Rédigée en 1708, A Letter Concerning Enthusiasm (Lettre sur l’enthousiasme) d’Anthony Ashley-Cooper (1671-1713), troisième comte de Shaftesbury, philosophe et homme politique anglais, présente encore plusieurs intérêts pour un lecteur actuel, non sans susciter aussi quelques réserves.
1) La Lettre sur l’enthousiasme éclaire l’attitude de notre temps à l’égard de l’enthousiasme religieux
À l’époque de Shaftesbury, on faisait de l’enthousiasme une maladie comme la mélancolie. Non pas du point de vue de la tonalité de l’humeur, car mélancolie et enthousiasme sont de tonalité opposée. Mais quant à la présence d’une émotion. En effet, sa démesure blesse l’intelligence.
Shaftesbury affirme que l’enthousiasme fait partie de la nature humaine ; le problème tient aux passions. Même si le terme « enthousiasme » présente aujourd’hui une connotation positive, l’analyse que Shaftesbury propose des réticences de ses contemporains qui réduisait ce sentiment ou cette attitude à du fanatisme n’est pas sans connivence avec nos actuelles suspicions vis-à-vis des personnes passionnées par le religieux ou le divin.
2) La Lettre sur l’enthousiasme offre des critères de discernement à l’égard des excès dans le transport religieux
a) Par rapport à soi
Au plan moral, l’enthousiaste engendre de l’orgueil. « Peut-il exister de plus grande folie que celle d’un homme qui a décidé qu’il est Dieu, comme le font certains [1] ? »
Au plan affectif, l’enthousiaste se fonde sur la mélancolie [2]. Relèverait-il de l’acédie ?
b) Par rapport à l’autre
À l’orgueil de l’élu se joint le mépris de l’exclu. En effet, l’enthousiaste engendre du mépris ; or, celui-ci conduit à l’exclusion.
« Rien ne leur convient s’ils ne l’ont pas eux-mêmes inventé, aucune interprétation n’a de valeur si elle n’est pas dictée par leur esprit infaillible […] eux seuls sont sages, eux seuls sont érudits, eux seuls possèdent la vérité […] tous les êtres humains sont damnés à l’exception d’eux-mêmes et de leurs disciples [3] ».
c) Par rapport à Dieu
Très finement, Shaftesbury note que le fanatique fonde son rapport au divin sur la tristesse et la crainte.
3) La Lettre sur l’enthousiasme donne une approche de la manipulation avant la lettre
Sur le plan diagnostique, nous l’avons vu au point précédent. Du point de vue du remède, Shaftesbury propose deux moyens. Le premier est la connaissance de soi. Le second est le sens de l’humour, la capacité à accepter la critique, ce que Shaftesbury appelle raillery (la « raillerie ») : « Toute pensée doit pouvoir supporter le test, l’épreuve du wit [esprit] et de l’humour. Une vérité qui ne supporte pas la raillerie peut à juste titre paraître suspecte, Shaftesbury allant même jusqu’à faire de la gravité ‘l’essence même de l’imposture’ [4] ». Shaftesbury insiste longuement sur ce point qui caractérise bien la perspective anglaise. La cause est : « les fanatiques et les enthousiastes ne cherchent rien d’autre que l’admiration des hommes, et il n’y a pas de remède plus souverain pour les ramener à la sobirété que le dédain [scorn] et l’indifférence [neglect] [5] ».
4) Limites de l’approche de Shaftesbury
a) Le positif
C’est la posture très équilibrée de Shaftesbury qui se refuse à identifier enthousiasme et fanatisme tout autant qu’à canoniser celui-là. Nous avons vu que l’enthousiasme constitue une inclination naturelle.
De plus, cette passion est communicatrice et se transmet rapidement, comme par contagion.
b) Le négatif
Shaftesbury réduit le théologal au moral, la foi à la religion. L’infini se trouve anthropologiquement mesuré. C’est ainsi que Shaftesbury suspecte un amour excessif de Dieu… « Les mystiques comme les fanatiques abondent aussi bien chez nos réformés qu’au sein de l’Église romaine [6] ». Voilà pourquoi l’humour accède au statut de vertu première, ce qui n’est pas sans poser des difficultés réelles.
Notre auteur suspecte l’objectif pour le reconduire à l’attitude du sujet. À la limite, une telle attitude pourrait nourrir le scepticisme. C’est ainsi que Shaftesbury doute que les miracles, les prophéties puissent apporter quelque fondement à la Révélation.
Pascal Ide
[1] Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, III, 4, 1, 3, trad. Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux, Paris, José Corti : diff. Seuil, 2000 3 vol., tome 2, p. 1748.
[2] Claire Crignon de Oliveira, De la mélancolie à l’enthousiasme. Robert Burton (1577-1640) et Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury (1671-1713), coll. « Travaux de philosophie » n° 10, Paris, Honoré Champion, 2006.
[3] Anatomie de la mélancolie, III, 4, 1, 3, p. 1738.
[4] Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme, trad., introd. et présent. Claire Crignon de Oliveira, coll. « Classiques de la philosophie », Paris, Livre de poche, 2002, introd., p. 75.
[5] Henry More, Enthusiasmus Triomphans, Préface, p. 9.
[6] Mélanges, II, 1 ; Char., III, 38.