L’histoire récente de la théologie. L’exemple jésuite belge

En décrivant l’évolution d’un collège de la Compagnie de Jésus, allant de Louvain en 1838 à l’IET (Institut d’Études Théologiques) en 1988 [1], un passionnant article du jésuite belge Camille Dumont permet à la fois de comprendre l’originalité et l’importance de l’influence jésuite en particulier, et, plus généralement, les immenses progrès accomplis par la théologie durant cette période.

1) Le schéma général

Plutôt que d’entrer dans le détail l’évolution historique à la fois jésuite et belge, nous allons donner l’épure du schéma et sa structure théologique [2].

a) Le point de départ : la méthode de la théologie médiévale

Camille Dumont part de la méthode de la théologie au temps de la grande Scolastique. Celle-ci se regroupe sous trois chefs étroitement coordonnés : lectio, quaestio, praedicatio. La lectio est la lecture commentée de la lettre de l’Écriture Sainte. La quaestio est la question que l’intelligence ne manque de se poser (d’)après cette lecture : la foi en quête d’intelligence questionne le texte. Enfin, la praedicatio est la prédication, par laquelle la Parole de Dieu comprise, digérée, questionnée, nourrie de prière contemplative et de méditation, advient aux croyants. Or, loin d’être juxtaposés, ces trois chefs sont aussi trois moments structurels selon une flèche téléologique : la lectio est pour la quaestio qui est pour la praedicatio.

De fait, à titre de confirmation, les grades académiques de l’époque suivent cette distinction qui est aussi une gradation. L’étudiant devient bachelier scripturaire, puis bachelier sententiaire (les Sentences de Pierre Lombard étant le premier exemple, abondamment commenté, de mise à la question systématique, selon un ordre différent de l’Écriture, de celle-ci) et enfin, docteur, ce qui lui donnait l’autorisation, la licence pour enseigner et prêcher.

Sous-jacente à ces distinctions dynamiques, se retrouve la dynamique ternaire du don : réception, appropriation et donation. En effet, la Révélation qui est reçue dans l’Écriture, est appropriée selon le mode propre, systématique de l’intelligence croyante en vue d’être redonnée dans le kérygme, la catéchèse, la prédication, l’enseignement et la mission. D’où l’essence mixte, spéculative et pratique de l’acte théologique.

b) L’état de la théologie au XIXe siècle : une scolastique figée

Or, dans quel état se trouve la théologie vers 1834 dans la province jésuite belge ? Et, sans doute peut-on, pour une part, généraliser.

1’) Exposé du processus

D’une part, la lectio a été réduite et isolée. Réduite, car on fait lecture de l’Écriture seulement cinq ou six versets de la Bible en continu, au début du repas du midi et du soir. À ce rythme, constate le père Dumont, il faut au moins quinze ans pour parcourir toute la Bible ! Surtout, l’Écriture est isolée de la théologie : la lectio divina existe bien toujours, elle nourrit la piété personnelle, dans la méditation individuelle du matin, mais elle n’anime en rien l’acte théologique. Ce qui, par conséquent, signifie aussi une déconnexion vitale, existentielle entre l’acte de contemplation et l’acte de rationalisation théologique ; et une déconnexion anthropologique entre l’affectivité et la raison. La raison en est que seule la théologie spéculative est considérée comme scientifique, la théologie positive étant donc relégué à un statut de moindre rigueur et dénuée de toute scientificité. Le père de San, par exemple, dernier grand « scolastique » du Collège de Louvain, distingue la première (procédant sous mode formellement scientifique) de la seconde (procédant seulement ex auctoritate) comme le raisonnement propter quid (accédant à la cause) du raisonnement quIia (accédant seulement au fait, au an est) [3].

D’autre part, la praedicatio est elle-même désolidarisée de la quaestio, de l’enseignement et de l’exercice théologique. De fait, la lecture des Annales du Collège de Louvain montre que, si peut-être la connexion est parfois établie par certains prédicateurs, de fait, elle n’est jamais pensée, réfléchie dans leur unité organique.

Par conséquent, la théologie s’est réduite à la seule quaestio qui, en effet, légitimement, est centrale, mais coupée de la source en amont et de sa fécondité en aval. De fait, le professeur expose la quaestio (le status quaestionis) que l’on débat ensuite en groupes appelés « cercles » de disputatio, hebdomadaire ou mensuelle. L’acte théologique se réduit à ces deux temps. Plus en détail : la théologie est étudiée suivant l’ordre de la Somme, y compris la partie centrale qu’est la morale, question par question, durant un temps variable (quatre ans pour le degré supérieur et deux ou trois ans pour le degré inférieur). L’Écriture, l’histoire de l’Église (qui était surtout une apologétique) et le droit canon (qui était, en revanche, de l’ordre de l’application, en aval) formaient des cours complémentaires, à côté du cursus principal représenté par le commentaire de la Somme.

2’) Conséquences

Il en suit un certain nombre de conséquences d’importance. La première, liée à la déconnexion en amont, est le manque de prise en compte de la théologie dite positive, ce qui est une évidence, mais de l’enracinement dans l’histoire.

La déconnexion à l’égard de l’aval entraîne un manque de dialogue avec le monde, les cultures (voire pourrait entraîner une autosatisfaction autoréférente). De plus, le discours scolastique est fortement marqué par la référence à l’universel et à l’évidence du sens commun. Et Camille Dumont en donne une image parlante : « Que vienne à Louvain un Romain, un Napolitain, un Piémontais, un Autrichien ou un Suisse, cela ne pose aucun problème : le ‘terrain de sport’ (la palaestra, comme disent les notices) a partout les mêmes mesures ; les règles du jeu sont identiques et le latin est une langue commune [4] ».

Bref, la double rupture à l’égard de la théologie positive et à l’égard de la mission entraîne une absence tragique de prise en compte des deux réalités les plus importantes introduites par la modernité : la relation à l’histoire, la relation à l’autre culture. Ce qui, soit dit en passant, sont les deux sources de véritable altérité.

À côté de ces conséquences pour la théologie elle-même, il faut noter plusieurs conséquences sur les personnes en cause. D’abord les professeurs. La quaestio n’exige pas une compétence ni une spécialisation poussée. Voilà pourquoi, souligne Camille Dumont, le premier professeur de dogme en Belgique (1834-1850), fut un célbère mathématicien et physicien, le père Wiere. La méthode elle-même ne permet donc pas une sélection garantissant un niveau véritablement universitaire et secrète une entropie mortelle pour l’exigence de qualité du corps professoral. Par ailleurs, toujours pour les professeurs, le grand formalisme de la méthode scolastique non ressourcée à l’Écriture, donc non confrontée à une autre forme d’esprit, favorise et amplifie certains plis de caractère, d’ailleurs en sens contraire : les maniaques scrupuleux qui n’en finissent plus de multiplier les distinctions, de citer les autorités, de raffiner les exposés, au point de perdre toute vision d’ensemble (tel est le cas du père de San cité ci-dessus dont 156 pages des 780 pages de son traité De Deo uno sont occupées par des notes ne laissant que trois lignes de texte principal !) ; et, inversement, les indécis ou les négligents qui allignent les opinions en présence et s’interdisent de trancher, laissant la question en route, indéterminée à jamais.

c) Le point d’arrivée visé : l’unité de la théologie

Il s’agit bien entendu de retrouver l’unité perdue que vivait la Grande Scolastique. Mais cette redécouverte n’est pas une restauration. Non seulement, parce que les temps, les questionnements, les exigences sont différentes, mais parce qu’il y a un progrès notable à réaliser : ce que la Scolastique médiévale vivait, il s’agit aussi de le penser, d’en rendre compte dans un acte de pensée réflexif, pour se l’approprier. La question est donc : en quoi consiste l’unité de l’acte théologique qui ne peut se réduire à la seule quaestio ? L’aboutissement sinon à la solution du moins à une ébauche et déjà à la prise de conscience du caractère central de la question prendra plus d’un siècle et passera par un certain nombre d’étapes.

2) Du deuxième temps au troisième temps

Camille Dumont étudie quelques causes et quelques étapes surtout dans le contexte jésuite belge.

a) Les causes lointaines

L’anhistoricisme et l’universalisme a-culturel du discours théologique trouveront leurs limites et même leur fin lorsque les Pères arriveront dans la mission en Inde, en 1859.

Un moteur encore plus lointain, mais essentiel, vient de saint Ignace lui-même qui, très consciemment, souligne la distinction de la théologie positive et de la scolastique, sans la résorber et, implicitement, donne de l’importance à l’enseignement de l’Écriture et pas seulement de la théologie spéculative [5]. De plus, Ignace se refuse à séparer lectio et quaestio, sinon dans les mots, du moins dans sa pratique constante des allers et retours entre l’affectus et la raison.

L’on peut distinguer trois étapes essentielles : réintroduire la théologie positive comme une discipline à part entière ; penser son articulation à la théologie spéculative ; intégrer la théologie pastorale.

b) Introduction de la théologie positive

C’est notamment entre 1910 et 1930 que la théologie positive réussit sa percée. Grâce à différents théologiens notables à Louvain :

Certes, on considère encore souvent la positive comme une discipline pour spécialistes. Certes, les autorités romaines mettent toujours l’accent sur la scoalstique traditionnelle : la Constitution Deus Scientiarum Dominus du 24 mai 1931 [6] (repris par la Ratio studiorum des jésuites du 31 juillet 1941) entérine ce schéma général où la théologie scolastique se taille la part du lion, où le droit canon et l’histoire de l’Église sont étudiés pendant les deux premières années du cycle et où l’Écriture n’arrive qu’en troisième année. Mais une brèche a été ouverte qui ne pourra plus être refermée.

c) Intégration de la théologie positive

Après les remous provoqués par l’encyclique de Pie XII Humani Generis de 1950, mais sans oublier les progrès indéniables permis par l’encyclique du même pape, Divino afflante Spiritu de 1943 [7], le concile Vatican II permet un nouvel essort, notamment à partir de l’affirmation de l’Écriture comme âme de la théologie, reprise à Léon XIII. Le changement est radical : la Bible vaut pour elle-même, elle n’est plus extérieure à la théologie scientifique, mais intérieure. De plus, elle n’est plus lue à partir d’une autre instance, mais à partir d’elle-même. « Maintenant on lit la Bible en entrant dans la Bible. Les lieux parallèles annotés ans les marges permettent de circuler désormais dans les Saintes Lettres comme dans un paysage dont chaque carrefour en illumine un autre. La Bible s’explique par elle-même, sans qu’on doive en quitter la demeure. On est en droit de dire : le langage biblique est redevenu la ‘maison’ de l’être théologique [8] ».

Entre 1967 et 1972, observe Camille Dumont, quarante ouvrages ont été recensés dans la Nouvelle Revue Théologique sur la méthode de la théologie et la réforme des études ecclésiastiques. Or, on peut distinguer deux grandes tendances : l’une transcendantale et anthropologique (inspirée par Joseph Maréchal et développée notamment par Karl Rahner) ; l’autre herméneutique, conjuguant l’événement et le sens. Mais ces deux lignées se rejoignent, comme le montrait un Paul Ricœur passant de la tradition kantienne à la question de l’interprétation. Cela par le biais notamment des quatre sens de l’Écriture [9]. Ainsi se rejoignaient une approche plus critique et une approche du sens.

À noter que l’IET dont il sera parlé plus bas représente une de ces tentatives de l’après-Concile de penser de manière nouvelle l’acte théologique [10].

d) Intégration de l’ouverture pastorale

Celle-ci n’est pas oubliée. À Innsbruck, les pères jésuites, Jungmann, Lackner et Dander lancent l’idée d’une théologie kérygmatique. Le Père Hugo Rahner, lui, en donne une expression concrète dans son travail [11]. De même, en 1935, le père Georges Delcuve fonde un Centre de documentation catéchétique à Louvain qui deviendra, plus tard, à Bruxelles, le Centre de la formation religieuse, éditant la revue Lumen Vitae.

De même, à la suite du Concile, la Parole reprend sa place comme source de la communication missionnaire, de témoignage fidèle. [12]

3) L’IET

a) Le collège jésuite en général

Il existe des liens entre l’IET et l’ancien Collegium des jésuites, fondé en 1838, voici cent cinquante ans. Ce collège était d’ailleurs lui-même un retour, car la Compagnie de Jésus avait été supprimée en 1773, puis restaurée officiellement par Pie VII en 1874. La Province jésuite de Belgique fut officiellement créée le 3 décembre 1832.

À noter le sens précis de ce terme collège. Négativement, collège ne dit ni maisons de probation ou d’expérience de vie spirituelle dont la finalité est la formation religieuse des novices, ni université, institution d’enseignement proprement dit dont la finalité est l’enseignement et la seule recherche scientifique. En effet, en positif, pour Ignace, le but de la Compagnie est toujours le bien le plus universel ; or, celui-ci est l’apostolat à la gloire de Dieu ; or, cette finalité suppose des moyens qui sont la formation religieuse et la formation intellectuelle ; or, « avec les nuances requises on dira que l’université vise plutôt à communiquer et à aire pratiquer la science pour elle-même, tandis que le collège (même s’il est Faculté) veut en premier lieu former à l’existence chrétienne et au témoignage de vie apostolique. C’était bien ainsi d’ailleurs que l’entendaient les professeurs jésuites eux-mêmes [13] ».

b) La spécificité de l’IET

Laissons Camille Dumont nous l’exposer.

D’abord en ses sources : d’une part, l’influence des jésuites français de Lyon (Lubac) et de Paris (Fessard et Daniélou) ; mais aussi les influences allemandes comme la philosophie de l’être et de l’analogie de Przywara et de Siewerth. Mais cela ne suffit pas à décrire « une tendance particulière », à cause du « grand brassage d’idées et de bouleversements spirituels ».

Les adaptations faites en Conseil de Faculté respectait la Constitution Scientiarum Dominus tout en innovant. Elles allaient dans trois sens qui ne sont pas sans relation avec le schéma en trois temps souligné ci-dessus : « commener l’Écriture à partir de la première année (sous le couvert de la fondamentale) ; ouvrir sur les questions contemporains par les cours ‘spéciaux’ », comme, par exemple le marxisme, la sécularisation, l’herméneutique existentiale de Bultmann ; « enfin donner plus de liberté académique, par des options diversifiées et d’autres types de rencontres moins formalisées que les disputes traditionnelles, manifestement à bout de souffle ». Mais cela se passait jusqu’en 1968 où le débat fut tranché en faveur d’un schéma décrit par le père Chapelle et qui reçut l’approbation de la Curie jésuite et de la Congrégation pour l’Éducation catholique [14]. Cette dernière étape, seulement évoquée par le père Dumont, n’est malheureusement pas explicitée.

Pascal Ide

[1] P. Camille Dumont, « Vie et destinée d’un Collège jésuite Louvain 1838-Bruxelles 1989 », in Un Collège Théologique de la Compagnie de Jésus. 150e anniversaire, Louvain 1838-Bruxelles 1988, Bruxelles, I.E.T., 1989, p. 7-48.

[2] Cf. Ibid., p. 11-28.

[3] Ludovic de San, s. j., Tractatus de Deo uno, Lovanii, Peeters, tome 1, 1894, p. 17-19.

[4] P. Camille Dumont, « Vie et destinée d’un Collège jésuite », p. 29.

[5] Cf. les citations données par P. Camille Dumont, « Vie et destinée d’un Collège jésuite », notes 24 et 25, p. 31.

[6] AAS, 23 (1931), p. 241-262.

[7] Cf. Père Jean Levie, « L’encyclique sur les études bibliques », in NRT 68 (1946), p. 648-670 et 766-798. Cf. aussi Père Gustave Lambert, « L’encyclique Humani Generis et l’Écriture Sainte », in NRT 73 (1951), p. 225-243.

[8] P. Camille Dumont, « Vie et destinée d’un Collège jésuite », p. 43.

[9] Cf. Paul Ricoeur, préface à la traduction française de Rudolf Bultmann, Jésus, mythologie et démythologisation, trad. Florence Freyss, Samuel Durand-Gasselin et Christian Payot, Paris, Seuil, 1968.

[10] On la trouve notamment exposée, et c’est la seule référence que donne le père Dumont dans Albert Chapelle, Objet et méthode de la théologie, Bruxelles, I.E.T., 1983-1984.

[11] Références chez Camille Dumont, « Vie et destinée d’un Collège jésuite », note 39, p. 40.

[12] Le père Dumont fait allusion à la relation au thomisme et parle de « péchés de jeunesse ». Il fait allusion au mot maladroit de Péguy sur saint Thomas, cité par Balthasar, hors contexte, dans son premier grand ouvrage théologique, Présence et pensée : « un grand docteur, considéré, célébré, consacré, canonisé, enterré ». D’où l’impression, fausse, de reléguer saint Thomas au musée au nom du mot que le Père Labourdette prêtait au Père Bouillard : « Une théologie qui n’est pas ‘actuelle’ est une théologie fausse » (P. Camille Dumont, « Vie et destinée d’un Collège jésuite », p. 41).

[13] P. Camille Dumont, « Vie et destinée d’un Collège jésuite », p. 11.

[14] Ibid., p. 44-45.

28.1.2021
 

Comments are closed.