Une blessure de l’intelligence, aussi répandue que profonde, « joue un grand rôle dans notre vision » du monde : « l’effet de halo » dont Kahnemann se lamente que, bien que l’expression existe depuis largement plus d’un siècle, elle « n’est pas passé[e] dans le langage courant [1] ». D’un mot, l’effet de halo est l’influence que la première impression portant sur une caractéristique de la personne exerce sur notre jugement concernant la globalité. De même que le halo diffuse spontanément à partir d’une figure ou d’un centre, de même l’impression partielle se généralise, s’étend à la totalité [2].
Comme toujours, nous adopterons un plan logique autant que médical : faits ou signes, génériquement (1) et spécifiquement (2) ; mécanismes (3) ; pronostic (4) ; remèdes (5).
1) Quelques faits
L’effet de halo est d’expérience très courante. Avant de considérer des études, observons-le dans la vie quotidienne. Il se traduit toujours par une conclusion trop hâtive, c’est-à-dire par une conclusion disproportionnée face aux informations limitées dont on dispose [3].
a) L’effet « jolie fille »
Par exemple, si vous appréciez votre supérieur ou votre curé, il y a de fortes chances que vous appréciez aussi sa voix ou son apparence. Si un conférencier se présente à vous avec énergie ou une certaine prestance, il y a de fortes chances que vous soyez spontanément porté à lui accorder aussi l’intelligence et à lui accorder votre confiance. Ce qui se vérifie pour les traits positifs se vérifie aussi pour les traits négatifs. Par exemple, si nous trouvons qu’un joueur est laid, nous aurons tendance à sous-évaluer ses performances sportives.
Lors d’une fête, vous rencontrez Anne, une jeune femme que vous trouvez séduisante d’apparence et agréable de contact. Plus tard, des personnes discutent de contributeurs possibles à une œuvre caritative et évoquent le nom d’Anne. Or, spontanément, vous êtes prédisposé à croire qu’elle est généreuse. De plus, vous percevez que votre inclination pour la belle inconnue s’est accrue et vous souhaitez la rencontrer de nouveau.
b) Expérience
Il a été montré que, lorsque nous pensons qu’un joueur de base-ball est beau et athlétique, nous croyons aussi qu’il lance bien la balle [4].
Solomon Asch (que nous retrouverons avec Milgram) a réalisé une expérience aussi simple que décisive (il a été cité près de 7 000 fois !) [5]. Il a présenté aux sujets la description de deux personnes, Alan et Ben, à partir d’un certain nombre de caractéristiques.
Alan : intelligent – travailleur – impulsif – critique – opiniâtre – jaloux.
Ben : jaloux – opiniâtre – critique – impulsif – travailleur – intelligent.
Dans un second temps, Asch a demandé de comparer leurs personnalités.
Les résultats ont été patents : le jugement porté sur Alan est bien plus favorable que celui porté sur Ben. Pourtant, comment ne pas noter que, dans les deux cas, les traits sont exactement les mêmes. Comment est-il possible de porter des évaluations diamétralement opposées à partir de la même liste de propriétés ? Une seule explication : l’ordre entre celles-ci. Or, et c’est là l’effet de halo, le jugement sur la première caractéristique influe celui sur les suivantes. De plus, le terme « opiniâtre » qui est ambivalent, sera interprété en fonction du contexte. Puisque, dans un premier cas, celui-ci est positif et, dans le second, positif, la tendance univocisante de l’esprit en émoussera l’autre pointe.
2) Deux espèces
Même si nos auteurs ne le font pas, je me permettrais de distinguer deux grandes espèces d’effet de halo. Nous avons vu que celui-ci procède par généralisation, c’est-à-dire par passage de la partie au tout, indue. Or, double est la totalité : synchronique et diachronique. Donc, double sera aussi l’effet de halo : soit il simplifie ce qui est complexe, uniformise ce qui est hétérogène, univocise ce qui est polysémique ; soit il transforme l’insignifiant (au sens propre : ce qui est dénué de sens) en signifiant, le hasard en nécessité.
Les exemples ci-dessus concernent les effets de halo synchronique : nous faisons spontanément correspondre toutes les caractéristiques d’une personne à celle que nous estimons significative, comme la bonté ou la gentillesse.
Mais d’autres relèvent des effets de halo diachronique. Kahnemann donne l’exemple bien américain de l’histoire de Google.
« Deux étudiants créatifs du département d’information de Stanford inventent un moyen formidable de rechercher des informations sur Internet. Ils cherchent et obtiennent un financement pour lancer une société et prennent une série de bonnes décisions. En l’espace de quelques années, la société qu’ils ont créée est une des mieux cotées en Bourse aux États-Unis, et les deux anciens étudiants comptent parmi les personnes les plus riches de la planète. À une occasion, mémorable, ils ont eu de la chance […] : un an après avoir fondé Google, ils étaient prêts à vendre leur société pour moins de un million de dollars, mais l’acheteur a trouvé le prix trop élevé [6] ».
Racontée ainsi, l’histoire de Google met d’abord en avant le talent et l’audace (une forme extrême de courage ?) de deux étudiants, Larry Page et Sergey Brin. Et cette histoire semble d’autant moins le fruit du hasard que celui-ci se limite à deux faits. Le premier est leur rencontre en 1995, alors que le premier est âgé de 22 ans et le second de 21. Le second est le non-rachat de leur société.
De même, une récente biographie d’Elon Musk offre ainsi un parcours du héros et minimise les contingences. Ajoutons que, si elle souligne volontiers les ombres du personnage, par exemple, son autisme et son narcissisme, elle les résorbe dans un processus déterministe.
3) Quelques mécanismes
Plusieurs mécanismes blessés expliquent l’effet de halo.
a) La blessure par l’imagination
Dans l’exemple d’Anne joue d’abord une blessure de l’intelligence par l’imagination. En effet, celle-ci associe les images. Or, l’association procède par contiguïté et similitude. Et ici les deux lois jouent : la contiguïté, puisque c’est la même personne à qui appartient l’apparence séduisante et la générosité ; la similitude, puisque, la générosité est comme une beauté de l’âme (ne dit-on pas d’un acte généreux qu’il est « beau » et pas seulement « bon » ?). Pourtant, bien évidemment, il n’y a aucune corrélation objective entre ces qualités : « Il n’y a pas de raison de croire que les gens agréables dans des soirées sont aussi de généreux contributeurs aux œuvres de charité [7] ». Les Grecs étaient ainsi grandement gênés de ce que ce sage parmi les sages qu’était Socrate ait l’apparence d’un « sylène ventru », donc de ce qu’un homme bon soit laid. Par conséquent, c’est bien l’imaginaire qui aveugle l’esprit.
J’ajouterai un autre mécanisme. L’homme est poussé à agir de trois manières : par la loi, la vertu et le modèle (l’appel du héros). Voilà pourquoi l’histoire n’est pas seulement écrite par les héros, mais à partir d’eux (afin de les mettre en scène) non point pour eux, mais pour « nous autres, gens des rues ». Voilà aussi pourquoi l’effet de halo offre une aura d’invincibilité et de toute-puissance aux héros. Or, c’est l’imagination qui donne de rêver. Donc, l’idéalisation des héros provient médiatement de l’imagination, et médiatement de notre besoin de nous motiver. Une conséquence concrète est que rêver sur l’histoire des fondateurs de Google est peut-être dynamisant, mais n’est pas très humanisant, car c’est irréaliste : elle nous cache le facteur principal de leur réussite, qui est le hasard. Bien préférable est l’appel du héros vertueux ou du saint.
b) La blessure par l’affectivité
Cette blessure de l’intellect par l’imagination est sous-tendue par une autre blessure, provenant de l’affectivité : « L’interprétation est façonnée par l’émotion liée à la première impression [8] ». Dans l’histoire d’Anne, la première réaction émotionnelle fut favorable, voire les prémisses d’une attirance amoureuse. Or, nous avons vu que l’effet de halo alignait les réactions suivantes sur la réaction préliminaire. Donc, l’attrait affectif positif conditionne les jugements suivants. Ainsi, comme l’amour ne dit rien de la bonté morale de l’autre, l’intelligence est de nouveau aveuglée dans son évaluation.
L’effet de halo est aussi favorisé par deux mécanismes narratifs qui relèvent de la littérature populaire [9]. Le premier, plus général, qui fait aussi le succès de certains réalisateurs comme Martin Scorcese (Casino, Le loup de Wall Street), est le récit type grandeur et décadence des individus (ou des entreprises). Le second, plus propre au monde des affaires, est l’analyse comparative des entreprises qui réussissent avec les autres. Or, ces histoires exagèrent les causes maîtrisables, comme le style de direction ou les pratiques de management, et négligent le hasard, donc créent un effet de halo.
Ajoutons un autre mécanisme étudié dans le cours de psychologie : l’idéalisation. Une personne appréciée, a fortiori aimée, a fortiori passionnément aimée, est idéalisée. Or, ce mécanisme nie les défauts en survalorisant les qualités. De fait, il est bien connu que l’amoureux minimise les limites d’autrui et les tensions avec lui. On pourrait donc interpréter l’idéalisation comme un processus de halo amoureux : le sentiment occupe tout le champ de conscience non pas en niant les autres faits, mais en irradiant sur eux.
c) La précédence de la foi sur le savoir
Le psychologue Daniel Todd Gilbert – connu pour un livre fameux, Et si le bonheur vous tombait dessus [10] – propose une très intéressante explication qui, à mon sens, peut se généraliser à bien d’autres biais que l’effet de halo [11]. Se fondant sur Spinoza (et la distinction des trois genres de savoir) [12], il affirme que, avant de savoir, il faut croire. En effet, face à une énonciation, il nous faut d’abord comprendre ce qu’elle signifie. Or, spontanément, nous lui supputons un minimum de cohérence et nous lui accordons notre confiance. Soit par exemple la phrase : « hareng mange sucrerie ». La lecture suscite en nous d’abord des impressions autour du poisson et ensuite de l’aliment. Puis notre mémoire associative a exploré les liens possibles entre les deux signifiés. Et c’est seulement au terme que nous les avons dissociés pour conclure au non-sens.
Vous serez étonné de la complexité du processus, voire vous en douterez. Pourtant, Gilbert l’a établie par une expérience élégante. Les chercheurs ont proposé aux sujets des propositions absurdes comme celle énoncée ci-dessus. Puis, quelques secondes plus tard, suivait un simple mot : ou « vrai » ou « faux ». Dans un second temps, on leur a demandé de se souvenir des phrases qui étaient suivies de la mention « vrai ». En même temps qu’ils accomplissaient cette tâche, les participants se devaient de garder des chiffres en mémoire. Résultat : ils avaient plus de difficultés à « ne pas croire » aux phrases qui étaient manifestement fausses ou absurdes. Dans un troisième temps, les sujets continuaient à pratiquer un test mémoriel et on leur demandait à nouveau quelles étaient les phrases fausses et vraies. Or, ils ont fini par croire que beaucoup de phrases fausses étaient vraies.
Comment interpréter l’expérience ? Il faut faire appel à deux constats : exercer sa mémoire mobilise une importante énergie, notamment en matière d’attention ; notre énergie est limitée et ne peut donc se porter sur beaucoup d’objets. Or, lorsque le sujet est occupé par d’autres opérations comme la mémorisation, donc fait appel à ce que Kahnemann appelle le « système 2 » (qui est le système lent et rationnel, alors se met en marche spontanément ce que Kahnemann appelle le « système 1 » (qui est le système rapide et intuitif). Donc, notre système 1, spontané, adhère sans recul, autrement dit, croit. Et la compréhension qui fait appel au système 2 n’intervient que dans un second temps.
Kahnemann interprète l’intéressante expérience de Gilbert comme « un biais de confirmation général[isé] ». Pour notre part, nous préférons y voir, comme d’habitude, un mésusage ou un excès d’une inclination naturelle, ici celle de la confiance fondamentale ou native. Autrement dit, la formule « credo ut intellegas » ne vaut pas seulement de la foi théologale, mais de tout processus cognitif. De fait, non seulement le petit enfant n’accède au savoir que par la confiance qu’il adresse à ses parents, mais l’étudiant vis-à-vis de son enseignant ou de la source informatique qu’il consulte.
Il ne s’agit pas de nier l’apport décisif des Lumières (« Aude sapere ! »), mais d’en dénoncer l’abstraction, son déracinement du déploiement progressif et vital. Pour le dire de manière plus systématique. L’intelligence peut être considérée soit abstraitement, en son essence, soit concrètement dans son exercice. Or, du premier point de vue, elle ne peut adhérer qu’à ce qu’elle voit comme évident, soit immédiatement (par l’intuition), soit médiatement (par la démonstration). Mais, du second point de vue, cet acte de pure lumière est toujours précédé par un passage de l’obscurité à cette lumière, et par une première confiance dans la possible accession à cette lumière, souvent médiatisée par une personne qui, elle, a déjà arpenté cet itinéraire, effectué ce passage.
d) Effet « first sight » ?
Il semble qu’un autre mécanisme analysé ailleurs s’adjoint à ceux déjà étudiés : la première impression influe les impressions successives. À moins que ce ne soit le contraire : l’influence décisive du « premier regard » serait-elle une sous-espèce de l’effet halo ? L’effet d’ancrage joue-t-il aussi ?
e) La négligence de l’ambiguïté
Observez la phrase suivante : « Charlotte a débrayé ». Il y a de fortes chances que vous ayez visualisé dans votre esprit une femme conduisant une voiture et changeant de vitesse.
Observez la ligne suivante que je ne peux malheureusement rendre que manuellement et non pas de manière dactylographée. Je devrai donc l’écrire au tableau pour la faire comprendre :
A B C
Que voyez-vous ? Il y a toutes les chances que vous répondiez en m’épelant les trois premières lettres (majuscules et imprimées) de l’alphabet.
Maintenant lisez la ligne suivante (qui, là encore, aura besoin du support manuel pour apparaître) :
12 13 14
Que lisez-vous ? Il y a aussi une grande probabilité que vous énonciez les trois chiffres entiers successifs : 12, 13 et 14.
Mais peut-être avez-vous été frappé par une similitude parlante entre les deux lignes, ou plutôt entre les caractères centraux. Ils sont identiques en leur graphie. Pourtant, vous leur avez donné deux significations différentes : dans le premier cas, vous avez lu une lettre (« B »), dans le second, un chiffre (« 13 »).
Vous avez donc involontairement transformé ce qui était plurivoque, en univoque. Autrement dit, vous avez écrasé l’ambiguïté de la formule. Vous n’y avez pas été vigilant. Or, l’intelligence est blessée lorsqu’elle ignore la lumière pour laquelle elle est faite, lorsqu’elle ne lui prête pas attention, comme on dit joliment. Dans l’immense majorité des cas, la blessure de l’esprit est une distraction.
Reprenons enfin la phrase : « Charlotte a débrayé ». Imaginons qu’elle soit précédée d’un élement de contexte : « Le syndicat a appelé à la grève ». Soudain surgit un autre sens possible (de même que débrayer, c’est interrompre la liaison entre le moteur et les roues d’un véhicule automobile, de même, analogiquement, il signifie cesser le travail dans une usine). Ainsi, en songeant à la seule signification automobilistique, notre intelligence avait spontanément réduit la pluralité des sens à l’unicité.
Si, comme l’effet de halo, il y a erreur par précipitation dans le jugement, le processus est toutefois exactement inverse [13]. Ici, c’est la totalité qui rétroagit sur la partie et en influence l’interprétation, alors que, dans l’effet de halo, c’est la partie qui se diffuse et colore la lecture du tout.
f) Les différents besoins
1’) Les besoin en général
La conclusion reviendra sur ce point, l’effet de halo ne provient pas d’une intelligence qui serait prédisposée à errer, mais d’un détournement d’un besoin naturel et bon. Nous relevions plus haut que la personne qui est victime de l’effet de halo nourrit, en plein, plusieurs besoins : besoin de cohérence ; besoin d’économie (de simplification) ; besoin de sens. Par exemple, la linguistique distingue signifiant et signifié, c’est-à-dire mot et idée (concept). La blessure a consisté à associer l’unicité du signifiant à l’unicité prétendue du signifié. L’effet de halo provient donc de la tendance univocisante de l’esprit et celle-ci du besoin de simplification.
2’) Le besoin de sens en particulier
Dans un ouvrage fameux, Le cygne noir, le trader, statisticien et philosophe Nassim Nicholas Taleb a inventé une notion féconde, l’erreur de narration [14]. En effet, il constate que les personnes aiment les histoires qui donnent du sens au passé et à l’avenir, les histoires simples et concrètes, les histoires qui donnent un rôle important aux talents et soulignent le fruit que ceux-ci portent. Or, les événements croisent tous corrélation et coïncidences, autrement dit, cause et hasard, nécessité (ou liberté) et contingence. Donc, spontanément, les personnes nient le hasard, possèdent une vision partielle de la réalité historique. La raison est là encore la même : le besoin d’unité ou de cohérence.
L’histoire est tissée de trois types de processus : naturels et nécessaires, libres et déterminés, hasardeux et indéterminés. Or, les histoires de réussite, comme celle de Google, nient ou minimisent considérablement le poids des multiples contingences expliquant sa naissance. Un signe ne trompe pas : « Le test définitif, pour une explication, est de savoir si elle aurait permis de prédire l’événement ». Or, « aucun récit de l’invraisemblable succès de Google ne passera ce test ». Pourquoi ? L’histoire d’un succès comporte de multiples coïncidences, de multiples heureux hasards. Or, nul ne peut les maîtriser. Autrement dit, « aucun récit ne peut inclure les myriades d’événements qui auraient pu aboutir à un résultat différent [15] ».
Un autre signe ne trompe pas, même s’il est peut-être plus difficile à appréhender. Pour une réussite, combien y a-t-il d’échecs ou de demi-réussites. Or, ceux-ci sont liés à la malchance. De même, l’histoire de Google est aussi lié à l’aléa et aurait donc pu être sabotée par la déveine. « Certes, l’histoire ne s’est pas faite sans une bonne dose de talent, mais la chance y a joué un rôle plus important que le récit a posteriori ne le laisse supposer [16] ».
4) Pronostic et applications
Considérons maintenant l’importance de cet effet de halo dans la vie quotidienne.
a) L’illusion du correcteur
Kahnemann donne une passionnante illustration de cet effet à partir d’une expérience qu’il a vécue. Jeune enseignant, lorsqu’il corrigeait les copies d’étudiants d’une manière conventionnelle :
« Je lisais toutes les réponses d’un étudiant donné à la suite en les notant au fur et à mesure, puis je calculais le total et passais à l’étudiant suivant. J’ai fini par m’apercevoir que mes évaluations de leurs réponses étaient d’une homogénéité frappante. J’ai commencé à me demander si ma façon de noter ne trahissait pas un effet de halo, et si la ote que j’attribuais à leur première réponse n’avait pas un impact dispoprotionné sur leur note globale. Le mécanisme était simple ; si j’avais attribué une bonne note à la première réponse, j’accordais à l’étudiant le bénéfice du doute chaque fois que je tombais ensuite sur une notion vague ou ambiguë […]. Or, cette façon de faire comportait un défaut majeur ». En effet, « j’avais dit à mes étudiants que toutes les questions avaient la même valeur ». Or, en réalité, « la première avait une influence beaucoup plus marquée sur la note que la deuxième [17] ».
Fort de ce diagnostic, Kahnemann invente un remède, c’est-à-dire une procédure adaptée :
« Au lieu de lire les réponses les unes à la suite des autes, j’ai d’abord noté toutes les réponses des étudiants à la première question, avant de passer à la suivante ». De plus, « j’ai veillé à inscrire toutes les notes à la première question en dernirèe page afin de ne pas être influencé (même inconsciemment) quand j’aborderais la deuxième [18] ».
Résultats. D’abord, objectivement, il a noté parfois une variation entre la deuxième note et la première, et cette variation était parfois « considérable » (l’une excellente, l’autre médiocre). Ajoutons, ce qui est implicite, cette différence tient à ce que, d’une part, les questions sont indépendantes les unes des autres et l’ordre des questions est aléatoire. Le professeur aurait donc dû s’attendre à ce que les réponses soient décorrélées et les notes de même.
Ensuite, du point de vue subjectif, « je me suis aperçu que j’étais tenté d’effacer cette contradiction en modifiant la note que je n’avais pas encore inscrite, et j’ai eu du mal à suivre la règle, pourtant simple, de ne jamais céder à ladite tentation ». Kahnemann a ressenti un autre effet intérieur notable : « j’avais désormais nettement moins confiance dans ma façon de noter ». Et cet effet entrait en tension paradoxale avec un effet contraire : « je savais que c’était bon signe, la preuve que la nouvelle procédure était supérieure ». Par ailleurs, du point de vue subjectif, non plus affectivement, mais cognitivement, il comprend que la précédente attitude venait d’une « aisance cognitive » et, plus encore, de l’évitement de « la dissonance cognitive », encore plus précisément, de « l’incohérence inconfortable [19] », c’est-à-dire, en plein, d’un besoin de cohérence (mais au prix de la complexité du réel).
De cet exemple, nous pouvons aisément généraliser à bien d’autres attitudes quotidiennes. Nous y reviendrons. L’étudiant retors peut aussi en tirer une règle : soigner particulièrement sa première réponse ! Surtout, cette fine description nous offre une admirable phénoménologie de l’effet de halo. À plusieurs reprises, Kahnemann a ressenti en lui le besoin de généraliser à partir d’une procédure simple et, inversement, la difficulté à s’en détacher. Il nous faudra revenir sur cette expérience intérieure de grande importance, car cette inclination explique en grande partie la précipitation du jugement. De même, il nomme le besoin fondamental qui est celui de la cohérence.
b) Leçon plus générale
De cet exemple, nous pouvons tirer une leçon qui est un remède. Puisque la blessure de l’intelligence a consisté à corréler les erreurs, la solution consistera à les décorréler. En effet, nous l’avons dit, les questions étaient indépendantes. Or, par simplification, économie mentale, l’esprit a considéré la première question comme représentative, donc l’a corrélée aux autres. Réduire l’effet de halo exige donc de réintroduire de l’indépendance.
c) Application analogique
On peut élargir aux groupes de personnes qui ont tendance à s’influencer, et donc réduire la taille non pas quantitative, mais signifiante, de l’échantillon. En effet, de même que, pour une même personne, concernant un même thème ou une même personne, le premier avis donne le diapason pour les autres avis, de même, dans un collectif, les personnes s’alignent sur la première opinion énoncée. Il y va à chaque fois d’un besoin de cohérence.
Donc, pour sauvegarder l’indépendance des jugements et la décorrélation des erreurs, une enquête de police veillera toujours à ce que les témoins soient indépendants, donc ne se communiquent pas d’informations, donc n’induisent pas de biais. De même, lors d’une réunion, avant d’aborder un sujet, il conviendra de demander à chacun ce qu’il en pense par écrit.
5) Quelques remèdes
a) Cloisonner les jugements
Nous avons vu que l’effet de halo corrèle de manière signifiante des événements indépendants et les jugements portés sur eux : par exemple, l’avis porté sur un homme politique dont on aime bien les idées conduit à juger favorablement sa voix, sa courtoisie, etc. L’intelligence guérira en consentant à réintroduire l’indépendance entre les différentes caractéristiques.
Cette règle est encore plus importante pour les intuitifs et les paresseux (j’entends par là ceux qui ne font pas passer leurs intuitions par le crible de la vérification et du raisonnement).
b) Réenchanter le hasard
Si le cloisonnement prévient (voire guérit) la forme synchronique de l’effet de halo, c’est le consentement au hasard comme facteur clé de l’histoire et le renoncement à son contraire qu’est le déterminisme qui prévient (voire guérit) sa forme diachronique.
6) Conclusion
Rappelons l’un des principaux enjeux généraux de la description de ces blessures. Kahnemann interprète les biais cognitifs de manière pessimiste comme des erreurs presque inévitables et préprogrammées, liées à notre confiance paresseuse dans notre système 1, ici notre propension au jugement hâtif. Pour notre part, nous les relisons non pas seulement, avec le chercheur, comme des précipitations, des erreurs d’attention (ce en quoi il a grandemenr raison et ce qui dicte d’ailleurs le remède), mais aussi comme l’indice d’une inclination foncière et bonne : ici, au sens (signification), donc à la totalité et à la causalité. L’erreur ne provient donc pas de cette inclination, mais de son application indue à une situation qui lui est inadéquate, puisqu’elle est complexe et aléatoire. Donc, la blessure de l’intelligence provient de l’excès ou de la précipitation indiscernée d’une tendance en elle-même juste.
Pascal Ide
[1] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 128. Cf. chap. 7, pour l’exposé et chap. 19, pour l’extension.
[2] Sur l’effet de halo, cf. l’ouvrage de Phil Rosenzweig, The Halo Effect. And the eight other business delusions that deceive managers, New York, Simon & Schuster, 2007 : Les mirages du management. Comment éviter de prendre des belles histoires pour la réalité, trad. Marie-France Pavillet, Paris, Vuibert, 2009. Le livre fut salué comme l’un des meilleurs ouvrages d’économie de 2007 autant par le Financial Times que par le Wall Street Journal.
[3] Cf. Lyle A. Brenner, Derek J. Koehler & Amos Tversky, « On the evaluation of One-Sided Evidence », Journal of Behavioral Decision Making, 9 (1996), p. 59-70.
[4] Cf. Michael Lewis, Moneyball. The Art of Winning an Unfair Game, New York, Norton, 2003.
[5] Cf. Solomon Asch, « Forming impressions of personality », Journal of Personality and Social Psychology, 41 (1946), p. 258-290.
[6] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 306.
[7] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 129.
[8] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 129.
[9] Cf. l’ouvrage de Phil Rosenzweig cité plus haut. Cf. aussi Paul Olk & Phil Rosenzweig, « The Halo Effect and the challenge of management inquiry. A dialog between Phil Rosenzweig and Paul Olk », Journal of Management Inquiry, 19 (2010), p. 48-54.
[10] Cf. Daniel Todd Gilbert, Et si le bonheur vous tombait dessus, Marie-Hélène Sabard, Paris, Robert Laffont, 2007.
[11] Cf. Id., Douglas S. Krull & Patrick S. Malone, « Unbelieving the unbelievable. Some Problems in the Rejection of False Information », Journal of Personality and Social Psychology, 59 (1990 ) n° 4, p. 601-613. Texte en ligne.
[12] De fait, comme Damasio, Gilbert oppose Spinoza à Descartes, et cite (Baruch Spinoza, Ethica more geometrico, 1677 : The ethics and selected letters, éd. S. Feldman et trad. S. Shirley, Indianapolis, Hackett, 1982, p. 96-101).
[13] Daniel Kahneman les rapproche (Système 1 / Système 2, p. 125-126 ; p. 128-133) sans assez souligner la différence, voire l’opposition.
[14] Cf. Nassim Nicholas Taleb, Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible, trad. Christine Rimoldy avec la coll. de l’auteur, Paris, Les Belles Lettres, 2008. Cf. aussi son autre livre : Le hasard sauvage. Comment la chance nous trompe, trad. Carine Chichereau avec la coll. de l’auteur, Paris, Les Belles Lettres, 2005, 22020. Les sous-titres anglais sont plus suggestifs et plus précis. Pour le premier : L’impact de ce qui est hautement improbable (The Impact of the Highly Improbable). Pour le second : Le rôle caché de la chance dans la vie et les marchés (The Hidden Role of Chance in Life and in the Markets).
[15] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 307.
[16] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 308.
[17] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 130-131.
[18] Ibid., p. 131.
[19] Ibid., p. 131-132.