Au terme du Jean de La Varende, Les manants du Roi, ce récit de haute tenue sur l’aristocratie, sa disparition ou plutôt son passage à une autre société, se produit un double événement symbolique. D’abord, le plus vieux chêne de la propriété du marquis de Ghauville, est abattu par une tempête ; puis, à côté des planches qui furent débitées à partir de lui et déposées dans le galetas, il trouve, « avec un sentiment d’émoi et de reconnaissance qui le faisait pâlir », « un petit bouquet d’immortelles », que Madeleine, sa « fidèle servante » a déposé :
« Le monde était bien et valait l’espoir, qui gardait encore des cœurs pareils et de telles délicatesses… C’était bien qu’ils disparussent, eux, les seigneurs : comme, de leur seigneurie, se formaient de petites maisons heureuses, ainsi les débris de leur noblesse épuraient, façonnaient d’humbles âmes. Leurs races pouvaient mourir, au déclin des jours elles avaient servi [1] ».
Un esprit français peine à lire ces lignes, voire leur résiste, tant il est imprégné, par sa culture et son éducation, de la certitude que les âmes sont égales. Pourtant, une telle vérité n’est pas contradictoire avec la loi de communication qui régit l’univers et Dieu lui-même – au sein de la Sainte Trinité, les Personnes sont égales et pourtant ordonnées, plus encore elles vivent de la seule égalité vivante, celle de la communion d’amour, parce qu’elles procèdent les unes des autres (taxis et périchorésis). En appliquant la loi d’auto-communication à la société dans sa structuration en classes sociales, La Varende affirme que, dans sa vocation la plus profonde, l’aristocratie n’est pas un pouvoir, c’est-à-dire une supériorité qui exige d’être servi, jusqu’à asservir, mais une autorité, c’est-à-dire une exigence qui s’abaisse pour servir, jusqu’à consentir à disparaître, une fois le service accompli (« Nous sommes des serviteurs inutiles »).
Mais la toute fin est à la gratitude et la gratitude qui, partant de la création, la fait intégralement remonter vers son Créateur. Le vieux marquis de Ghauville, qui sent la mort venir, regarde le matin naissant, un matin embrasé de « nuées roses et duveteuses » de la haute lucarne de son château : il « regarda les choses. Son œil s’arrêta sur le parterre de lys », puis « il contempla l’église brillante sous les rayons ». Alors,
« soudain, l’église délivra ses cloches ; l’église parut s’associer à son acte loyal, chanter aussi les vieilles gloires et la jeunesse nouvelle, sacrer les destinées fécondes : le vieillard sourit.
« Les oiseaux s’éveillaient ; des bêtes lointaines saluaient la lumière ; le cri vif des martinets criblait les hauteurs, faisait vibrer les combles… Que la terre était belle !
« Ainsi, près des planches, que berceraient son éternel sommeil, en face du clocher et des lys, et debout sur sa ruine, le marquis de Ghauville, dernier de son nom, remerciait l’aurore [2] ».
Vibrant à l’unisson, la nature conspire au retour de l’homme vers Dieu, autant qu’elle en reçoit cette convergence harmonieuse qu’elle a si longtemps cherché et ne trouve qu’à la toute fin en la recevant de son Auteur [3].
Pascal Ide
[1] Jean de La Varende, Les manants du Roi, coll. « Le livre de poche », Paris, Plon, 1938, p. 244.
[2] Ibid., p. 244-245.
[3] Sans rien dire du pardon implicite pour ces princes que le Marquis avaient tant aimés et qui pourtant l’avaient abandonné.