « une errance sans terme mais non sans but [4] ». Ici, le nomadisme spirituel trouve sa pleine réalisation. Et sa raison d’être réside dans une attente de la lumière qui « fait signe derrière l’horizon [5] », de l’Absolu, bref, de Dieu. Et, au soir de sa vie, le pèlerin fatigué
« entendra la Voix lui disant le seul mot qu’il espérait du fond de sa prison : un mot que lui-même avait murmuré dans une prière silencieuse mais qui, cette fois, s’adressera à lui comme l’appel suprême : viens [6] ».
N’est-ce pas ce que nous sommes appelés à entendre – comme à répondre – en ce temps béni de l’Avent ?
Pascal Ide
[1] Jean Brun, À la recherche du paradis perdu, coll. « Références » n° 4, Lausanne, Presses bibliques universitaires, 1979, p. 84.
[2] Jean Brun a-t-il conscience qu’il retrouve (ou anticipe) une intuition de Levinas opposant diamétralement Ulysse et Abraham ? « Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l’histoire d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ » (Emmanuel Lévinas, « La trace de l’autre » 1963, repris dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1982, p. 192).
[3] Jean Brun, À la recherche du paradis perdu, p. 84.
[4] Ibid.
[5] Jean Brun, Les vagabonds de l’Occident. L’expérience du voyage et la prison du moi, coll. « L’athéisme interroge », Paris, Desclée, 1976, p. 39.
[6] Ibid., p. 218.