La recherche du temps perdu met en scène un personnage, M. Legrandin [1], un ingénieur parisien qui venait en week-end dans sa propriété de Combray et entamait des tirades enflammées notamment contre le snobisme qu’il identifiait au péché irrémissible (d’ailleurs faussement attribué à saint Paul) [2]. À ce sujet, ce très fin observateur de la condition humaine qu’est Marcel Proust constate un fait qui l’ouvre à « la possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions [3] » :
« ‘Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour’, me répondit-il, sans me donner la main et d’une voix rageuse et vulgaire que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel avec ce qu’il disait d’habitude, en avait un autre plus immédiat et plus saisissant avec quelque chose qu’il éprouvait. C’est que, ce que nous éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n’avons jamais pensé à la façon dont nous l’exprimerions. Et tout d’un coup, c’est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont l’accent parfois peut aller jusqu’à faire aussi peur à qui reçoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre défaut ou de votre vice, que ferait l’aveu soudain indirectement et bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s’empêcher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien que l’idéalisme, même subjectif, n’empêche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l’Académie. Mais vraiment Legrandin n’avait pas besoin de rappeler si souvent qu’il appartenait à une autre planète quand tous ses mouvements convulsifs de colère ou d’amabilité étaient gouvernés par le désir d’avoir une bonne position dans celle-ci [4] ».
Cet épisode illustre opportunément deux, voire trois lois importantes.
La première est très universelle : tout ce qui est intérieurement non intégré au-dedans se manifeste tôt ou tard au dehors. Elle a été rendue manifeste par les thérapies systémiques qui soulignent volontiers combien l’espace extérieur entre les personnes est révélateur de ce qui se passe à l’intérieur de ces mêmes personnes – j’ajoute : lorsque celles-ci sont clivées. Et elle est confirmée par la logique ternaire du don qui traduirait cette intériorisation comme une appropriation. Rendons plus concréte cette loi très générale. N’avez-vous jamais fait l’expérience d’un échange paisible à deux ou plusieurs qui se trouve soudain troublé par l’introduction d’une personne autre, même silencieuse ? Ce trouble peut se traduire par exemple par une colère qui surgit brutalement en vous alors que rien d’antérieur et d’intérieur ne la justifie. L’origine en est cette nouvelle personne qui, parfois à son insu, subit cette tension et, ne l’ayant pas assimilée, la laisse déborder par de multiples signes infimes, mais non moins efficaces.
Il y va peut-être d’une autre loi, encore plus mystérieuse (mais tout aussi universelle que la première) que l’on pourrait formuler ainsi : la polarité engendre d’elle-même sa complémentaire pour reconstituer la totalité [5]. Par exemple, « fait étrange et resté inexpliqué jusqu’à nos jours, pour une couleur donnée, notre œil exige la couleur complémentaire et, si celle-ci ne lui est pas donnée, il la produit lui-même [6] ». Or, intérieur et extérieur sont polairement opposés. Donc, cette manifestation involontaire observée par Proust reflèterait ce fond en manque d’être exprimé pour reconstruire la vérité du tout.
Une dernière loi, plus particulière, fut mise en valeur par Kierkegaard dans son analyse du démoniaque [7]. Le penseur danois note que, certes, celui-ci se caractérise par le mutisme ou « l’hermétisme ». Au démon muet (cf. Lc 11,14) que notre auteur convoque, l’on pourrait joindre l’attitude si révélatrice et si impressionnante de l’invité à la noce qui, ne portant pas le vêtement de fête et interpellé par le roi, « reste muet » (Mt 22,12), avant d’être jeté dans les ténèbres infernales (v. 13). En réalité, « le démoniaque est l’hermétisme et l’ouverture involontaire [8] », autrement dit, le silence et la parole. De fait, l’Évangile atteste – et les récits de possession le confirment – que, à l’approche du Bien, les esprits impurs ne manquent jamais de trahir leur présence et quitter leur incognito. Or, convoquant la métaphore suggestive de la « ventriloquerie [9] » involontaire, Kierkegaard précise que, loin d’être libre, cette émission de signes est contrainte : « les mots contre son gré lui sortent de la bouche [10] » ; ses paroles leur échappent, comme autant de secrets intenables. Il ne s’agit bien entendu pas d’identifier purement et simplement le personnage de Legrandin au démoniaque [11], mais d’y reconnaître certains traits. Proust ne parle-t-il pas d’une « bête immonde et inconnue qui se fait entendre » et d’un « criminel ne pouvant s’empêcher de confesser un meurtre » ; or, le diable n’est-il pas « meurtrier dès l’origine » (Jn 8,44) ? Si le bien n’est diffusif de soi que parce qu’il sait se retirer et mourir à lui-même pour porter beaucoup de fruit (cf. Jn 12,24), la violence, elle, ne s’extériorise au dehors que parce qu’elle est épuisée, voire néantisée au-dedans.
Comme une prophétie du jugement dernier – « tout ce qui est voilé sera dévoilé, tout ce qui est caché sera connu » (Lc 12,2) –, déjà aujourd’hui, tout ce qui est dissimulé surgit à la lumière.
Pascal Ide
[1] Pour une présentation de ce personnage qui traverse toute La recherche, cf., par exemple, le site consulté le 8 novembre 2022 : https://proust-personnages.fr/les-personnages-de-la-recherche/personnages/legrandin/
[2] Marcel Proust, Du côté de chez Swann. Première partie. Combray. II, dans À la Recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves Tadié, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 4 vol., tome I, 1988, p. 67.
[3] Ibid., p. 123.
[4] Marcel Proust, Le côté de Guermantes, I, tome II, 1988, p. 501.
[5] Pour le détail, cf. Pascal Ide, « L’ontologie trinitaire des couleurs. Une relecture de la loi de complémentarité chromatique », Sophia, 14 (2022) n° 1, p. 143-160.
[6] Johannes Itten, Art de la couleur. Approche subjective et description objective de l’art, éd. abrégée, trad. Sylvie Girard, Paris, Dessain et Tolra/Larousse, 2018, p. 49.
[7] Pour le détail, cf. sur le site : « Le démoniaque selon Kierkegaard ».
[8] Sören Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse, trad. Kund Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard, 1935 : coll. « Tel » n° 164, Miettes philosophiques. Le Concept de l’angoisse. Traité du désespoir, 1990, p. 293. Souligné parmoi.
[9] Ibid., p. 299.
[10] Ibid., p. 294.
[11] Cf. le rapprochement opéré par Jean-Louis Chrétien, « Perdre la parole. Le démoniaque selon Kierkegaard », Kierkegaard ou le Don Juan chrétien, Monaco, Éd. du Rocher, 1989, p. 161-173, ici p. 97.