Je me permets de renvoyer à deux autres textes présents sur le site : « La Sainte Messe à la lumière du don selon Saint Pierre-Julien Eymard » ; « La loi eucharistique d’anéantissement selon Saint Pierre-Julien Eymard ».
Le voilement de Jésus dans le Saint-Sacrement est un autre thème cher à saint Pierre-Julien. Il est d’ailleurs étroitement rattaché au thème de l’anéantissement : « Ce qui me frappe, c’est que ce centre de l’Eucharistie est caché, invisible, tout intérieur » (p. 143). Il n’est pas sans aussi me poser question dans son interprétation.
1) Exposé
Saint Pierre-Julien revient souvent sur « la forme voilée du sacrement ». Il la justifie et la valorise intensément. De manière classique (que l’on songe à la lettre de Pascal à Mademoiselle de Roannez), il souligne que l’Eucharistie redouble l’abaissement de l’Incarnation et même de la Croix, au nom de ce que ce n’est plus seulement la divinité qui est scellée, mais l’humanité elle-même. Les raisons qu’il avance sont-elles originales ? Du moins l’insistance et la centralité du thème le sont.
- Les raisons du retrait sont négatives, c’est-à-dire sont finalisées par l’évitement d’inconvénients : « Je veux me voiler [dit le Sacré-Cœur], moi, ma gloire, pour que l’éclat de ma personne n’empêche pas mes pauvres frères de s’approcher de moi, comme autrefois la gloire de Moïse » (p. 54). Jésus ne voile pas seulement sa gloire qui pourrait écraser l’homme, mais aussi au nom de ses vertus : « Je veux voiler mes vertus, qui humilieraient l’homme et le porteraient à désespérer d’atteindre jamais un fait modèle » (p. 54). De plus le voilement pourrait être sélectif : « Supposons que Notre-Seigneur ne se montre qu’aux bons. Car, ressuscité, il ne peut se faire voir aux pécheurs. Qui osera se croire bon ? » Sans parler « des jalousies. Les orgueilleux seuls oseraient assez compter sur eux pour venir vers Notre-Seigneur » (p. 106) ! Étrangement, ce n’est qu’occasionnellement, me semble-t-il, que Saint Pierre-Julien nomme ce qui me semble la raison de fond : si Dieu se montrait dans sa gloire, comme il ne pourrait que se manifester, puisque je ne connais que le fini et que rien de fini n’est adéquat à l’infini, je préfèrerais le don (la manifestation) au Donateur : « S’il se montrait, ou seulement un rayon de sa gloire, un trait de son adorable visage, nous le laisserions, lui, pour rester dans cette manifestation » (p. 108). La suite est malheureuse, et typique du platonisme encore régnant : « Mais il l’a fait : son corps n’est pas notre fin. Il n’est qu’un échelon pour nous faire monter à son âme, et de là à sa divinité » (p. 108).
- Les raisons du voilement sont aussi positives, c’est-à-dire sont finalisées par l’acquisition d’un certain nombre de bienfaits. D’abord, si Jésus se montrait dans sa gloire, il susciterait la crainte ou le respect et non l’amour. En effet, « on court davantage vers ce qui est grand que vers ce qui est bon ». Donc, « Si nous voyions Notre-Seigneur dans sa grandeur, nous tremblerions, nous nous jetterions par terre » et nous n’irions pas « jusqu’à son Cœur ». Donc, « nous ne ferions jamais un acte d’amour » (p. 168). Ensuite, et cette raison est presque contradictoire avec celle qui vient d’être évoquée : en se cachant, Jésus cache aussi ses dons et permet ainsi un passage au Donateur : « On ne voit pas ses dons. On s’y attacherait et on oublierait celui qui a donné. Il cache ses mains pour qu’on pense à son cœur, à son amour » (p. 133).
Une autre raison fait implicitement appel à une passionnante loi analogique : la concentration prépare l’irradiation. « Une passion qui domine un homme, le concentre », l’unifie. Par exemple « cet homme veut arriver à telle position honorable et élevée. Il ne travaillera que pour cela dix, vingt ans, n’importe » (p. 178). Cette loi qu’il applique ici seulement à l’amour humain, Saint Pierre-Julien l’applique aussi à l’hostie comme nous allons le voir en convoquant l’anéantissement.
Mais la raison centrale est ailleurs et consonne avec un thème décisif chez Saint Pierre-Julien, l’anéantissement : caché dans l’Eucharistie, Jésus « ne prie plus son Père avec soupirs, avec cris, comme au jardin des Olives, mais par son propre anéantissement » (p. 143). Conjointe à la loi d’irradiation, la loi d’anéantissement explique la raison d’être du retrait : dans l’Eucharistie, Jésus est caché dans le plus petit ; en fait, il y est concentré. Ainsi, tout son amour ne demande qu’à irradier jusqu’à nous. « Pressez une éponge, et elle répand la liqueur qu’elle contient. Il faut de la compression pour avoir une grande force d’expansion. Eh bien, Notre-Seigneur s’anéantit, se réduit à rien, se pressure pour que son amour rejaillisse jusqu’à son Père avec une force infinie » (p. 197). Saint Pierre-Julien, qui tient décidément à cette loi de compression-irradiation, la développe encore davantage dans une méditation eucharistique sur la Transfiguration : « La gloire a besoin de s’étendre ». Or, Notre-Seigneur « concentre [la gloire], afin de la rendre plus puissante. Quand on veut témoigner son affection à un ami, on le serre dans ses bras. La charité de zèle s’étend au loin pour donner et faire du bien à un plus grand nombre d’âmes. L’amour du cœur se concentre. On l’emprisonne pour le rendre plus fort. On réunit ses rayons pour faire lentille, comme l’opticien travaille son verre afin de réunir en un seul point toute la chaleur et toute la lumière des rayons solaires ». Saint Pierre-Julien démontre donc sa loi par une induction analogique, tirée de l’ordre de l’esprit (l’amour humain) et de l’ordre des corps (la physique optique). Il n’a plus qu’à l’appliquer à l’ordre de la charité divine : « Notre-Seigneur se comprime donc dans le très petit espace de l’hostie. Et comme on allume un grand incendie en appliquant le foyer brillant d’une lentille sur des matières inflammables, ainsi l’Eucharistie fait jaillir ses flammes sur ceux qui y participent et les embrase d’un feu divin » (p. 266).
Mais le ressort secret de l’argumentation est l’amour : c’est par amour que Jésus se voile ; or, c’est dans l’Eucharistie qu’il se voile le plus ; donc, sous l’hostie, il manifeste le plus d’amour. Jésus le dit en la comparant à la Transfiguration : « Où y a-t-il plus d’amour, au Calvaire ou sur le Thabor ? Comparez, et dites-moi si c’est le Thabor ou le calvaire qui a converti le monde. L’amour rejette la gloire, la cache et descend. Ainsi fit le Verbe en s’incarnant, ainsi fit-il au Calvaire, ainsi plus profondément encore en l’Eucharistie » (p. 267).
Saint Pierre-Julien en tire des conséquences sur notre abaissement qui doit aller jusqu’à l’anéantissement : « En donnant ainsi [sans éclat], il [Jésus] nous apprend à donner secrètement et à nous cacher quand nous faisons le bien, afin que les remerciements remontent à Dieu, l’auteur de tout don » (p. 133).
2) Reprise
On vient de le voir : platonisme et rigorisme (jansénisme) se donnent la main chez Saint Pierre-Julien qui est fils de son siècle. Vivement la petite Thérèse pour purifier ce qui demeure encore étranger à l’essence de la contemplation eucharistique !
Retenons surtout la splendide théologie du don originaire : caché, il révèle le donateur. Ce constat de Saint Pierre-Julien s’éclaire grâce à la loi ontophanique du retrait : en se retirant, l’apparition dévoile le fond, permet que le trop grand attrait exercé par la manifestation cesse et que le bénéficiaire lui-même accompagne ce mouvement et remonte ainsi jusqu’au cœur.
Pascal Ide