- Presque chacun des plus de 60 ans ici présents sait où il se trouvait le 13 mai 1981. En effet, ce jour-là, sur la place Saint-Pierre, Jean-Paul II s’abattait sous les deux balles d’Ali Agça. Ce que l’on sait moins, c’est que le matin même, le saint pape avait fondé deux institutions majeures pour notre temps : l’Institut pontifical d’études sur le mariage et la famille et l’Académie pontificale pour la Vie. Deux institutions vouées à défendre ce qui, aujourd’hui, est le plus attaqué : le mariage, la famille et la vie [1]. J’ajoute, pour ne pas oublier, que le premier président de l’Académie pontificale pour la Vie était le professeur Jérôme Lejeune, aujourd’hui Vénérable. Il offrait un bouquet de fleurs à sa femme Birthe… tous les jours. La condition pour être reconnu vénérable est l’héroïcité des vertus. Est-il héroïque d’offrir un cadeau à son conjoint tous les jours ?! En tout cas, c’est une expression très réelle de la charité entre les époux dont le mariage est le sacrement…
Si, bien sûr, nous parlons de ce sujet, c’est en écho à la parole de Jésus (Mc 10,7) qui elle-même reprend littéralement celle de son Père dans le récit de la création : « À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un » (Gn 2,24). Cette parole qui nous paraît aujourd’hui évidente, est en réalité révolutionnaire. Pour mieux nous en rendre compte, un peu d’histoire n’est pas superflu.
- L’anthropologie nous apprend que les sociétés ont été (et sont encore) non seulement patriarcales, comme on le répète volontiers aujourd’hui, mais aussi matriarcales. Si les premières sont dirigées par des hommes et privilégiaient la domination, les secondes ne sont pas moins violentes. Voire, le sont davantage. Par exemple, Sparte, la cité guerrière qui a longuement combattu Athènes, était marquée par le matriarcat, alors que la capitale grecque l’était par le patriarcat. Il n’est pas inutile de nous rappeler que les pays méditerranéens et les familles du pourtour de la Mare nostrum connaissent aussi souvent une influence prédominante de la mère – ce qui est une donnée explicative que l’on ne peut négliger pour comprendre ce qui se déroule dans certaines de nos banlieues. Une raison en est que, pour se défaire de l’emprise maternelle, l’homme a besoin de défusionner avec force. A fortiori, lorsqu’il y a polyandrie et donc impossibilité pour l’enfant de savoir quelle est l’identité de son père.
Sans entrer dans plus de détail, vous comprenez donc combien la parole de l’Ancien Testament qui soustrait l’enfant devenu adulte à l’influence prédominante de sa famille est libérante. Mais intéressons-nous à notre histoire propre pour ne pas nous imaginer que je parle seulement de lieux éloignés. Dans ses nécessaires mises au point vis-à-vis du Luther qui réduisait les sacrements au seul baptême, le concile de Trente, au xvie siècle, a défini avec précision – ce que l’on savait depuis l’origine – que le sacrement du mariage résidait dans le libre consentement des époux. Donc, n’appartenait qu’à eux. Comment cet enseignement fut-il reçu par la France très chrétienne, fille aînée de l’Église ? Mal ! Pire : pas du tout. Elle ne fut pas appliquée ! Pourquoi ? Parce que les parents décidaient pour leurs enfants. Certes, en partie pour leur bien. Mais c’était ignorer leur premier bien qui était la liberté ! Surtout, pour le bien de la famille, à savoir la sauvegarde du patrimoine, la continuité dans la transmission des héritages. Il nous suffit de relire Molière ! Là encore, la parole du Christ est libérante : « L’homme quittera son père et sa mère ». Alors que les parents désir(ai)ent au plus haut point continuer à fusionner. Non sans paradoxe, il faudra attendre la Révolution française et le code Napoléon (qui introduit aussi le divorce, ne le canonisons pas !) pour que le consentement mutuel des époux soit pleinement honoré !
- Ainsi donc, la parole du Christ n’est pas seulement bénéfique (c’est-à-dire, littéralement, elle fait du bien) ; elle est révolutionnaire.
Elle comporte un double versant : s’attacher à son conjoint, pour ne plus faire qu’un et s’arracher à ses parents. Comme nous ne pouvons parler de tout, traitons du second aspect, dont nous parlons plus rarement en homélie : la juste relation à ses parents.
Assurément, elle est structurée par le quatrième commandement : « ‘Honore ton père et ta mère’, c’est le premier commandement qui soit assorti d’une promesse : ‘ainsi tu seras heureux et tu auras longue vie sur la terre’ » (Ep 6,2-3. Cite là encore l’Ancien Testament : Ex 20,12 ; Dt 5,16).
Vous noterez qu’il n’est pas dit : « Aime », mais « Honore », ce qui signifie « Respecte », « Sers », notamment quand ils deviennent malades et ont besoin de notre aide. Tout cela, nous le savons. Ajoutons que l’hébreu « Honore » signifie aussi « Donne son poids ». Tout son poids, mais seulement son poids qui est mesuré.
Et nous en venons à la parole de ce jour. En effet, ce lien à nos parents est aussi normée par la parole de la Genèse, qui est tout aussi importante, et même bien davantage, puisqu’elle est le deuxième commandement que Dieu nous donne. Le premier se trouve dans le premier récit de la création : « Croissez et multipliez-vous » et le second est celui que nous entendons aujourd’hui : « Quitte ton père et ta mère ».
Comme me disait une célibataire qui avait près de 50 ans : « J’ai quitté le domicile familial quand j’avais une vingtaine d’années. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai compris que quitter physiquement, ce n’est pas quitter psychologiquement. Il m’a fallu de longues années pour me dédifférencier, défusionner ». J’ajouterai que quitter psychologiquement n’est pas quitter moralement : l’exigence du commandement demeure, mais dans une juste distance psychologique.
Il me revient un exemple. Un jour, dans le sud de l’Italie, je suis entré dans une église lors de la célébration d’un mariage. Les deux époux étaient assis sur un banc face à l’autel. Et, à ma grande surprise, le banc qui était particulièrement long, accueillait aussi deux autres couples. Les parents de l’époux d’un côté et ceux de l’épouse de l’autre… Dans un pays méditerranéen où il n’est pas rare que les enfants vivent encore chez leurs parents pendant de nombreuses années quand ils sont mariés.
- Concrètement, comment vivre ce commandement de manière ajustée ? Trois conseils qui sont trois interrogations.
- Quitter psychologiquement, c’est-à-dire intérieurement ses parents, c’est d’abord les désidéaliser. Jusqu’à nouvel ordre, il n’y a qu’une seule Sainte famille ! Nos familles sont blessantes, parce qu’elles sont elles-mêmes blessées. Mais ne pas accuser et même excuser, ce n’est pas nous aveugler. Nous le savons en général, mais le savons-nous en particulier, expérimentalement ? Comment savoir si je désidéalise mon père ou ma mère ? En vous posant la question suivante : êtes-vous capable de nommer trois souvenirs précis vis-à-vis de l’un et de l’autre concernant un mal concret que vous avez subi de leur part, mal qui vous a fait souffrir et dont vous avez souffert ?
- Désidéaliser ses parents, inversement, ce n’est pas non plus les juger ni les condamner. Il ne s’agit pas de substituer au « Familles, je vous adore », c’est-à-dire je m’interdis de nommer vos limites, à « Familles, je vous hais » (Gide). L’immense majorité des parents veut le bien de ses enfants et les aime tendrement. Là encore, nous le savons abstraitement, mais en avons-nous conscience concrètement ? Donc, deuxième question : êtes-vous capable de nommer trois raisons précises de rendre grâce vis-à-vis de l’un et de l’autre concernant un bien concret que chacun vous a fait ? Autrement dit, pouvez-vous intérieurement fixer votre attention sur leur amour et les remercier ?
- Quitter son père ou sa mère, enfin, c’est pouvoir leur pardonner. Non pas nier le mal – ce qui contredit la justice – ou l’oublier – ce qui contredit la mémoire. Mais remettre leur dette. Là encore, soyons précis et concret. La troisième question est : puis-je me souvenir de ces faits qui m’ont blessé sans minimiser la responsabilité, mais avec un cœur apaisé qui sait d’abord reconnaître tout le bien qu’ils m’ont fait ? Et transformons cette question en conseil. Pardonner, c’est dire à Dieu (pas forcément à nos parents, parce qu’ils ne peuvent pas toujours l’entendre, voire ne sont plus vivants) : pour ce préjudice, cette parole, ce geste ou cette absence d’affection, avec la grâce de Dieu, je te pardonne du fond du cœur.
Reconnaissance ou gratitude, lucidité ou vérité, pardon. Tels sont les trois moyens pour vivre le commandement du Christ et faire de nos familles des églises domestiques.
Pascal Ide
[1] Le cardinal Carlo Caffara, premier président de l’Institut pontifical d’études sur le mariage et la famille, affirmait : « La bataille finale entre le Seigneur et le règne de Satan potera sur le mariage et la famille […] parce que c’est la question décisive » (Cardinal Carlo Caffara, entretien avec Maria Pia Picciafuoco, Vocedipadrepio.com, mars 2015, p. 74).