Le Jourdain, le fleuve de la Terre Sainte, donne deux mers intérieures : la Mer de Galilée (ou lac de Tibériade) et la Mer Morte. Bouillonnante de vie, la première est l’une des eaux les plus poissonneuses de la planète. Dénuée de toute trace de vie, la seconde mérite bien son nom. Pourquoi une telle différence ? La réponse ne tient pas au degré de salinité qui est une conséquence beaucoup plus qu’une cause.
- J’éclairerai la question au terme. Pour l’instant, penchons-nous sur la prière de Jésus au moment de sa Passion. Dans sa troisième partie (Jn 17,20-26), il prie expressément « pour ceux qui, grâce à leur parole [celle des Apôtres], croiront en moi », c’est-à-dire non plus pour lui (première partie) ou pour les Apôtres (deuxième partie), mais pour nous. Et que demande-t-il ? Une seule chose : l’unité.
Pourquoi ? Nous pensons souvent que le Credo est composé de quatre parties : « Je crois en un seul Dieu, Le Père tout-puissant […]. Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu […]. Je crois en l’Esprit-Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie […]. Je crois en l’Église ». De fait, le français est trompeur qui utilise quatre fois la même formule : « Je crois en ». Or, dans le latin, qui est la langue commune de l’Église, elle n’est répétée que trois fois, pour chacune des Personnes de la Sainte Trinité : « Credo in : je crois en » ; pour l’Église, en revanche, il est dit : « Credo : je crois », tout court. Cela signifie donc que l’Église est rattachée à la troisième partie du Credo et n’en constitue pas une quatrième. Cela signifie surtout que la grande œuvre de l’Esprit-Saint est de constituer l’Église. Or – continuons à lire le Credo –, la première des quatre notes (ou propriétés) de l’Église est l’unité. Jésus précise même : « Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jn 17,21). Inversement, toutes nos désunités sont autant de contre-témoignages qui retardent la conversion du monde. Oui, cela met la pression !
Approfondissons brièvement ce qu’est l’Église. Souvent, notre conception est trop humaine, voire erronée. Nous nous arrêtons à l’institution visible. Quand nous disons : « l’Église fait ceci ou ne fait pas cela », nous l’identifions implicitement à la hiérarchie, et nous nous excluons. Pire, nous lui attribuons souvent ce qui n’est pas d’elle, ce qui n’est pas elle. Laissons la parole à l’un des meilleurs spécialistes, le cardinal Journet, dans les tout derniers entretiens qu’il a donnés avant de mourir :
« Dès que l’un de nous, laïc, prêtre, évêque ou pape, commet une faute même légère, ce n’est pas par docilité à l’Église, c’est parce que, en raison de sa fragilité, il se soustrait momentanément à son influence. Supposez que je tombe dans une faute vénielle : je vous ai dit un mensonge ; ce mensonge n’est pas imputable à l’Église. Comme ce n’était pas une faute grave, dans mon cœur reste l’orientation profonde vers Dieu : j’appartiens à l’Église par la grâce habituelle qui demeure en moi ; tant que je ne l’aurai pas brisée par un péché mortel [1] ».
Vous allez me dire : c’est trop facile, tout ce qui est bon relève de l’Église et tout ce qui est mauvais vient de moi. Mais n’est-ce pas l’expérience que nous faisons au sein de cette Église domestique qu’est la famille ? Quand je la nourris de ma présence, de mon service, j’en fais partie ; quand je boude, je reste rivé sur mon écran, je maximise d’abord mon bien propre sans chercher le bien commun en faisant ma part, je la déserte. Donc, entendons cette prière, avec toute la gravité que Jésus donne aux derniers moments de sa vie terrestre : « Ut unum sint : Que tous soient un ! ».
- Cette unité si précieuse est aussi très vulnérable. Combien d’attentats nous commettons contre elle au quotidien ! Parfois à notre insu, ou plutôt presque à notre insu. Par exemple, dans le couple (mais on peut élargir à l’amitié). Un sociologue du couple, Jean-Claude Kaufmann, a analysé ce drame conjugal qui souvent forme la trame conjugale [2]. Il a ainsi observé que les couples se livrent de multiples « gué-guerres » larvées au quotidien [3]. Multiples sont ces coups bas et ces mesquineries : laisser traîner ses affaires sales, réveiller l’autre ou révéler un de ses secrets lors d’une rencontre entre amis, en faisant mine d’être désolé, passer l’aspirateur pendant son match de foot à la télé, etc. Je me souviens de ma grand-mère qui, alors qu’elle avait presque 80 ans, m’expliquait fièrement que, pour punir son mari qui avait eu je ne sais plus quelle parole malheureuse, ne lui avait pas très intentionnellement adressé la parole pendant deux jours. « Pour lui faire la leçon »…
Ces petites guerres ne sont bien sûr pas la grande guerre du divorce. Plus encore, les conjoints les justifient comme des demandes d’amour, visant à conjurer le désamour de la séparation. Les « Machiavel en pantoufles » pour qui la fin justifie les moyens expliquent que ces mini-batailles rangées coûtent moins cher qu’une thérapie de couple et valent mieux qu’une crise ouverte. Pourtant, ce que le sociologue se doit de décrire, le moraliste, lui, ne peut le prescrire. Ce dernier doit appeler ces petites injustices, ces micro-violences comme autant de coups de canif dans la charité. Il en va de même dans l’amitié. Certes les tensions sont souvent moins vives, les enjeux moins décisifs, mais les réactions ne sont pas plus évangéliques : nous boudons, nous ne faisons plus signe ; voire, nous nous vengeons en nous montrant indifférents. Autant de manquements à la communion et au pardon.
Alors, demandons-nous : où en suis-je dans mes relations ? Est-ce que je recherche proactivement l’unité ou est-ce que j’attends que l’autre fasse le premier geste ? Est-ce que je suis un « pacifique » (cf. Mt 5,9) ?
- Revenons à la différence entre la Mer de Galilée et la Mer Morte. Les deux reçoivent les eaux du Jourdain, mais celle-là la laisse s’écouler, alors que celle-ci est sans issue. Autrement dit, si toutes deux reçoivent cette eau qui est symbole de la vie, la première la redonne et la deuxième non, donc elle la garde pour elle, ou plutôt la prend. Quelle riche symbolique !
Si nous gardons pour nous nos amis, notre temps, notre argent, nos compétences, etc., ou si nous ne les monnayons que « donnant-donnant » (pour ce qui nous semble souvent être de bonnes raisons), alors nous finirons par perdre même ce que nous avons. Inversement, « Donnez, et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera verséed dans le pan de votre vêtement ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous. » (Lc 6,38).
Avez-vous fait attention à la manière dont Jésus décrit l’unité ? Il le fait de manière dynamique : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi » (Jn 17,21). Jeudi dernier, fête de l’Ascension, je vous exhortais à entrer dans la gratuité : aimer Dieu pour Dieu, prendre du temps en sa présence, de manière désintéressé ; aimer votre prochain non pour vous, mais pour lui-même. Or, le don est pour la communion, c’est-à-dire cet échange, moi pour toi et toi pour moi : « pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux, et toi en moi » (v. 22 et 23).
En ce moment, sur nos écrans passe le dernier long-métrage de Cédric Klapisch, La venue de l’avenir. S’il nous parle toujours de Ce qui nous lie (2017), plus il avance, plus ses films se simplifient et se bonifient. Comme dans Deux Moi (2019) et En corps (2022), il nous montre des personnes bancales qui cherchent l’amitié et l’amour ; et elles tissent la communion avec l’autre en recousant leur unité intérieure. Dans La venue de l’avenir, des personnes issues d’une même famille qui ne se connaissaient pas apprennent qu’elles vont recevoir en héritage une maison abandonnée depuis des années. En la visitant, ces lointains cousins y découvrent des trésors cachés et surtout leur histoire commune. Et, en faisant des allers-retours entre le passé et le présent, ces personnes souvent isolées, en difficulté, vont sortir d’elles-mêmes et faire des va et vient entre elles, ce qui est l’autre nom de la communion. Questionné par son grand-père si paternel, sur ce qu’il a appris de ces voyages temporels, l’un des personnages répond : « Je regardais toujours devant et cela m’a fait du bien de regarder en arrière ». Nous faisons mémoire du passé pour mieux reconnaître avec gratitude ce que nous avons reçu et nous revenons dans le présent pour transformer ces dons reçus en dons offerts avec générosité.
Alors, demandons-nous, pour finir : ai-je conscience de ce que j’ai reçu gratuitement et est-ce que je redonne gratuitement (cf. Mt 10,8), pour mieux construire la communion ?
Le pape Léon XIV a pris comme devise épiscopale, ce que, comme évêque de Rome, il a gardé : « In Illo uno unum : En Lui [le Christ] qui est un, soyons un ». Et cet « un », en grec, est un terme neutre, au sens le plus étymologique, ne-uter, « aucun des deux », c’est-à-dire ni l’un (le Père), ni l’autre (le Fils), c’est-à-dire encore, l’Esprit-Saint que nous attendons ardemment pendant cette neuvaine de Pentecôte. Dans le Veni Creator, nous supplions : « Sans tarder, donne-nous la paix [Pacemque dones protinus] ». Supplions donc pour qu’advienne cette paix dont le cœur est l’unité : paix intérieure, harmonie avec notre prochain, communion au sein de l’Église, unité avec Dieu.
Pascal Ide
[1] Charles Journet, Entretiens sur le Saint-Esprit, Saint-Maur, Parole et Silence, p. 59.
[2] Cf. Jean-Claude Kaufmann, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, 1992.
[3] Cf. Jean-Claude Kaufmann, Agacements. Les Petites Guerres du couple, Paris, Armand Colin, 2007 ; Petites vengeances, ou les trahisons positives dans le couple, Paris, Éd. de l’Observatoire, 2023.