L’intuition de Guillaume de Saint-Thierry [1] est bien résumée par la parole provocatrice de Louis Bouyer : la doctrine eucharistique (d’Origène) est « la clef de voûte de sa propre spiritualité ». Et il poursuit en précisant :
« Guillaume de Saint-Thierry n’hésitera pas à présenter toute la vie spirituelle, en particulier toute la vie monastique, comme une célébration eucharistique. Dans cette célébration, pourra-t-il dire, c’est la réalité même, la ‘res’ du sacrifice que nous accomplissons, alors que la messe en consacre seulement le signe [2] ».
L’un des débats les plus importants autour de l’Eucharistie concerne son interprétation, matérielle ou spirituelle.
1) Topique. Termes du débat
Nous sommes entre une interprétation presque matérialiste et dialectique d’un côté, et une interprétation qui est spirituelle au point de sembler minimiser la présence réelle. Voilà pourquoi on interprète la théologie (et la pratique) de saint Bernard, autant que les Victorins ou Guillaume de Saint-Thierry, comme celle de mystiques qui ne s’intéressent pas au réalisme sacramentel en général et à celui de l’Eucharistie en particulier.
On pourrait se demander si une part du débat soulevé par Matthieu Rouillé d’Orfeuil dans son ouvrage de phénoménologie sur l’Eucharistie [3] ne réside pas tant dans son interprétation phénoménologique que dans son souci de sauver l’appropriation réceptrice dans le sujet qui vit de l’Eucharistie.
2) Confirmations
De fait, une des très grandes nouveautés introduites par saint Bernard est celle de la troisième venue de Jésus, entre l’Incarnation et le retour eschatologique, à savoir sa venue dans notre âme : « Entre les deux Avents que célébrait traditionnellement la liturgie – avènement du Christ dans l’histoire et son avènement eschatologique, à la fin des temps –, Bernard en introduit un troisième, qui est intermédiaire : son avènement en nous [4] ». D’ailleurs, ainsi qu’on le sait, c’est là le fruit d’une des expériences décisives de saint Bernard enfant. Alors qu’il attend à Châtillon l’heure de se rendre à la messe de minuit, il s’endort. Et l’Enfant-Jésus lui apparaît en songe : « Il lui apparut comme s’il venait une nouvelle fois au monde, sortant, Verbe enfant, du sein de la Vierge Mère, d’une beauté qui surpassait celle de tous les fils des hommes, provoquant le ravissement de ce saint enfant dont les affections n’étaient déjà plus enfantines [5] ».
Mais, en fait, on trouve la même thématique chez Origène. Assurément, chez l’Alexandrin, « la présence réelle sacramentelle est affirmée avec toute la clarté voulue [6] ». Mais « le point sur lequel Origène met le plus l’accent […] est celui des dispositions pour recevoir le sacrement [7] ».
Ainsi, on trouve chez Origène, une convergence profonde entre sa lecture de l’Écriture et son vécu sacramentel : plus que la matérialité de la lettre ou du signum importe la spiritualité de leur intériorisation. C’est ce que le cardinal Daniélou affirme dans un bel équilibre : « La manducation matérielle comme telle, séparée des dispositions spirituelles, est inutile à l’âme », écrit le cardinal Daniélou [8]. Mais plus encore, les deux aspects sont liés par la finalité qui est accomplissement au point de faire un, ainsi que l’affirme Crouzel : « La conception spirituelle de l’Eucharistite, comme celle de l’Écriture, est l’approfondissement et l’accomplissement de sa réalité qui ne fait qu’un avec elle [9] ».
3) Détermination dans les catégories théologiques de l’amour-don
D’un mot, pour moi, la réponse tient au statut de la réception. Plutôt que réinterpréter seulement en termes de signum et res, ou de se durcir sur la question de la présence eucharistique, il me paraît beaucoup plus éclairant de reprendre le schéma complet de la dynamique du don. En effet, il permet de tout tenir sans rien lâcher, autrement dit de tout intégrer. En effet, la finalité du don eucharistique réside dans la réception, donc dans la res, et, plus encore, dans la communion. Mais la réception présuppose la donation ; or, le Donateur se symbolise dans le don, autrement dit le signum.
Toutefois, la théologie ternaire du don permet d’enrichir et de situer ce schéma trop bipolaire. En effet, il s’inscrit dans une dynamique descendante, en amont, à savoir que c’est le Père lui-même qui a envoyé son Fils ; et ouvre sur une dynamique ascendante, en aval, à savoir que le Fils retourne vers le Père, et nous entraîne à sa suite.
Or, de fait, Guillaume de Saint-Thierry développe cette pulsation trinitaire.
Bref, il faut tenir au réalisme eucharistique qui est plus spiritualiste que matérialiste.
Pascal Ide
[1] Sur l’expérience de l’Eucharistie chez le père cistersien, cf. Matthieu Rougé, Doctrine et expérience de l’Eucharistie chez Guillaume de Saint-Thierry, coll. « Théologie historique » n° 111, Paris, Beauchesne, 1999.
[2] Louis Bouyer, La spiritualité de Cîteaux, Paris, Flammarion, 1955, p. 135-136.
[3] Cf. Matthieu Rouillé d’Orfeuil, Lieu, présence, résurrection. Relectures de phénoménologie eucharistiques, coll. « Cogitatio Fidei » n° 300, Paris, Le Cerf, 2016.
[4] Jean Leclercq, Regards monastiques sur le Christ au Moyen Âge, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n° 56, Paris, Desclée et Mame, 1993, p. 206.
[5] Guillaume de Saint-Thierry, Vie de saint Bernard, trad. Ivan Gobry, Paris, Francois-Xavier de Guibert, 1997, § 4.
[6] Hans Urs von Balthasar, Parole et mystère chez Origène, Paris, Le Cerf, 1957, p. 59.
[7] Jean Daniélou, Origène, coll. « Le génie du christianisme », Paris, La Table ronde, 1948, p. 75.
[8] Jean Daniélou, Origène, p. 76.
[9] Henri Crouzel, « Origène et la structure des sacrements », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 63 (1962), p. 81-104, ici p. 103.