L’ouvrage collectif de l’astrophysicien Laurent Nottale, du paléontologue Jean Chaline et de l’économiste et sociologue Pierre Grou, Les arbres de l’évolution [1], a pour intention et intuition de montrer que nous assistons peut-être à un radical changement de paradigme non pas seulement dans une des disciplines scientifiques mais dans plusieurs. Double révolution, donc, disciplinaire et interdisciplinaire, l’une confortant d’ailleurs l’autre.
1) Énoncé
Les auteurs de l’ouvrage émettent l’hypothèse originale que l’évolution physique, biologique ou humaine obéit à une loi d’accélération temporelle qui est fonction non pas du temps lui-même, mais du logarithme de son écart à une époque critique, autrement dit une loi log-périodique. Or, une telle loi présente une structure mathématique fractale. Ici, la fractalité ne décrit pas seulement une structure synchronique mais un dispositif historique, diachronique.
Précisons, en plein et en creux. En plein, ces trois disciplines décrivent les trois grands systèmes du monde visible, matériel : la physique les systèmes inertes, la biologie les systèmes vivants et l’économie les systèmes humains. Or, ces systèmes présentent cinq caractéristiques : ils sont hiérarchisés, voire organisés selon une structure fractale ; ils sont évolutifs ; cette évolution n’est pas continue mais sujette à des ruptures (ou des crises) ; ces ruptures sont comme précédées (préparées) par des phénomènes d’accélération ; l’évolution permet des prédictibilités de caractère indéterministe.
En creux, on peut noter deux choses. D’une part, les sciences ci-dessus ne s’interrogent pas sur un certain nombre de faits intéressant non seulement leur propre discipline mais aussi leur relation avec les autres disciplines. Empruntons quelques difficultés à l’astrophysique [2]. On constate en cosmologie l’évolution vers une complexification ; mais on peut affirmer avec une relative certitude que l’univers est en expansion ; or, « l’expansion est déstructurante, puisqu’elle tend à séparer les objets, et rend ainsi moins efficace l’action locale de la gravitation. De plus, la gravitation ne peut faire croître que des structures déjà existantes ». Or, « en l’absence de fluctuations «initiales», il ne peut y avoir de structuration ». Mais l’Univers présent dans un passé lointain est extrêmement homogène, comme le montre par exemple le télescope monté sur le satellite COBE. Enfin, la chaleur est structurante, car elle permet les combinaisons chimiques (même si le refroidissement initial de l’univers a permis les associations en noyaux, atomes et molécules ; mais ce ne fut que ponctuel et cette action n’est que par accident, removens prohibens). Or, l’Univers est globalement très froid. Par conséquent, dans l’état actuel des choses, la cosmologie ne fournit pas des explications satisfaisantes à un certain nombre de difficultés. Cela ne signifie pas qu’il faille la remettre en question, mais qu’on peut la considérer comme nécessaire et non comme suffisante.
D’autre part, ces disciplines se heurtent à des difficultés ou des manques non résolus. Par exemple, on ignore comment se construisent les galaxies, les systèmes planétaires (y a-t-il une loi régissant les distances existant entre les planètes ?) ; la théorie darwinienne est loin de donner entière satisfaction ; aucun paradigme économique n’intègre le processus de mondialisation.
2) Preuve
Cette loi qui décrit un déterminisme structurel au sein des processus évolutifs est constatée inductivement avant d’être expliquée causalement.
a) En astrophysique
Laurent Nottale, de son côté, s’interroge sur le concept d’espace-temps fractal [3]. Tant la structure que l’évolution temporelle de l’Univers répond à une loi fractale, log-périodique.
On peut partir du constat de la présence des étoiles et des galaxies dans l’univers. De prime abord, la distribution est régie par le hasard. Une étude plus fine montre d’abord que les galaxies s’assemblent parfois en paires, le plus souvent en groupes, en amas, en superamas, en feuillets et en filaments. Et ces répartitions semblent obéir à une loi de structure particulière de type fractal et de fractales autosimilaires, par effet de zoom : « le milieu interstellaire est organisé sous forme d’une structure hiérarchique de type fractal [4] ».
2’) En biologie de l’évolution
Faut-il rappeler combien la structure globale des arbres, des choux-fleurs, et interne des poumons, du foie, etc. est fractale ?
Il existe une organisation hiérarchique ascendante dans le vivant : bases (nucléotides) et acides (aminés), gènes, chromosomes, macromolécules, cellules, tissus, organes, organismes, populations, espèces, biosphère. Les différents niveaux d’organisation ne sont pas identiques. On doit d’abord distinguer les niveaux intra-individuels et les niveaux interindividuels puisque la substance est ce qu’il y a de plus parfait dans l’ordre de l’être. Les niveaux interindividuels peuvent aussi être qualifiés de structures hiérarchiques écologiques. Au plan interne, la cellule est l’unité vivante et du vivant. L’organisation doit-elle passer par l’intermédiaire qu’est l’organe ? Au plan externe, l’unité supérieure à l’individu est l’espèce.
L’abondance des espèces est inversement proportionnelle à la complexité : beaucoup de formes simples et peu de formes complexes. Par exemple, il existe presque un million d’espèces d’insectes pour seulement quarante mille espèces de vertébrés et une espèce humaine ! Il semble donc bien exister une relation entre biodiversité et complexité. Un fait montre à lui seul qu’il existe un ordre, une organisation (ce qui ne veut pas dire une hiérarchie ou une orthogenèse) dans l’univers du vivant.
Y a-t-il une accélération dans l’évolution ? Il faut tenir compte des effets de zoom qui sont trompeurs, ainsi qu’on l’a dit.
a’) Accélération
En juin 1996, Jean Chaline a montré avec Jacques Dubois, de l’Institut de physique du globe, que les apparitions et les extinctions d’espèces fossiles suivent des lois dont l’origine pourrait être un déterminisme chaotique [5]. Plus encore, les dates des grands sauts évolutifs de l’histoire qui va des prosimiens à l’homo sapiens obéissent à une accélération log-périodique avec un rapport d’échelle constant. De plus, la loi est capable de prédictivité : en effet, elle révèle un point manquant, c’est-à-dire une absence de fossiles, à 10,5 millions d’années dans le passé ; or, ce point correspond à l’ancêtre commun des hommes, des gorilles et des chimpanzés dont on cherche toujours les fossiles.
b’) Alternance stase-crise
Passons de ces faits au rythme de l’évolution.
On se souvient de l’article qui a fait date de Gould et Eldredge en 1972 : il critiquait la notion ou plutôt le modèle du gradualisme phylétique en proposant le modèle des équilibres ponctués fondé sur la notion de stase [6].
Il existe des variations écophénotypiques réversibles faisant fond sur un spectre potentiel préexistant, sans modification du patrimoine génétique, en vue d’une adaptation immédiate fine d’une espèce dans un environnement changeant. On les rencontre par exemple chez les mollusques, comme le Pupilla du Quaternaire. Point d’évolution ici, puisque nous restons dans le cadre d’une même espèce.
Plus globalement, l’évolution de la vie nous montre qu’elle est marquée par une alternance de périodes de stase et de crise. Les phases de crise correspondent à des phases de diversification, qui demeurent intraplan ou se produisent entre vivants, suivies de décimations ou d’extinctions.
Chaline estime qu’il y a eu six grands phases d’extinctions succédant à des phases de multiplication du nombre d’espèces. On doit à Newell d’avoir montré ces extinctions aveugles qui ont décimé de nombreux rameaux de l’arbre buissonnant de la vie : fin des étages Cambrien, Ordovicien, Dévonien, Permien, Trias et Crétacé. Par exemple, à la fin de l’Ordovicien, 20 % de la faune s’est éteinte ; la fin du Permien fut bien plus dramatique, puisque 96 % des espèces marines ont disparu.
Or, l’extinction qui est un mal à l’échelle de l’espèce voire de tel groupe d’espèce disparaissant, peut s’avérer bénéfique à grande échelle. En effet, la multiplication répond à une équation exponentielle. Par exemple, si le taux de multiplication de métazoaires s’était maintenu, la mer renfermerait aujourd’hui un billion d’ordres de ceux-ci, alors qu’il n’en subsiste aujourd’hui que 248. Il existe donc un principe interne de limitation de la biodiversité.
c’) Modèle fractal
Il est clair que l’on ne peut parler d’orthogenèse que si on reconnaît l’effet de buissonnement ; mais celui-ci lui-même n’est pas purement accidentel : il semble bien répondre à une loi fractale. Prenons un exemple : Chaline et l’équipe de Dijon a réalisé un test sur les apparitions et les extinctions des campagnols (sortes de rongeurs) du Quaternaire. Comment rendre compte des répartitions des décimations et des surgissements observés ? De prime abord, selon le néodarwinisme, cette répartition est aléatoire et ne correspond donc à aucune loi. En revanche, la méthode de la poussière de Cantor montre que cette répartition suit une loi en puissance. Or, cette méthode permet de déceler des structures fractales. Confirmation est fournie sur les mêmes phénomènes d’apparition et d’extinction des foraminifères crétacés [7].
3’) En économie
Enfin, Pierre Grou [8] a constaté le rythme d’alternance entre périodes de crise et périodes d’équilibre au sein de l’évolution économique des sociétés humaines à l’échelle mondiale. Or, ce rythme tend à s’accélérer et cette accélération peut se décrire selon une loi d’échelle de même type.
3) Interprétation philosophique
Passons maintenant du fait (inductivement établi) à la cause. Il se pose différentes questions, requerrant une interprétation, en épistémologie et en philosophie de la nature.
a) Statut épistémologique de la loi fractale
Quel est le statut épistémologique de cette loi ?
D’abord, il s’agit d’une loi et non d’une théorie. En effet, le propre d’une loi est de décrire un phénomène, d’établir une relation constante entre deux paramètres. Or, c’est ce que propose la loi log-périodique. D’autre part, une loi est prédictive et non explicative. C’est pour cela que la célèbre phrase de René Thom, « prédire n’est pas expliquer », s’applique non à la théorie mais à la loi. Or, la loi fractale permet des prévisions mais ne livre pas de cause.
Les chercheurs sont bien clairs. Ils écartent deux erreurs (qui sont d’ailleurs bien corrélées) fermement et à plusieurs reprises : la mise en évidence d’une structure fractale d’une part n’est pas « la démonstration d’une quelconque finalité », d’autre part, ne signifie nullement le rejet du rôle du hasard. D’abord, car il ne s’agit que d’une loi ; or, les questions de finalité et de hasard relèvent de la théorie explicative. « L’existence d’une telle structure globale suggère la présence de lois plus profondes (du type de ce qu’est la conservation de l’énergie en physique) qui restent à élucider [9] ». Ensuite, car la mise en évidence d’une loi log-périodique n’est que la description mathématique d’une arborescence des comportements évolutifs ; elle se limite donc à la constatation d’un effet de structuration.
b) Signification cosmologique de la loi fractale
Quel sens présente cette loi en philosophie de la nature ?
La question posée par l’ouvrage de Nottale et al. est celle d’une possible modélisation de l’évolution. On a vu que celle-ci survient de manière saltatoire, par crise : ces sauts majeurs se produisent-ils au hasard ou obéissent-ils à une loi, donc à une prédictibilité ? À partir de l’étude de six groupes différents, Chaline montre l’existence d’une structure mathématique complexe. Et cette loi est autosimilaire.
1’) En astrophysique
– À côté des étoiles existent les poussières interstellaires et les gaz eux-mêmes dits interstellaires d’ailleurs liés au gaz. Ces gaz, essentiellement constitués d’hydrogène, forment des nuages gigantesques de quelques parsecs à plusieurs centaines de parsecs. astrophysique montre que les étoiles et les planètes se forment à partir de la condensation de gaz extrêmement dilués. Autrement dit, on passe d’un statut gazeux à un état solide. Ainsi naît une figure stable ; cette figure est douée d’une limite ; et elle peut aussi assurer des fonctions : passive (être le lieu, l’habitat stable par exemple de la vie), mais aussi active (phénomènes volcaniques, dérive de continents). Par conséquent, l’évolution inerte manifeste un progrès de l’infiguré au figuré, du non fonctionnel au fonctionnel.
– Certains calculs semblent établir que « la masse totale d’un amas est jusqu’à cent fois plus grande que ne semble l’indiquer la somme des luminosités de ses galaxies individuelles [10] ! » Quel sens cela présente-t-il que la majeure partie de la masse de l’univers soit contenue dans des objets obscurs ? Nous rappeler que le mystère, l’inconnu est encore plus présent que le connu, le visible, ce qui se manifeste ?
– La distribution à différents niveaux d’échelle n’est pas identique. Il semble que plus on s’élève en taille, plus les objets se diluent, donc moins ils sont clairement séparés. Par exemple, les superamas ne se distinguent pas d’une manière aussi claire que les amas ou les galaxies. Soyons précis : une galaxie possède en moyenne (dans un rayon de 10 kpc) une densité 108 fois supérieure à la densité moyenne de l’Univers. En revanche, un amas riche (dans un rayon de 3 Mpc) possède une densité seulement mille fois supérieure et un superamas seulement dix fois supérieure. Une des significations est sans doute que plus on s’élève dans l’échelle quantitative, dans la taille, plus on s’éloigne des individualités substantielles, plus prévaut la dispersion et la relation. Il existe donc une limite supérieure à l’ordre.
– Le superamas est-il une limite supérieure de dilution ? Oui et non, car on a montré des structures filamentaires présentes sur des dizaines degrés d’angle. Précisons que les mesures de vitesses radiales montre qu’il s’agit bien non pas d’illusions d’optique mais de structures situées à la même distance de l’observateur. Par conséquent, loin de se distribuer au hasard à toutes les distances possibles, les galaxies tendent à se situer en majeure partie à la même distance que les amas. Cela signifie donc que l’Univers n’est pas homogène mais présente des alternances entre zones denses et de grands vides : par exemple, le premier grand vide découvert est la constellation du Bouvier. Or, le principe d’entropie identifie le désordre et l’hétérogène. Donc l’Univers est organisé.
– Au fond, nous sommes en face de deux constatations contraires : d’un côté, la cosmologie constate une homogénéité et une isotropie ; de l’autre côté, au fur et à mesure où s’accroissent les catalogues, on ne cesse de découvrir des structures au sein de l’Univers. Mais il est possible de les corréler. En effet, au fur et mesure où les structures grandissent, la relation entre leur densité et la densité cosmologique moyenne tend à s’égaliser. Il semble donc « que l’homogénéité et l’isotropie soient réalisées asymptotiquement, ces symétries étant de mieux en mieux vérifiées quand l’échelle d’observation croît, mais ne l’étant jamais strictement à une échelle finie donnée [11] ». En termes bergsoniens, il y a là une double tendance, de montée et de descente, à moins que, en termes blondéliens, on dise qu’en termes blondéliens, il n’y en ait qu’une seule.
– Puisqu’il existe des regroupements à toutes les échelles, on peut calculer que la distribution hautement structurée des galaxies correspond à une loi fractale universelle, en loi de puissance.
Ce zéro degré Kelvin constitue d’ailleurs un autre principe de limitation interne, mais en chimie.
La trace de l’origine existe selon deux modalités, plus fluide, plus solide, dans l’univers. D’abord, de manière radiative, hors de nous, dans le rayonnement fossile. Ensuite, de manière corpusculaire, à l’intérieur de nous dans les particules les plus élémentaires. 1. En effet, ce sont celles dont la durée de vie est la plus longue. 2. De plus, elles sont peu altérables, comme anhistoriques : elles ne sont témoin que de leur apparition, toute leur histoire se résume à leur origine. Pourtant, elles sont passées par toutes les gammes d’énergie, des plus chaudes aux plus froides. 3. Enfin, elles se sont constituées il y a extrêmement longtemps. Dans l’histoire de l’univers primordial, un moment capital est l’importante transition de phase du fluide cosmologique vers 10-5 s où l’on est passé d’un fluide de quarks libres à une séparation du monde en deux : l’intérieur des hadrons d’un côté et l’espace entre les hadrons. Pour la première fois, se faisait la distinction entre matière et énergie. Notamment, protons et neutrons, futurs composants des noyaux d’atomes, se sont constitués : ils ont acquis leur figure, leur consistance, pour ne plus en changer. Ces particules ont donc connu les différentes phases du Big Bang. Prendre de conscience des particules composant mon corps me rend témoin ontologique du don originaire, contemporain de l’origine de l’Univers. Le rayonnement originaire s’est comme solidifié dans les hadrons qui composent chaque homme. Nous sommes plus que des poussières d’étoile ; nous sommes poussières de Big Bang. Le tout est vraiment dans chaque fragment.
2’) En biologie de l’évolution (surtout en paléontologie)
Toute la vie dépend du Soleil, c’est-à-dire de ce don 1 par excellence qu’est l’énergie solaire sous la forme de la lumière et de la chaleur. « La vie terrestre est un système très particulier » qui requiert, notamment deux « conditions indispensables : un apport d’énergie du Soleil ; des variations de températures modérées qui, en raison de sa distance au Soleil, ni trop proche ni trop lointaine, permettent à l’eau de se maintenir à l’état liquide [12] ».
C’est Bergson qui a probablement le mieux pensé comme philosophe cette corrélation, c’est-à-dire cette immense chaîne énergétique liant le vivant au Soleil. C’est la première forme prise par la loi du don, la loi du passage, de la transmission.
Je dirais volontiers que l’Univers existe de par cette loi du don qui présente plusieurs formes de plus en plus parfaites et qu’il faudra analyser : transmission de la matière et de l’énergie ; transmission de la vie (de l’information héréditaire) ; transmission des idées ; transmission de la charité, du don d’amour gratuit. Or, qui dit transmission dit communication et donc autodonation.
3’) Fractalité et mouvement comme processus
Chaque saut est un tout temporellement borné, ayant début et fin, donc stable. « L’époque de la crise joue le rôle d’une origine naturelle des temps [13] ».
Mathématiquement parlant, une des hypothèses fondatrices et décisives de la mécanique classique est le caractère différentiable des variables d’espace et de temps. D’ailleurs, la mise au point du calcul différentiel et intégral (Newton et Leibniz), instrument qui manquait à la physique galiléenne, a permis l’avènement de la science moderne. Or, la physique mathématique moderne est intégralement écrite dans cette langue.
Quelle est la signification philosophique de cet instrument ? Il se fonde implicitement sur une vision cinématographique du mouvement, pour parler comme Bergson : il interprète le mouvement comme une succession d’état et non pas comme un processus, pour employer la distinction de Koyré. En effet, la vitesse se définit comme dérivée de la position par rapport au temps ; or, la dérivée considère un intervalle, ici d’espace et de temps, de plus en plus petit : l’hypothèse de la différentiabilité suppose que la limite existe ; donc, la vitesse devient le rapport de l’intervalle du temps sur l’intervalle d’espace lorsque l’intervalle temporel tend vers ce zéro. Or, la vitesse est la caractéristique d’une réalité en mouvement. Par conséquent, le mouvement se trouve (artificiellement, mathématiquement) détaché de la mobilité : morcelé à l’infini, le mobile devient immuable.
Pourtant, la différentiabilité des lois physiques n’est prouvée ni théoriquement ni expérimentalement. C’est ainsi que, dès les années quarante, le physicien américain Richard Feynman caractérisait de manière continue et non différentiable les trajectoires typiques des particules en mécanique quantique.
La généralisation de l’outil qu’est la différentiabilité sans prise de recul épistémologique a massivement blessé les intelligences ; et la philosophie, du moins les philosophes un peu formés aux sciences naturelles peinent à retrouver, par de multiples biais, ce qui a été perdu par abstraction excessive, à savoir le concret, plus riche que ce que les besoins de la technoscience nous montre. Très cher, trop cher est le prix à payer à nos réussites.
Une des conséquences de la prolifération de la différentiabilité est la conception d’un temps indifférent, réversible ; en revanche, l’abandon du schème de la différentiabilité introduit une « brisure de l’invariance par renversement du temps au niveau infinitésimal, autrement dit une irréversibilité locale [14] ».
Peut-on se passer de cet outil ou plutôt, peut-on le situer ?
Les structures fractales sont des courbes non différentiables. En effet, par définition, une structure fractale existe à toutes les échelles, donc implique une relativité d’échelle : cette courbe dépend explicitement de la résolution qui est le plus petit intervalle de longueur accessible pour un appareil de mesure donné (cela va du télescope au microscope). Or, la présence de structures toujours nouvelles interdit de définir une pente limite, donc de définir la vitesse d’une particule qui suivrait une telle trajectoire ; on ne peut définir une pente que pour une valeur donnée de résolution. On remplacera donc la pente comme nombre par une pente comme fonction de résolution. Par conséquent, la géométrie fractale fait de la différentiabilité un cas particulier au sein d’une théorie plus vaste.
Cela signifie déjà que la mesure dépend de l’échelle que l’on se donne. Pour reprendre l’exemple maintenant très classique de la mesure de la distance entre deux villes situées sur la côte de Bretagne, la distance trouvée va dépendre de l’échelle de la carte que l’on va prendre. Or, l’échelle, donc la résolution, prend en compte la forme insérée dans une matière : celle-ci est divisible à l’infini. Donc la leçon de la fractalité n’est pas la relativité absolue mais, très positivement, la redécouverte du substrat, de la matérialité dont on avait cru pouvoir se passer. L’affirmation « il n’y a pas d’échelle absolue dans la nature [15] » doit se traduire : il existe un seul absolu dans la nature, la matière.
Une autre conséquence du remplacement de la dérivée ordinaire par cette nouvelle dérivée, c’est-à-dire de ce nouvel opérateur de dérivation, est la transformation des équations classiques en équations de type quantique [16]. Cela serait à travailler avec l’ouvrage de Nottale.
4’) Fractale et finalité
Le processus d’arborescence décrit par la structure fractale est-il infini comme la croissance d’un arbre ? Si tel est le cas, il serait difficile d’y observer une finalité. Mais il ne semble pas. D’abord, car la structure construit une figure, si relative soit-elle à l’échelle prise par l’observateur. Ensuite, il existe des phénomènes d’autolimitation, de convergence, de contraintes : liées aux feuilles de l’arbre qui se recouvrent, à l’épaisseur des parois des conduits, etc. Par conséquent, un processus d’arborescence peut correspondre à un processus d’optimisation sous contrainte [17]. Enfin, il y a des limites, inférieure et supérieure, ainsi qu’on l’a vu. La présence de limites supérieure et inférieure, même pour les êtres inertes les moins substantiels comme des nuages stellaires, montre bien l’existence d’un ordre, d’une unité qui n’est pas seulement relationnelle. De plus, elle signale le besoin de stabilité, d’une unité permanente. L’univers, la matière répugne à la pure multiplicité.
4) Conclusion
Qu’il y ait toujours ce que l’on pourrait appeler une réserve de structuration, de figuration, ne serait-il pas un signe de la puissance (active) présente sous l’acte ? Et cette ressource présente germinalement demande d’être interprétée à partir de la dynamique ternaire de l’amour-don. En effet, celle-ci se distribue dans les moments successifs et coordonnés de la réception, de l’appropriation et de la donation. Or, la réserve ou ressource doit se comprendre d’abord comme l’intériorisation du don originaire, cela, en vue de sa répétition créatrice et féconde dans un don de soi qui sera l’acte terminal et achevant.
Pascal Ide
[1] Laurent Nottale, Jean Chaline, Pierre Grou, Les arbres de l’évolution. Univers, vie, sociétés, coll. « Sciences », Paris, Hachette, 2000. Laurent Nottale, Jean Chaline, Pierre Grou, « L’arbre de la vie a-t-il une structure fractale ? », in Le Point sur… Comptes rendus de l’Académie des Sciences, n° 328 (IIa), 1999, p. 717-726. Henri Tintant, « La loi et l’événement. Deux aspects complémentaires des sciences de la Terre », Bulletin de la Société géologique de France, n° 8 (2,1), 1986, p. 185-190. Sur l’évolution des primates, cf. Jean Chaline, Aux sources de l’humanité, 1 000 000 de générations, Paris, Seuil, 2000.
[2] Laurent Nottale, Jean Chaline, Pierre Grou, Les arbres de l’évolution, p. 19-21.
[3] Laurent Nottale, La relativité dans tous ses états, Paris, Hachette Littératures, 1998. Id., Fractal Space-Time and Microphysics: Towards a Theory of Scale Relativity, Singapour, World Scientific, 1993.
[4] Laurent Nottale, Jean Chaline, Pierre Grou, Les arbres de l’évolution, p. 33.
[5] Jacques Dubois, Jean Chaline et Patrick Brunet-Lecomte, « Spéciation, extinction et attracteurs étranges », Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris, n° 315, vol. II, 1992, p. 1827-1833.
[6] Observons que la stase morphologique et la stase génétique sont découplées.
[7] Cf. Laurent Nottale, Jean Chaline, Pierre Grou, Les arbres de l’évolution, p. 162.
[8] Cf. Pierre Grou, L’aventure économique, Paris, L’Harmattan, 1987.
[9] Laurent Nottale, Jean Chaline, Pierre Grou, Les arbres de l’évolution, p. 363.
[10] Ibid., p. 45.
[11] Ibid., p. 49.
[12] Ibid., p. 119.
[13] Ibid., p. 275.
[14] Ibid., p. 351.
[15] Ibid., p. 74.
[16] Cf. Mohamed S. El Naschie, Otto Rössler et Ilya Prigogine, Quantum Mechanics. Diffusion and Chaotic Fractals, Pergamon, 1995. G. Ord, « Fractal Space-Time : a Geometric Analogue of Relativistic Quantum Mechanics », Journal of Physics A, n° 16, 1983, p. 1869.
[17] Cf. Laurent Nottale, Fractal Space-Time and Microphysics, p. 40.