« J’ai souvent constaté que le fait de pouvoir nommer consciemment les mécanismes du récit permettait de mieux les exploiter et donc stimulait la créativité [1] ».
« L’histoire, si elle est toujours différente, repose sur une mise en scène quasi immuable : un coup de foudre initial, une série d’obstacles qui séparent pour l’heure les futurs tourtereaux et, en bouquet final, obligatoirement, l’amour qui triomphe [2]… »
0) Introduction
a) Brève topique
Pour un certain nombre d’auteurs, ce qui prime, c’est l’inventivité pure, quasiment le chaos. Jean-Claude Carrière et Pascal Bonitzer ont une conception chaotique, darwinienne, de l’inventivité : « Le travail sur un scénario obéit souvent à une série de vagues.
« Certaines sont des vagues d’exploration. On ouvre toutes les portes visibles et on cherche. On ne s’interdit aucun chemin, aucune impasse, aucune cave. L’imagination se met en chasse. Elle se laisse aller. Ça peut aller très loin, jusqu’à l’absurde, jusqu’au grotesque, jusqu’à l’oubli même du sujet.
« Après quoi vient une autre vague, qui opère en sens inverse. C’est le retrait, le retour au raisonnable. On revient au point de départ, à l’essentiel, à la fameuse question : Mais pourquoi écrivons-nous cette histoire-là, et non pas une autre ? Au fond, très simplement, qu’est-ce qui nous intéresse là-dedans ? […]
« En rebroussant chemin, nous abandonnons en route, évidemment, nombre de nos conquêtes mirifiques – mais pas forcément toutes. […] Nous revenons, comme pour un repos un peu triste, un peu frustrant, à nos préoccupations scolaires, aux éléments nécessaires de la construction, de la vraisemblance [3] ».
On retrouve les deux temps darwiniens de mutation aléatoire (chaos) et de sélection (ici rationnelle et non pas naturelle). Mais toujours le hasard est premier. Sauf que l’ordre n’émerge pas de lui-même, il suppose une activité de la raison. Cependant, celle-ci se contente-t-il de limiter
On pense à la seconde topique freudienne : tout le pouvoir créatif est délégué au Ça, le Surmoi devant se contenter de trier.
Au fond, cette logique chaotique est celle de l’Urgrund bœhmien, de la pluie lucrécienne d’atomes ou de la pluie noire de Hugo.
Accepter la contingence
« Le scénariste, à tout âge de sa vie, à tout moment de son activité, doit se mêler sans crainte aux exercices des comédiens. S’il est ouvert et lucide, il y apprendra beaucoup. Il y découvrira aussi que son activité (l’invention bâtie) est remarquablement proche de celle de l’acteur. Comme celui-ci doit d’abord comprendre ce qu’il joue […], mais en laissant certaines zones vagues, sinon il ne sera que l’illustration d’une analyse psychologique préalable et passera à côté du brouillard insistant de la vie [4]« .
Relation dialectique
« Truffaut disait à peu près : il faut tourner un film contre son scénario, et le monter contre le tournage. Mais ce « contre » ne peut avoir lieu que si le scénario existe solidement, et la mise en scène aussi [5] ».
« Raconter, c’est développer l’événement [6] ».
« De toute manière, échec ou succès, la solution est toujours la même : il faut vite se remettre au travail ». Refus du vrai repos, lié à une suspicion : « l’échec regonfle quelquefois, tandis que le succès déprime, car on n’est jamais certain de l’avoir vraiment mérité, ni de le retrouver à coup sûr. Tandis qu’un échec peut s’effacer. Il donne même envie de prouver aussitôt qu’on valait beaucoup mieux que ça [7] ».
Accepter de vieillir
« savoir raconter veut dire aussi savoir vieillir, et raconter c’est toujours raconter un vieillissement. Ce qui donne à Zazie dans le métro le style d’un récit mythique, […] c’est ce j’ai vieilli par quoi le roman s’achève. « J’ai vieilli ». C’est-à-dire : « J’ai vécu ». C’est-à-dire encore : « J’ai appris ». [8]«
Quelques citations célèbres : « Tout ce qui n’est pas de la tradition est du plagiat », dit Eugenio d’Ors. Et : « L’originalité, c’est le retour à l’origine », dit Antonio Gaudi. [9]
b) Détermination
1’) Le plaisir du récit, le critère de l’émotion
Mon point de départ sera empirique. Je me refuse donc à plaquer une théorie et donner des leçons comme, nous, Français, sommes si souvent tentés de le faire.
Je constate d’abord que le récit est une réalité universelle. Je constate ensuite qu’il est universel parce qu’il réussit. Mais qu’est-ce qu’un scénario réussi ? Il est dangereux de présenter des critères objectifs d’emblée. Je préférerai partir d’un critère subjectif indubitable : la joie. En effet, un scénario réussi plaît. Mon but est donc de comprendre pourquoi certaines histoires plaisent beaucoup, d’autres moins et certaines pas du tout. J’ai tout aussi conscience du caractère surdéterminé, foncièrement fluctuant, de ce sentiment. Pour autant, il vaut.
Et même si le cinéma est un art – ce que je pense –, il peut plaire. Je suis de ceux qui croient d’une part que l’art fait du beau et d’autre part que la définition scolastique du beau, d’ailleurs reprise par Kant, vaut toujours : quod visum placet.
Je prendrai l’exemple privilégié du cinéma, mais je n’hésiterai pas à étendre mon propos à d’autres médias culturels comme la bande dessinée ou le conte.
Or, je pense que le secret de la joie est la construction du récit : un film heureux (qui rend heureux) est d’abord une histoire bien narrée. Le reste : acteurs, mise en scène, photographie, musique, etc. est au service du récit ; c’est donc second sans être secondaire. Par conséquent, je me demanderai ce qui cause l’intérêt, le plaisir dans un récit ; qu’est-ce qui l’accroît et qu’est-ce qui, en revanche, le diminue ?
Il serait intéressant de partir de nos expériences : quels sont les films qui nous ont le plus marqué ? Quelles sont les scènes que nous nous rappelons volontiers, avec contentement ? Quels sont les films dont la vision fut le plus pénible ? Quels sont les films que nous avons vu le plus souvent, que nous revisionnons avec plaisir ? Les larmes pourraient d’ailleurs aussi constituer une porte d’entrée.
On remarquera que mon sous-titre parle non pas de recettes, mais de moyens. La recette signifie un chemin déterminé ; elle nie la spontanéité créatrice ; le moyen, sans nier le besoin de règles, laisse place à cette inventivité.
A chaque fois, je comparerai l’élément analysé du scénario et le sentiment qu’il suscite. C’est moi qui ajoute l’analyse de l’émotion éprouvée.
2’) La dramaturgie en général
La phrase de Lavandier placée en exergue de cette analyse résume admirablement la perspective et le propos de Lavandier dans son excellent et distrayant ouvrage sur la dramaturgie.
Yves Lavandier parle de dramaturgie. Ce terme, technique, vient du grec drama, action et urgein, faire. « La dramaturgie est donc, pour prendre la définition d’Aristote, l’imitation et la représentation d’une action humaine [10] ». Sa finalité est de « distraire ».
La raison principale du plaisir ressenti en étant spectateur d’un récit est l’identification. En effet, la dramaturgie crée un lien entre lespectateur et l’auteur, précisément son récit et ses personnages. Et ce lien est l’identification : Lavandier fait appel à Freud et à Nietzsche pour l’établir. Déjà Aristote parlait d’imitation. Bruno Bettelheim a montré que le conte de fée est très utile à l’enfant pour résoudre ses conflits intérieurs. Voilà pourquoi le « phenomène d’identification est l’un des plaisirs fondamentaux du drama ». Il ajoute que ce processus « a probablement un intérêt thérapeutique. En Inde, certains médecins racontent à leurs patients une histoire appropriée aux symptômes de ceux-ci, au lieu de leur prescrire des médicaments [11] ».
Tel est le mécanisme fondamental. En effet, ressentir un sentiment, c’est être affecté, être touché, donc être concerné. Or, la joie est un sentiment. Donc, tant que, d’une manière ou d’une autre, nous n’établissons pas une relation entre le récit et nous, nous n’éprouverons aucun plaisir et le récit ne nous concernera pas. Le sentiment est l’indice que le sujet s’approprie l’histoire racontée.
1) Les mécanismes fondamentaux
Les mécanismes fondamentaux sont au nombre de quatre, estime Lavandier. Il nomme d’abord la triade : personnage-objectif et obstacles. Puis il précise. L’essence de l’action, du drama est le conflit.
a) Le conflit [12]
1’) Qu’est-ce que le conflit ?
Le conflit est un élément constant au sein de toute œuvre dramatique, de tout récit. Plus encore, il en constitue le cœur, l’essence. Pas d’histoire, qu’elle dure deux minutes ou deux heures, sans un conflit.
De prime abord, Lavandier ne nous donne pas de définition en bonne et due forme du conflit. Sans doute parce que c’est une notion trop première. Voilà ce qu’il nous dit, commettant la faute logique d’inclure le défini dans la définition : « Nous entendons par ‘conflit’ tout type de situation ou de sentiment conflictuels [13] ». et il passe aussitôt aux différentes formes de conflit : interne-externe, conflit-perspective de conflit, statique-dynamique, etc.
Il approche d’une définition lorsqu’il affirme que, si le conflit est source de souffrance, il « fait avancer les choses », « est source de vie », sinon l’unique source [14].
Mais surtout : « Qui dit conflit, dit opposition, ou encore obstacle ». Or, « l’obstacle se définit […] par rapport à une volonté, […] un besoin [15] ». Par ailleurs, la dramaturgie est une imitation de l’action humaine. Or, « à l’origine de toute action se trouve une intention, une impulsion, bref un objectif. Et cet objectif a nécessairement un propriétaire (le personnage) et qu’il peut être facile ou difficile à atteindre. Le premier cas présentant peu d’intérêt pour le spectateur, j’en aurais conclu que le drama, c’est un personnage ayant un objectif difficile à atteindre, ce qui génère conflit et émotion [16] ».
On peut donc ébaucher une définition. Le conflit est la tension, c’est-à-dire la relation de contrariété née de la distance existant entre la situation présente marquée par un obstacle ou un manque et l’objectif.
2’) Conséquence du conflit l’émotion
Le conflit fait ressentir au spectateur une émotion, tout en lui permettant d’en vivre en toute quiétude. En effet, le conflit vécu suscite une identification et la frustration éveille en nous de grands désirs. « Quand l’émotion vécue par la victime du conflit est également ressentie par le spectateur, une identification puissante se crée entre les deux [17] ». Autrement dit, la première raison de l’émotion et du plaisir qui lui est lié est la présence d’un conflit. Or, il est intéressant de souligner que « dans 99 % des cas », les conflits sont « psychologiques », autrement dit internes [18] : ce sont les plus puissants.
Ce conflit et cette émotion peuvent être éprouvés pour le méchant comme pour le bon. Ainsi, nous sommes déçus lorsque le méchant est moins puni qu’il ne le mérite ; en revanche, si la punition est démesurée, le spectateur éprouve de la compassion.
3’) Objection
Il pourrait pointer une objection. Un des principaux facteurs de plaisir et d’intérêt n’est-il pas le spectaculaire ? « J’appellerai spectaculaire – on dit aussi ‘sensationnel’ – tout ce qui est original, au sens de rare, et qui, pour cette raison, attire, distrait, et même parfois fascine ou hypnotise le spectateur [19] ». Le spectaculaire se décline de multiples manières : beaux décors, effets spéciaux, cascades, nombre de figurants. Or, le spectaculaire n’est pas le conflictuel, ou plutôt constitue le degré le plus élémentaire du conflit.
Il n’impressionne souvent qu’une fois. En réalité, un spectaculaire isolé, surtout s’il est associé à un scénario débile, au sens propre du terme, déçoit considérablement. Les films américains privilégient de plus en plus le spectaculaire pur, déployant un argent phénoménal et même une réelle créativité artistique au détriment du scénario.
Un exemple parmi beaucoup est Le cinquième élément de Luc Besson : bourré de trouvailles, mais dénué d’unité et d’émotion (notamment lors de la scène finale qui est de l’anti-suspense).
Pire encore, Chapeau melon et bottes de cuir (le film versus la série qui a donné parfois des bijoux de scénario, notamment avec Linda Thorson plus encore qu’avec Diana Rigg, comme on va répétant) : le spectaculaire (en tout genre : décors, étrangeté des personnages, trouvailles qui vont du décor paradoxal à la Escher jusqu’au colonel invisible) a dévoré tout scénario (inexistence d’obstacles autant dans l’aventure que dans l’histoire d’amour, sans parler de l’art de la préparation que les auteurs semblent totalement ignorer) ; on en a un signe très éloquent dans le fait que le spectateur commence à accrocher aux deux tiers lorsqu’il comprend que le professeur August (Sean Connery) va refroidir désespérément l’Angleterre : alors on se met – un peu – à trembler de peur (pas de froid !) ; et cela tient non au spectaculaire mais tout simplement à ce qu’il se pose enfin une difficulté d’envergure et cela, clairement : ce qui ne demande que la prise de parole du protagoniste.
Ne peut-on approfondir la distinction des deux critères : spectacle-suspense, puisqu’elle est appelée à distinguer de plus en plus non pas un seul film mais des espèces distinctes de film, ce que je regrette ? Au plan subjectif, le film spectaculaire soit déçoit d’emblée (car l’attente est frustrée ; or, cette attente est l’émotion, l’identification, l’évasion, vibrer), soit plaît aux seuls sens, au désir, mais esthétique, de telle sorte que le plaisir – relatif – de la vision ne vaut que la première fois ; en fait, sans le formuler explicitement, le public finit par bouder le film de pur spectacle.
Au plan objectif, le spectaculaire relève du seul plaisir sensoriel (même esthétique) ou émotionnel brut, non élaboré, passionnel ; le suspense s’adresse à l’émotion mais symboliquement travaillée, c’est-à-dire passée par la médiation de l’intelligence ; or, il s’avère que seul un scénario élaboré, unifié est à même de générer une véritable émotion, intense.
Si les deux éléments sont présents, le conflit demeure le premier centre d’intérêt d’une œuvre dramatique. Le mieux est sans doute de mêler les deux (l’attaque du camion dans Les aventuriers de l’arche perdue). Sinon, privilégier le conflit. Un excellent signe en est la scène de l’Itinéraire d’un enfant gâté (1988) qui a le plus marqué le spectateur, constat qui a beaucoup surpris le réalisateur, Claude Lelouche : c’est celle où Sam Lion (Belmondo) apprend à Albert Duvivier (Anconina) à dire bonjour et ne jamais avoir l’air étonné. Or, cette scène se déroule dans une chambre d’hôtel, entre deux personnes assis sur des chaises, autrement dit n’est pas du tout spectaculaire, alors que le reste du film l’est souvent, puisqu’il multiplie les plus beaux décors du monde ; en revanche, cette scène est la plus conflictuelle, la plus drôle et la mieux écrite. C’est donc que le conflit marque davantage que le spectaculaire.
Il demeure qu’un grand film sait combiner le suspense et le scénario pour notre plus grand plaisir : que l’on songe aux succès phénoménaux de Ben Hur, Autant en emporte le vent, Le docteur Jivago, et tout récemment Le Titanic. De même que le Titanic de Cameron est beaucoup plus qu’un film-catastrophe, donc seulement spectaculaire (là est son originalité sur les autres), mais est un film d’amour, de même l’Amadeus de Milosz Forman, mais dans le registre de la mort. Salieri ne sera apaisé que le jour où il aura réussi à tuer Mozart, c’est-à-dire l’acculer à la mort. Le spectaculaire (esthétique) que doit nécessairement honorer une biographie de Mozart s’entrelace donc à un véritable conflit. Ces deux auteurs ont donc su nous raconter une histoire à laquelle ils ont subordonné le spectacle comme un serviteur est assujetti à son maître.
4’) Remarque sur une limite du propos
Autre difficulté : à mon sens, la tension, le conflit n’est pas le seul moteur du drama, de l’action. Une autre mise en mouvement, très puissante, est l’expression d’un désir universel qui requiert sa concrétisation. Autrement dit, il y a deux sortes d’action : celles qui partent d’une situation négative de conflit à résoudre ; celles qui partent d’une situation neutre, positive même de manque à combler, de désir, d’espoir. Alors, il existe une frustration, donc une tristesse. Mais je pense que Lavandier appelle aussi conflit la seconde situation. Ne dit-il pas que la toute première émotion ressentie dans tout drama est « la frustration » et que ce sentiment est « extrêmement fort [20] ». Il l’enracine même dans la crainte d’abandon de l’enfant.
b) Le protagoniste [21]
1’) Qu’est-ce que le protagoniste ?
Etymologiquement, protagoniste vient du grec prôtos, premier et agônizesthai, combattre : c’est donc l’acteur qui joue le rôle principal. Appliquant cette notion à ce qui a été dit de la dramaturgie, puisque le cœur de celle-ci est le conflit, le protagoniste est « le personnage d’une œuvre dramatique qui vit le plus de conflit [22] ». Or, le conflit est source d’émotion, ce qui est la raison de l’identification, le protagoniste est celui auquel le spectateur s’identifie le plus.
Le protagoniste présente différentes caractéristiques : il est omniprésent, doué d’un unique objectif (ainsi qu’on va le dire) et il définit l’action.
Diverses sont les espèces de protagonistes : individuels ou multiples, etc.
Aux côtés du protagoniste on trouve parfois un antagoniste qui en présente les différentes propriétés mais constitue l’adversaire et une source permanente d’obstacles (externes, selon la typologie qui sera plus bas énoncée). Le cas le plus évident est le boxeur rival ou plus généralement tout acteur d’une rivalité mimétique (professionnelle, amoureuse, etc.).
2’) Protagoniste et émotion
Conséquence pratique : plus il est facile d’identifier les protagonistes, plus le scénario réussira, autrement dit plus il sera générateur d’émotion. Contre-exemple : « Au début de Casper […], on ne sait pas qui du fantôme, de la famille qui s’installe dans la maison hantée ou du couple qui recherche un trésor est moteur de l’action [23] ».
Il est donc important de clairement définir le protagoniste.
Si remarquable soit le film de Peter Weir, Le cercle des poètes disparus, il y a trop d’hésitation entre les deux protagonistes, le professeur Keating (Robin Williams) et Neil (Robert Sean Leonard), l’élève doué pour le théâtre. En effet, l’histoire qui commence superbement ne sait plus choisir entre deux conflits bien différents : celui de Keating et des autres professeurs, celui de Neil avec ses parents (activement avec son père, passivement avec sa mère). Weir n’a pas su choisir, ce qui est un problème classique dans les scénarios. En fait, le succès du film montre bien que c’est le premier objectif qu’il aurait fallu traiter à fond : plus original, il est l’occasion des émotions les plus fortes (que l’on songe à la scène finale sur laquelle je reviendrai).
c) L’objectif
1’) Qu’est-ce que l’objectif ?
L’unicité d’action est essentielle. Or, une action n’est dynamique qu’à raison de sa finalité et de l’unicité de celle-ci : le protagoniste doit poursuivre un objectif : il est essentiel qu’il se concentre « sur un et sur un seul objectif majeur [24] ». Or, la finalité unique de l’action s’appelle objectif.
En revanche, cette unicité fait souvent dramatiquement défaut dans les feuilletons télé américains : la trame est trop mince ; aussi entrecroisent-ils trop de petites historiettes. Cet objectif unique est qualifié de général.
Un objectif doit de surcroît être précis et concret pour permettre l’identification.
2’) Espèces d’objectif
Je regrette beaucoup que Lavandier ne se soit pas risqué à dresser la liste des objectifs généraux qui mobilisent le plus souvent et le plus profondément l’action et l’émotion.
On pourrait chercher les raisons propres aux plus grands succès de l’histoire du cinéma à raison des objectifs et des émotions qu’ils suscitent : aimer et être aimé, c’est-à-dire l’amour partagé ; gagner beaucoup d’argent ; retourner chez soi ; retrouver un ami (La déchirure) ; vivre ou ne pas mourir ; être reconnu après une profonde humiliation (dernière scène de Le cercle des poètes disparus).
Lavandier distingue aussi deux objectifs ou plutôt un double objectif [25], c’est-à-dire deux niveaux de profondeur, hiérarchiquement distribués. On distingue l’objectif dramatique ou conscient, patent, avoué et l’objectif thématique ou inconscient (pour le protagoniste) qui est le plus souvent une transformation de son caractère, un vrai chemin intérieur.
Par exemple, dans Rainman, Charlie (Tom Cruise) a pour objectif dramatique d’obtenir la moitié de son héritage de son père ; mais, ce faisant, il est amené à fréquenter son frère Raymond (Dustin Hoffman) qui est autiste ; or, cette fréquentation va le rendre moins vénal, plus ouvert, bref, moins affectivement autiste : tel est l’objectif thématique du film.
De même, dans Pretty Woman, l’objectif dramatique est le mariage de Richard Gere et de Julia Roberts et l’objectif thématique la prise de conscience par le premier que son métier ne diffère guère de celui de la prostituée : dans les deux cas, on gagne de l’argent en « baisant » les autres. Cette distinction est pertinente. Je regrette seulement que l’auteur n’ait pas mesuré à sa juste valeur l’importance du changement ; celui-ci est source de profonde identification et explique le succès d’un film.
On peut encore préciser : soit l’objectif est extérieur au protagoniste, il n’a en quelque sorte rien à gagner ou à perdre, soit il lui est intérieur et le concerne en son être – dès lors, on parle d’enjeu. Dans un James Bond, celui-ci sauve le monde, mais, de toutes manières, il sort du film comme il y est rentré : sans un pli, ni psychique ni vestimentaire. Autrement dit, l’objectif lui est tout étranger. En revanche, dans un certain nombre de film, l’objectif est vital pour le protagoniste, il présente un enjeu : tel est le cas pour Harrison Ford dans Whitness ou dans Le prisonnier. Or, l’émotion est beaucoup plus grande en cas d’enjeu. Mais on ne sait qu’il y a enjeu que si l’on voit le protagoniste être affecté, être motivé.
3’) Objectif et émotion
On appellera objectif efficace, un objectif qui engendre de l’émotion. Lavandier estime qu’il y a quatre conditions [26]:
- Que l’objectif soit connu et le plus rapidement possible. De ce point de vue, la structure de Rocky IV (je crois) est remarquable : dès la fin de l’introduction, avant même le générique, on connaît parfaitement l’enjeu et les protagonistes.
- Que l’objectif soit motivé, c’est-à-dire que le protagoniste soit impliqué. Autrement dit qu’il y ait un enjeu.
- Que l’objectif soit difficile. Nous avons dit que le conflit et l’obstacle (nous allons y revenir) sont sources d’émotions.
- Que le protagoniste soit animé d’une intense et inébranlable désir de réussir, d’atteindre son objectif. S’il est passif, peu impliqué, le spectateur qui s’identifie à lui, le sera de même.
Plus accessoirement, il est très souhaitable que chaque personnage ait un objectif. Plus l’objectif est clair, plus le personnage est identifié à l’histoire, plus l’on s’identifie aisément à tout le récit.
d) Les obstacles [27]
1’) Qu’est-ce que l’obstacle ?
L’action suppose un objectif difficile en vue d’émouvoir ; or, c’est l’obstacle qui crée la difficulté. Voilà pourquoi l’obstacle est « aussi indispensable que l’objectif [28] ». En effet, la question qui mobilise l’attention donc l’intérêt du spectateur est : « le protagoniste va-t-il atteindre ou pas on objectif [29] ? » Lavandier est clair : se priver de ce ressort dramatique est insensé, « c’est comme parler pour ne rien dire [30] ».
Mais, alors qu’il est impératif qu’existe une et une seule fin, il importe peu qu’il existe un ou plusieurs obstacles. Le second cas est le plus fréquent.
Lavandier compare l’obstacle à un mur : celui-ci doit être assez haut pour rendre attrayante la poursuite de l’objectif.
2’) Espèces d’obstacle
La meilleure classification, selon Lavandier, réside dans la tripartition suivante : 1. obstacle interne ; 2. obstacle externe ; 3. obstacle externe d’origine interne. Cette qualification concerne l’origine, la cause de l’obstacle : cette cause est soit extérieure au protagoniste, soit intérieure, soit extérieure mais suscitée par une raison interne au protagoniste. Elle n’intéresse pas le terme, à savoir la caractérisation du protagoniste, à savoir le fait qu’il soit ou non affecté : il faut donc distinguer cette classification de ce qui fut dit plus haut de la distinction entre objectif dramatique (conscient et extérieur) et objectif thématique (inconscient et intérieur).
L’obstacle interne est celui qui vient du protagoniste : tel est le cas d’un accident par lequel nous sortons de la route pour avoir trop bu.
L’obstacle externe est celui qui ne vient pas du protagoniste : tel est le cas de l’embouteillage. Iago est un obstacle extérieur qui suscite la jalousie d’Othello.
L’obstacle externe d’origine interne vient du protagoniste : imaginons que celui-ci décide d’emprunter un couloir de bus et se fait arrêter par un policier. L’obstacle est certes externe, mais vient d’une disposition et d’un comportement extérieurs de l’individu.
Il y a une gradation dans les obstacles : ceux qui ont leur source à l’intérieur ; ceux qui ont leur source à l’extérieur : d’abord chez les autres personnes et, en désespoir de cause dans le hasard dont la pire forme est le deus ex machina (cf. plus bas). Pour la cohérence, mieux vaut que ce soit une cause justifiée que le hasard qui soit la source de conflit et d’obstacles.
Le manque de temps est un nouvel obstacle dont les films usent abondamment. C’est le « start the clock ! » (« démarrez le chronomètre ! ») des scénaristes. Il peut brusquement doper des scènes trop molles. Tout le film Speed est un festival fort bien agancé de ce que les joueurs d’échec appellent Zeitnot (crise de temps). C’est la classique voiture qui ne démarre pas, alors que les méchants s’approchent (opposant par exemple une frèle jeune femme à un zombie assassin dans La nuit des morts-vivants ; variante dans Total Recall : Quaid (Arnold Schwarzenneger) se précipite dans un taxi et dit au chauffeur : « Démarrez ! Vite ! » et celui-ci, qui est un robot, répond d’une voix dénuée de toute intonation qu’il ne connaît pas cette destination ; et les méchants se rapprochent !). Ce manque crée un sentiment d’urgence qui, dans certains cas, devient terriblement efficace. Qui, dans Fenêtre sur cour, ne craint pas pour Grace Kelly qui fouille dans les affaires du criminel, alors que celui-ci monte l’escalier pour revenir dans son appartement ? Qui ne tremble pas, à la fin de l’Etoile mystérieuse, lorsque deux équipes sont en concurrence pour conquérir le bout de comète ? Qui ne s’impatiente pas, dans une course-poursuite minutée, de cet informateur qui n’arrive pas à donner le renseignement décisif (par où les méchants sont-ils passés ?) … parce qu’il est bègue (Un poisson nommé Wanda) ?
3’) Obstacle et émotion
L’expérience montre que le spectateur préfère les histoires à obstacle interne ou externe d’origine interne. En effet, ces récits sont générateurs d’une plus grande émotion. Pourquoi ? L’obstacle interne est souvent un manque ; or, le manque est générateur de frustration. De plus, l’identification fonctionne mieux : en effet, le manque interne met beaucoup plus en jeu la liberté que l’obstacle externe ; or, l’homme se vit libre. D’ailleurs, qui ne s’est pas déjà senti coupable, responsable ? Il est plus aisé de s’identifier
Lavandier estime que la distinction externe-interne est coextensive de la distinction tragédie-mélodrame (ou comédie).
Plus précisément, le sentiment engendré par l’obstacle porte un nom bien connu : le suspense. Celui-ci, au sens classique, est une attente angoissée, une tension pleine de crainte. L’un des meilleurs exemples est celui d’un match de tennis : qui ne se rappelle ces matches de finale en cinquième set où un seul échange suffit à décider d’une victoire ? (que l’on se rappelle la victoire de Borg contre François Jaufrey en finale de Roland Garros, à 8 contre 10 en dernière manche : la tension était insoutenable, pour le public mais d’abord pour les joueurs !). C’est aussi l’un des moyens employé par les artistes de cirque pour corser leur numéros : ils sont en général tellement doués et leur aisance est telle que le public pourrait sous-estimer leur talent et la difficulté de leur prouesse ; aussi n’hésitent-ils pas, avant un numéro spectaculaire à manquer une fois leur coup ou à le précéder par une annonce de Monsieur Loyal accompagnée d’une musique d’orchestre dramatisante, afin d’accroître non seulement le spectaculaire mais la surprise et la tension : salutaire utilisation d’une technique dramaturgique !
Appliqué au récit, le suspense devient l’attente angoissée (mais aussi espérée) du franchissement de l’obstacle permettant l’obtention de l’objectif. Il est essentiel au succès d’un film de ménager un bon suspense. Qui sait, dans 2001 l’odyssée de l’espace, lequel, de l’ordinateur Hal ou de l’astronaute, lequel l’emportera ? Suspense… Lila Crane (Vera Miles) étant morte après 45 minutes de Psychose, qui sait ce que va devenir sa sœur Lila, en se rendant dans la maison de Norman Bates (Anthony Perkins) ? Suspense… Mais il ne faudrait surtout pas limiter le suspense aux seuls films dits à suspense, ce qu’on appelle aujourd’hui les thriller ! Il existe « dans toutes les œuvres bien écrites [31] ».
Il faut donc, en retour, éviter les obstacles au suspense. L’un des plus importants et souvent inaperçu, comme la lettre volée d’Edgar Poe, est le titre de l’œuvre qui dévoile déjà la solution ultime du conflit : Massacre de Fort Apache, La mégère apprivoisée, etc. ; variante : les premières de couverture de bande dessinée révélant la solution : cela est particulièrement clair dans tous les albums Yoko Tsuno qui, au nom du spectaculaire, anticipent au moins les deux tiers de l’album à chaque fois – ce qui est particulièrement agaçant. Imaginez-vous aller à un match de football ou de tennis en connaissant déjà le vainqueur…
Le suspense concerne la vie, mais il touche tous les types d’obstacle : l’amour (Cyrano épousera-t-il finalement Roxane ?), la réussite, etc.
Le suspense est source de joie, de contentement, parce qu’il apprend à gérer l’anxiété et la frustration, deux sentiments universels. Mais cela suppose que l’objectif constitue une finalité assez attirante, humanisante pour permettre d’intégrer ces sentiments. De plus, le suspense a comme dopé, valorisé le bien concupiscible dont il s’agit de jouir : ce que l’on n’a pas désiré, ce que l’on n’a pas craint de perdre, ce que l’on a obtenu immédiatement et sans effort présenterait-il la même valeur ? Le suspense est une valeur ajoutée. Ces deux raisons nous montrent donc que le suspense ne trouve son attrait que dans un objectif qui le dépasse : nous ne désirons jamais le suspense pour le suspense, car la joie suppose le repos dans une fin assurée. L’auteur doit donc songer à bien finir ce qu’il a commencé.
« Penser à chaque instant à la formule sacro-sainte, si souvent oubliée : ‘Ne pas annoncer ce qu’on va voir. Ne pas raconter ce qu’on a vu’ [32] », disent Carrière et Bonitzer qui donnent une série d’excellents conseils [33].
4’) Propriétés des obstacles
Un obstacle doit d’abord être justifié et non pas gratuit, autrement dit être intégré avec cohérence au scénario. On en parlera en traitant de la préparation : un obstacle doit être préparé.
Le plus important est que les obstacles soient mesurés, et cela non pas en quantité mais en qualité. La juste mesure est entre l’insuffisance et la surabondance : trop faibles, l’histoire est ennuyeuse, trop forts, elle est absurde.
Le plus souvent, les œuvres pèchent par insuffisance qualitative d’obstacles, c’est-à-dire de conflits, et donc par manque d’intérêt. Dit autrement : les murs ne sont pas assez hauts. Or, les bons films sont ceux qui accumulent les obstacles sous les pieds de ses protagonistes. Cette cruauté accroît la tension : « Frappez votre protagoniste quand il est à terre », disait Richanrd S. Prather : c’est ainsi que Capra accule souvent son héros au bord du suicide. Les bons numéros des séries James Bond, Rambo, Indiana Jones ne se privent pas de faire encaisser des coups à leur protagoniste. En revanche, un certain nombre de films du cinéma intellectuel français (Lavandier n’hésite pas à épingler A bout de souffle de Godard) distillent un insidieux ennui, faute d’objectif et d’obstacles. De même, nombre de séries télévisées se la joue trop soft, excepté certaines, heureuses, comme Le prisonnier, Chapeau melon et bottes de cuir (avec Diana Rigg ou Linda Thorson), etc.
Certains récits pèchent en revanche par excès et deviennent insensés. De quoi sert d’attacher un policier sur une chaise et de l’arroser d’essence avant d’y mettre le feu : il ne peut pas s’en sortir ? (Réservoir dogs) Si les obstacles sont trop forts et les situations trop extrêmes, le seul remède consiste à faire intervenir un deus ex machina, c’est-à-dire une solution invraisemblable qui altère la continuité du récit. Ce « dieu issu de la machine » est véritablement à banir.
Lavandier développe cette notion de deus ex machina, tant elle est fréquente. D’ailleurs, mais on le reverra, le remède contre le deus ex machina est la préparation. Molière est un coutumier du fait, au point que c’est presque une coutume à la fin de ses pièces : intervention de l’exempt royal au terme de Le Tartuffe, la ruine de la famille annoncée par Ariste qui permet de démasquer Trissotin à la fin des Femmes savantes, etc. L’exemple le plus classique que l’on retrouve à longueur de film et de feuilleton est celui du héros mis en joue à longue distance par un tireur d’élite muni d’une lunette : le tireur le manque de peu (première invraisemblance, type deus ex machina), le héros, plus vif que son ombre, dégaine et l’atteint du premier coup (seconde invraisemblance, type deus ex machina). On en trouve un véritable festival dans Tintin en Amérique : le découpage imposé par le feuilleton obligeait à multiplier ce que les Anglo-saxons appellent des cliff-hanger, c’est-à-dire des accroches en fin de seconde planche : une situation conflictuelle extrême qui s’avère le plus souvent être une menace de mort, que résolvait, les premières images des nouvelles planches ; or, ces solutions que rien ne prépare, sont aussi improbables qu’indésirables. Or, l’identification se fonde sur une communion dans l’émotion, le désir et sur une capacité interne au protagoniste se portant vers son objectif. Le deus ex machina est donc anti-dramaturgique. Sans compter que le spectateur sera tenté de l’attribuer à une lacune de scénario ou une incompétence de l’auteur, voire un mépris de son public.
Ecartons toutefois le faux deus ex machina : la solution apparemment miraculeuse qui s’avère être cohérente et préparée sur le plan inconscient ; en effet, la conscience peut involontairement se refuser à la solution ; l’inconscience permettra alors un lâcher prise. Tel est le cas de l’objet égaré que l’on cherche longuement et que l’on retrouve brusquement au moment où l’on ne s’y attend plus. Mais si la conscience avait oublié, la mémoire inconsciente, elle, savait toujours. Tel est par exemple le cas, dans Tintin au Tibet, de la grotte repérée par Tintin et que Haddock redécouvre « par hasard ».
Une autre condition du bon suspense est la suffisante information du spectateur. Hitchcock rappelait souvent qu’il faut le plus et le plus possible faire savoir au spectateur si l’on veut qu’il goûte l’action. Voici un exemple simple et très efficace de suspense donné par le maître du suspense. Voici un enfant qui va à l’école le cartable sous le bras : aucun suspense. Maintenant, je vous apprends que cet enfant a une bombe à retardement dans son cartable (ce que bien sûr il ignore). Tout change ! Mais on voit combien il est important que le spectateur sache.
Au début de Die Hard 3, nous voyons un magasin grande surface très fréquenté exploser en plein New York : la scène est très spectaculaire, mais dénuée de tout suspense, car rien ne la laissait présager ; seule l’horreur et non la stupéfaction montent en nous [34].
Précisons aussi que le suspense n’implique pas toujours une ironie dramatique (cf. plus bas), c’est-à-dire une ignorance de l’imminence dramatique par l’un des protagonistes, ici l’enfant.
Dans Four o’clock, E. G. Marshall est un horloger qui croit que sa femme le trompe et décide de la tuer avec son amant à 4 heures de l’après-midi (d’où le titre). Pour cela, il va cacher une bombe artisanale dans la cave. Mais il est surpris par des cambrioleurs qui le ligotent sur place, avant de s’enfuir. Il se retrouve donc, impuissant, à deux mètres de sa machine infernale. Et voilà que l’heure s’approche : « Le suspense est extrême [35] ».
Enfin, une règle évidente mais particulièrement importante est de graduer les obstacles, de sorte que le mur le plus haut soit le dernier : afin de maintenir l’attention. Lavandier appelle cette gradation « le crescendo dramatique [36] ». Il correspond à l’ordre des obstacles dont il a été parlé. Dans Astérix et le chaudron, les deux protagonistes franchissent des murs de plus en plus hauts : ils commencent par ce qu’ils savent faire, à savoir interroger les pirates et les Romains, mais ils finissent par ce qu’ils ignorent, à savoir cambrioler une banque. Rambo I, La tour infernale, 58 minutes pour vivre en constituent d’heureux exemples.
Prenons ce dernier film. Lavandier donne l’exemple de la scène où McClane (Bruce Willis) se retrouve enfermé dans un cockpit d’un avion cloué au sol ; et voilà qu’après avoir copieusement arrosé le cockpit, les méchants y jettent des grenades : en quelques secondes, une vingtaine d’olivettes arrivent à ses pieds. Comment peut-il sauver sa peau ? Sortir ? il se fera cueillir par le tir précis des multiples mitraillettes. Réexpédier les grenades à l’envoyeur ? Si un héros d’un sang-froid hors du commun pourrait à la limite se saisir d’un ou plusieurs explosifs, comment se saisir de tous et être assuré de n’en oublier aucun ? Rester ? Mais il est assuré d’exploser dans quelques secondes. Le suspense est insoutenable. Or, il remarque soudain une inscription « éjection » sur l’un des sièges de l’avion. Il se précipite sur le siège, boucle la ceinture et appuie sur l’éjection au moment où le cockpit explose. [37]
Or, ce climax est intermédiaire. Car, et il est étrange que Lavandier passe à côté, on trouve au terme de ce même film un autre morceau de bravoure encore plus grandiose que le précédent (qu’il décrit pourtant comme étant « peut-être le plus beau mur [38]« ) : d’un côté, les avions de ligne régulière vont s’écraser dans quelques minutes, faute de carburant, alors qu’aucune signalisation ne leur indique la surface et que tous les paramètres sont faussés et les communications coupées (bref, des centaines de vies innocentes en survie) ; de l’autre, les méchants se sont procurés un Boeing et s’enfuient au nez et à la barbe de tous ; enfin, McClane, à bout de forces, lutte seul contre une armée surentraînée et a le dessous, puisqu’il tombe. Comment franchir cette multitude de murs si hauts ? Une astuce géniale : ouvrant le réservoir d’essence (mais il aurait fallu montrer que McClane les connaissait) d’une aile, il y met le feu en tombant à terre : sa chute sera sa victoire ; le feu se propageant jusqu’au Boeing le fera exploser, laissant une ligne de feu bien visible permettant aux avions de se poser. Cet exemple est en outre typiquement ce qu’on appellera un milking : on ne peut qu’admirer son brio. Je ne regretterai qu’une chose : il n’a pas été assez préparé, on n’a pas assez fait sentir que les avions de ligne régulière vont s’écraser d’ici quelques minutes, faute de carburant (il aurait fallu qu’un passager, un technicien le disent avec un visage horrifié pour qu’on prenne mieux conscience de l’imminence).
e) La caractérisation [39]
1’) Qu’est-ce que la caractérisation ?
La caractérisation est « l’art de créer des personnages », dit Lavandier [40]. Il serait plus précis de dire que c’est l’art de leur adjoindre un certain nombre de caractéristiques utiles et même indispensables à l’action.
Il importe que ces caractéristiques soient mises en relation avec le conflit. À la limite, ils constituent ce que le protagoniste va gagner ou perdre au cours de la dramaturgie. Dès lors, on peut parler d’action caractérisante. Autre chose est de montrer un majordome perfectionniste et altruiste, autre chose est de montrer ce même majordome obsédé par le service et le service bien fait, alors que son patron tient des propos fascistes ou apprenant la mort de son père en pleine réception et s’interdisant d’aller voir le corps du défunt (Vestiges d’un jour avec Anthony Hopkins) : dans le second cas, l’action est caractérisante, car le conflit part de sa caractéristique interne.
2’) Difficulté de fond. Le protagoniste caractérisé doit-il changer ?
« Pour les Américains », il n’y a aucun doute, « c’est même un critère essentiel du protagoniste : il doit se transformer à la fin du film [41] ». Ici, du fait de sa théorie de la liberté, Lavandier hésite et semble opter pour la négative. Il en arrive même à se demander s’il ne faut pas que le personnage soit le jouet, manipulé par ses conditionnements intérieurs. Pour une fois, il s’écarte du modèle outre-atlantique, et il me semble que ce ne soit pas une de ses meilleures initiatives. J’y reviendrai dans l’évaluation. En tout cas, l’essentiel est qu’il paraisse changer. Il demeure que ce changement est plus réaliste, il prend en compte l’histoire ; ensuite, il permet une identification plus grande ; enfin, il explique la grande émotion ressentie dans certains films et l’impression qu’ils nous rendent meilleurs.
En tout cas, il est essentiel que la caractérisation du protagoniste soit impliquée, en jeu dans le scénario. À un double titre, comme élément décisif et comme cause. Comme cause, c’est-à-dire qu’il soit la cause de ses problèmes, qu’il tresse la corde qui le pend : dès lors, il l’est aussi comme élément. Mais s’il n’est pas la cause, il vaut mieux qu’il soit au moins impliqué.
Il y a un obstacle qui touche à la caractérisation et que n’explore pas Lavandier : c’est la vulnérabilité, par exemple celle de l’enfant, de l’infirme (même provisoire comme dans Fenêtre sur cour), etc.
3’) Les moyens : caractérisation et émotion
Pour accroître le suspense, le drame, donc l’émotion, il est de loin préférable de montrer une action caractérisante. Cela permet une meilleure identification. « Le spectateur adore ces histoires dans lesquelles le protagoniste s’enrichit d’affronter ses propres obstacles [42] ».
Au cinéma, il vaut toujours beaucoup mieux montrer que dire. Encore faut-il que le signe visuel soit parlant. Par exemple, pour montrer une mère maniaque ou envahissante, la montrera-t-on en train d’essuyer la vaisselle avec soin ? C’est banal et pas assez signifiant. En revanche, la montrer en train d’arranger la décoration chez sa fille et son gendre est très efficace : c’est ce que fait Woody Allen au début d’Intérieurs.
Je ne vais pas énumérer tous les moyens de caractériser : il y a les gestes, les mimiques, quelques actions caractérisantes, etc. Mais il faut toujours se rappeler qu’une attitude vaut mieux que le physique ou qu’une propriété comme la profession : car l’attitude a le mérite d’être parlante, visible, dynamique. À oublier ce critère, on peut manquer son coup. Par exemple, dans Trois hommes et un couffin, Coline Serreau avait le moyen de décrire trois portraits masculins différents (Roland Giraud, André Dussolier, Michel Boujenah) ; malheureusement, malgré des professions différentes, leurs réactions psychologiques sont terriblement ressemblantes face au nouveau-né.
Voilà pourquoi il importe extrêmement de bien caractériser un personnage. Par exemple, certaines œuvres se proposent de fouiller un personnage, d’en donner un portrait détaillé (que l’on songe au Dom Juan de Molière).
Il importe aussi que cette caractérisation soit réaliste et efficace. Là encore, elle doit chercher le juste milieu. Trop simpliste, elle fait du protagoniste une caricature ou une marionnette et perd sa crédibilité ; trop complexe, elle interdit l’identification : par exemple Georges (Gérard Depardieu) dans Green card de Peter Weir. Je vais y revenir dans un instant. Un moyen de rendre réaliste le personnage est de le caractériser par son âge et de le faire évoluer. Il est connu que Tintin ne vieillit jamais et permet une identification intemporelle. En revanche, certains auteurs de BD n’ont pas hésité à faire évoluer, vieillir leur personnage : Blueberry, Thorgal, Buddy Longway, etc. Cette plus grande incarnation rapproche ces héros, les incarne et les rend, du fait de cette proximité, plus attachants.
4’) Les critères de caractérisation efficace
Comment faire ? Que le personnage change ou non, plusieurs règles doivent être impérativement suivies dans la bonne caractérisation, c’est-à-dire porteuse d’émotion, donc de conflit :
* Bien connaître les caractéristiques de chaque protagoniste, mais aussi ceux des rôles secondaires.
* Les connaître de manière dynamique. Le scénariste doit savori à tout moment de l’action ce qui se passe dans la tête de chaque personnage. Y compris les méchants. Trop souvent, il est plus tracassé de ce que pense le spectateur, donc de ce qui se trouve dans sa tête que dans celle de ses protagonistes ! Concrètement, être dans la tête de quelqu’un, « c’est être capable de lui donner raison, dans son système à lui [43] ».
* Conséquence : aimer tous les personnages.
* Valoriser les traits de caractère qui sont utiles au conflit : multiplier les autres traits n’a d’intérêt que si on a l’intention de brouiller les pistes ; sinon, on brouille la tête du spectateur. Or, la clarté, on le dira, est la première qualité d’un bon scénario. Mais cette valorisation ne doit cependant pas opérer au détriment de la valeur transcendante de chaque personne et transformer les personnages en caricatures ; il importe de souligner l’unicité de chacun, son originalité, par exemple par un trait spécifique.
* Etre cohérent dans la présentation des traits de caractère ; certes, l’homme est complexe, mais la complexité est l’unité dans la diversité, et non pas une succession chaotique d’états d’âmes.
On pourrait reprendre maintenant ces différents critères et en montrer des contre-exemples, ce qui est au moins aussi pédagogique et intéressant que des exemples réussis.
Pour le dernier critère, voici un exemple.
Dans Green Card (Peter Weir, ), Georges est invité chez des personnes chics, amis de sa femme. Comme il se prétend compositeur, on lui demande de jouer un morceau au piano. Il refuse. On le sent mal à l’aise, au point qu’on le croit incapable d’aligner trois notes ; d’autant que, depuis le début du film, il est très évasif sur ses compétences de musicien. Cependant les hôtes insistent. Nous sommes donc devant une excellente scène de conflit, avec grande tension. Brusquement, Georges accepte. Il se concentre longuement devant le piano et il se met à jouer un morceau épouvantablement cacophonique et brutal. Evidemment, la famille est choquée, elle ne peut que l’être. Evidemment aussi, une fois qu’il a terminé, elle ne peut que l’applaudir pour ce brillant morceau de musique « contemporaine ». La tension est parfaitement résolue, ce que manifeste le fou-rire des spectateurs. Or, voilà que Georges se met à jouer un morceau de blues aussi charmant que bien interprété sur lequel il récite un poème. La femme de Georges, Brontë (Andie MacDowell) réussira d’ailleurs par là à obtenir les arbres dont elle a besoin. On ne peut s’empêcher de voir cette seconde scène sans ressentir un malaise qui, de prime abord, est d’autant plus incompréhensible que la scène est fort belle.
La faute est double. La première concerne la caractérisation de Georges qui devient trop complexe : est-il ou non un charlatan ? quelles sont les motivations qui l’ont poussé à cacher ses talents réels jusqu’à maintenant ? La seconde erreur concerne le scénario : manifestement, estime Lavandier [44], Peter Weir n’a pas su choisir entre ces deux scènes qui ont toutes deux leur cohérence et leur beauté (la première plus comique et la seconde plus teintée de nostalgie). On y reviendra : il n’est pas rare que les metteurs en scène trouvent trop douloureux de couper et se retrouvent avec une incohérence, un manque d’unité.
5’) Un autre critère ? Place du spectaculaire
Il semble que Lavandier ajoute implicitement un critère de crédibilité. Il en donne un exemple révélateur. Les qualités intellectuelles mais aussi morales (de sang-froid) du héros de Maman j’ai raté l’avion ne sont, pour lui, pas crédibles. Pourtant, le film est l’un des plus fabuleux succès de l’histoire du cinéma. Je pense que, contrairement à ce que dit Lavandier, ce film fonctionne sur un plan symbolique et non pas seulement réaliste : qui n’a pas rêvé d’être un petit enfant tout puissant et de jouer à Zorro avec des méchants ? Là, nous touchons une autre limite de l’anthropologie de l’auteur : le rêve, le désir nourrissent autant les scénarios que les conflits. La crédibilité relève donc non seulement du réel mais des qualités d’un personnage rêvé.
Pascal Ide
[1] Yves Lavandier, La dramaturgie. Les mécanismes du récit. Cinéma, théâtre, opéra, radio, télévision, B.D., Paris, Éd. Le Clown et l’Enfant, 21997, p. 221.
[2] Laura Cordin, “Ruée sur les romans roses”, in Figaro-Madame, samedi 19 août 1995, n° 15863, p. 26 à 29, ici p. 27.
[3] Ibid., p. 33.
[4] Ibid., p. 70.
[5] Ibid., p. 101.
[6] Ibid., p. 115. Souligné dans le texte.
[7] Ibid., p. 51.
[8] Ibid., p. 113 et 114.
[9] Cités par Jean-Claude Carrière et Pascal Bonitzer, Exercice du scénario, Femis, Institut de formation et d’enseignement pour les métiers de l’image et du son, 1990, p. 38.
[10] Ibid., p. 9.
[11] Ibid., p. 11. C’est d’une manière assez proche qu’opèrent certaines thérapies émotionnelles comme la bio-énergie, le cri primal, etc.
[12] Chap. 1.
[13] Ibid., p. 32.
[14] Ibid., p. 36.
[15] Ibid., p. 46 et 47.
[16] Ibid., p. 48.
[17] Ibid., p. 39.
[18] Ibid., p. 35.
[19] Ibid., p. 37.
[20] Ibid., p. 47.
[21] Le chap. 2 traite ensemble du protagoniste et de l’objectif dont parlera notre prochain paragraphe.
[22] Ibid., p. 50.
[23] Ibid., p. 52.
[24] Ibid., p. 53.
[25] Ibid., p. 56 et 57. Il donne l’exemple.
[26] Ibid., p. 60.
[27] Chap. 3.
[28] Ibid., p. 62.
[29] Ibid., p. 90.
[30] Ibid.
[31] Ibid., p. 257.
[32] Jean-Claude Carrière et Pascal Bonitzer, Exercice du scénario, Femis, Institut de formation et d’enseignement pour les métiers de l’image et du son, 1990, p. 38.
[33] Ibid., p. 37-40. Valorisant l’image sur le texte.
[34] A noter cependant que cet excellent thriller contient un festival très réjouissant d’excellents milker (à l’image du précédent de la série Die Hard 2. 58 minutes pour vivre).
[35] Ibid., p. 258.
[36] Ibid., p. 86.
[37] Lavandier parle de deus ex machina, ce avec quoi je ne suis pas d’accord car la présence d’un tel siège est normale dans un avion.
[38] Ibid., p. 89.
[39] Chap. 4.
[40] Ibid., p. 98.
[41] Ibid., p. 108.
[42] Ibid., p. 74.
[43] Ibid., p. 110. Sur ces règles, cf. Ibid., p. 110-111.
[44] Ibid., p. 112. C’est là qu’il donne cet excellent exemple.