La pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt, Le visiteur [1], pose presque toutes les questions sur Dieu [2]. Elle peut servir d’introduction à la question de Dieu en théologie. Le Père Breton, doyen de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal, l’utilise dans son cours sur Dieu. D’autant plus que la pièce est bien connue au Québec : une compagnie l’a jouée pendant 16 ans sur toute la province (elle faisait partie des 5 ou 6 pièces de leur répertoire).
Grâce à la visite de cet étrange inconnu, de ce Visiteur, on découvre finalement en Freud, un an avant sa mort (en 1938), un être blessé, mais un être qui, mystérieusement, est visité par un Inconnu : Inconnu qu’un temps, il ne voudra pas guérir, puis qu’il désirera traiter et qui, enfin, inversant les rôles, devient son thérapeute.
1) La blessure-décision de solitude
C’est probablement dans le rêve que la blessure se dit de la manière la plus claire (4, p. 22 et 23) [3]. Le Visiteur s’y identifie peu à peu à Freud (passant du « je » au « tu »), sans doute à cause de cette compassion, de cet amour qui caractérise Dieu et qui fait si peur au psychiatre viennois. Ou plutôt, c’est Freud qui, lui-même, se reconnaît dans ce rêve qu’il n’avait jamais raconté à personne. A cinq ans, l’inconnu se retrouve un jour « seul dans la cuisine de la maison ». Il décrit la pièce, « les carreaux rouge brûlé et blanc perdu » sur lesquels il est assis. Il se demande soudain : « Pourquoi tout le monde était-il sorti ce jour-là ? je ne sais pas, c’est une question d’adulte, je ne l’avais pas remarqué ». Alors, soudain, l’angoisse de la solitude le saisit et il appelle : « Je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour m’entendre exister, et pour voir arriver quelqu’un. J’ai appelé. Il n’y eut que le silence ». La pièce ne signifie alors plus rien, elle se tait. L’inconnu crie, sa voix monte, mais « nulle oreille pour l’entendre ». La cuisine devient étrangère, hostile. Alors, l’Inconnu et Freud prononcent ensemble : « Je suis Sigmund Freud, j’ai cinq ans, j’existe ; il faudra que je me souvienne de ce moment-là ». Puis, Freud a continué pour lui tout seul, dans le silence de son cœur : « Et la maison est vide quand je crie et je pleure. Personne ne m’entend. Et le monde est cette vaste maison vide où personne ne répond lorsqu’on appelle ».
D’aucuns, piqués de psychologie, ne liraient ici qu’une banale histoire d’abandon, qu’un syndrome d’abandon comme tout le monde en a connu. Mais le plus essentiel n’est pas là, il tient dans la réaction de Freud, à la manière dont sa liberté de cinq ans a résolu le conflit. La décision qu’il a alors prise va forger un scénario qui ne cessera de se répéter jusqu’à ce 22 avril 1938, au 19 Berggasse, à Vienne. Sigmund a opté pour l’accomplissement de soi par soi, pour le doute, le refus d’accorder sa confiance à l’autre, notamment à ses parents. Il a aussi décidé que le monde était vide, définitivement ; toute sa vie, il tentera de justifier rationnellement cet athéisme, qui a d’abord été une prise de position affective. Voilà pourquoi « le docteur Freud est un athée, un athée magnifique, un athée qui convertit, un catéchumène de l’incroyance ». (4, p. 26) Le visiteur l’explique longuement : physiquement, Jacob, le père de Sigmund est mort lorsque celui-ci avait 40 ans, mais c’est à 13 ans, qu’il « est mort dans » la « tête » de Sigmund, lorsqu’il a « constaté qu’il avait des faiblesses », bref que son « père n’était qu’un homme ». Alors, ce jour-là, Freud s’est tourné vers Dieu, et a « voulu croire, par dépit amoureux ». En effet, selon un processus que décrit souvent le fondateur de la psychanalyse dans ses ouvrages, il a projeté son père terrestre dans le ciel : « le besoin crée l’objet ». (4, p. 28)
L’orgueil viendra se glisser dans cette faille première, cette Uhrszene. « Quel orgueil ! », dira l’Inconnu en réponse à Freud qui lui demande s’il est venu pour le convertir (4, p. 26). Ici, la fermeture consentie, volontaire vient se mêler à la fermeture subie de la blessure et l’agrandir : « pour la première fois », Freud peut dire de l’Inconnu : « je ne veux pas [le] soigner… » (8, p. 38) L’Inconnu serait-il plus ou autre qu’un malade ?
Lorsque Freud va discuter avec celui en qui il veut discerner Walter Oberseit, il ne fera qu’appel à sa volonté farouche et solitaire de s’en sortir seul. Le désespoir même de la solution qu’il propose revêt pour lui la forme du courage et de la dignité. « J’ai toujours résisté ». Pour Freud, adhérer à Dieu, serait consentir à la peur, et donc faire preuve de faiblesse (8, p. 40). Freud refuse de se laisser aller : « Me laisser aller, jamais ! » (8, p. 47) Il refuse autant la paix que le contentement : « Le contentement n’est pas l’indice du vrai ». (8, p. 41) Mais l’Inconnu ne s’y trompe pas en y décelant plus que du narcissisme, une idolâtrie de son ego : « Tu es trop amoureux de ton courage » (8, p. 41), dira-t-il. Seul, Freud s’est trouvé abandonné dans le tunnel sans lumière, seul il devra en trouver la sortie, ou plutôt accepter qu’elle n’existe pas car seule existe « la nuit terrible, impitoyable » (8, p. 41). Alors, pris de compassion devant tant de détresse, comme s’il connaissait lui-même le poids écrasant de la solitude (cf. l’aveu poignant de la scène 10, p. 51 à 53 : « Je ne peux pas. Je ne peux plus ! »), l’Inconnu utilise le tutoiement que Freud, dans son orgueil blessé, interprète comme une familiarité.
L’orgueil a surdéterminé la blessure et a scellé l’athéisme freudien.
2) Multiples visages de la blessure
Cette blessure est confirmée de multiples manières : Freud est « très malade », comme dit l’Inconnu, en parlant du cancer à la gorge ; mais est-ce là le seul objet de son qualificatif (4, p. 25) ? C’est d’abord l’intérieur que cette solitude abyssale plonge dans une tristesse sans fin. Freud éclate, en présence de l’Inconnu : « Croyez-vous que soigner les hommes m’empêche, moi, de souffrir ? Il est même des soirs où j’en veux presque aux autres de les avoir sauvés », sous-entendu : de ne pas m’avoir sauvé, petit enfant, lorsque j’étais seul. Voilà la véritable gangrène de son âme : « je suis si seul, moi, avec ma peine », inconsolable petit garçon (qui se croit) abandonné par ses parents. (4, p. 20) N’est-ce pas aussi pour cela que Freud a tant de mal à vieillir, à accepter sa vieillesse, la difficulté à se reconnaître physiquement une fois un peu vieilli (4, p. 26). Sa maladie lui rappelle sa solitude : « Certains jours, ma gorge pue tellement que même Toby, mon chien, ne m’approche plus et me regarde, malheureux, du fond de la pièce » (8, p. 40).
Lorsque Freud objectera à l’existence de Dieu, celle, classique du mal, il reprendra, inconsciemment, les mots mêmes de son rêve : « Le ciel est un toit vide sur la souffrance des hommes ». (8, p. 39) C’est aussi la raison pour laquelle, estime Freud, « le mal, c’est la promesse qu’on ne tient pas ». Et de le montrer, dans une longue et brillante tirade, à partir du triple exemple de la mort, du mal moral (la faute), de la limite de notre esprit. A chaque fois, la consistance même des lois naturelles, la responsabilité de la liberté, la consistance de notre statut ontologique dont la finitude n’est pas synonyme de mal, ainsi que le voulait Leibniz, sont niées au nom même d’une infinie culpabilité de Dieu qui, tel les parents, promet plus qu’il ne peut tenir : « Il semblerait que Dieu nous ait donné un esprit uniquement pour que nous touchions ses limites ; la soif sans la boisson ». (8, p. 43 et 44)
3) Un difficile chemin de confiance et de guérison
Une fois qu’il a révélé à Freud son rêve fondateur, sa prime blessure plus profonde que tout Œdipe, l’Inconnu ajoute : « je suis venu te dire que c’est faux. Il y a toujours quelqu’un qui t’entend. Et qui vient ». (4, p. 23) Le dernier mot n’est pas à la désespérance.
Le chemin de guérison doit donc porter sur la confiance, contre tout doute et tout orgueil, et contre toute protection rationaliste. Freud va constamment vouloir troquer cette confiance contre un raisonnement scientifique indubitable. Incapable d’adresser une réelle confiance à une personne, Freud en fait l’économie par la recherche forcenée de preuves, de contre-épreuves.
L’Inconnu s’attache à miner toutes les pseudo-raisons où Freud pourrait s’enfermer, trop vite, dans le souci d’une absolue certitude. Il opposera à Freud l’objection présente dans tous ses ouvrages qu’il ne manquera pas de s’adresser dès qu’il aura recouvré ses esprits, dès le visiteur parti : Dieu n’est qu’une « satisfaction hallucinatoire » pour l’enfant et pour l’adulte qui, par faiblesse, manque d’incorporation de son Œdipe, a besoin de se fabriquer un père céleste. Or, « ce soir, parce que tu es vieux, parce qu’ils ont pris ta fille, parce qu’ils te chassent, [parce que tu te sens malade, près de mourir,] te revoilà tout petit », dit l’Inconnu. Voilà pourquoi « tu aurais besoin d’un père ». (4, p. 28 et 29)
Mais lorsque l’Inconnu a fini de brillamment déconstruire les arguments mis en place par Freud pour garantir que sa présence dans la vie n’est pas dûe à des causes naturelles, Freud ne peut s’empêcher de lui opposer la vérité têtue des faits : « Jamais un homme ne m’aurait dit ce que vous avez dit tout à l’heure, sous hypnose ». (4, p. 29) Aussi, lorsqu’il retrouve le visiteur inconnu, après l’irruption du nazi, dès qu’il entend parler de sa fille, Freud a de nouveau besoin de lui faire confiance, il l’interroge comme s’il avait une science surnaturelle. L’amour de sa fille oblige Freud à quitter ses théories sur la religion pour retrouver ce réel si douloureux où l’on ne peut faire l’impasse sur la confiance en l’autre (cf. 6, p. 32).
Il y a aussi la tentation inverse de la fusion qui là encore refuse la confiance. Lorsque le nazi revient, menaçant d’annuler la reconnaissance par le testament parlant de comptes à l’étranger, Freud veut que l’Inconnu demeure, comme pour le protéger. Le Visiteur dénonce aussitôt cette relation immature, au nom même de la confiance : « mon Freud, » lui dit-il avec tendresse, « pas d’enfantillage. Tu devrais avoir confiance maintenant ». (6, p. 34)
Il demeure l’étincelante démonstration qui s’achève en combinant les deux principaux arguments athées que sont l’existence du mal et la consistance du monde, évoquée par le mot de Laplace : Dieu est « une hypothèse inutile » (p. 45). L’Inconnu ne se laisse pas démonter. Dépassant le plan de la dialectique, sachant que toute « explication » sera a priori révoquée en doute, puisqu’« expliquer c’est absoudre » 8, p. 44), le visiteur, avec douceur, pointe la véritable origine des maux, « de toutes ces pestes », « celui qui t’empêche de croire en moi : l’orgueil ! » Autrefois, « l’orgueil humain se contentait de défier Dieu ; aujourd’hui, il le remplace ».
En un très adroit retournement, l’Inconnu montre que finalement tout le système de Freud ne cherche qu’à justifier la décision de départ : « Après toi, définitivement, l’humanité sera seule dans sa prison ». Il sera « un fou dans sa cellule, jouant une partie d’échecs entre son inconscient et sa conscience ! » (8, p. 46) La conséquence la plus profonde de « l’athéisme révélé » est la solitude de l’homme. Au fond, sans croire en Dieu, est-il possible de « croire en l’homme » (10, p. 54) ?
Freud en est profondément effrayé : il perçoit confusément que l’Inconnu vient de raser son athéisme au nom même de l’argument que lui-même déployait contre la religion : la projection du désir. Plus que cela, le psychiatre lui répond, dans une confession double et de son péché, et de la divinité du Visiteur inconnu : « Je n’ai pas voulu cela ». (8, p. 46) Seule solution : se rabattre sur son autorité médicale, concéder la raison de son patient pour mieux disqualifier son intelligence : « Walter Oberseit, vous êtes un être remarquablement intelligent et sans doute très malheureux ». (8, p. 46) Mais, Freud aime trop la réalité pour se contenter d’un tel tour de passe-passe et il va demander à l’Inconnu d’effectuer un miracle. Intermède bouffon ? Non, Freud se réfugie dans sa dernière protection contre le refus de la confiance : « Je ne crois que ce que je vois ». (8, p. 47) Et lorsque l’Inconnu fera le prétendu miracle, qui n’est qu’une supercherie, Freud réagira dans une explosion de colère inattendue. Démesure affective qu’il tente de justifier par cette « nuit de trouble » (8, p. 48). Transfert…
Mais le nazi revient et ferme définitivement l’hypothèse, la reconstruction bien commode de la folie, du dédoublement de personnalité : Walter Oberseit a été retrouvé et interné. Lorsque l’Inconnu apparaît, Freud (ce sera la seule et unique fois) le tutoie : « Pourquoi es-tu venu ? » (10, p. 50) Cet acte d’humilité manifeste quel chemin l’auteur de l’homme Moïse et la religion monothéiste a parcouru. Du coup, le Visiteur peut se dévoiler à lui et lui révéler qu’il est un être de faiblesse, et plus encore… de solitude, paradoxalement liée non pas au manque, mais à l’absence de tout manque. Notons en passant que l’approximation d’une théologie qui, se fondant implicitement sur une relation de rivalité entre l’homme et Dieu identifierait la création de la liberté à la perte de la toute-puissance et de l’omniscience divines, n’est qu’apparente : l’Inconnu ne s’attaque qu’à l’image fantasmée de Dieu-Père.
En tout cas, une telle allusion à la solitude d’un Dieu ne peut pas ne pas réveiller, en Freud, la blessure et le choix de la fermeture. Il prend prétexte d’une scène insoutenable de passage à tabac qui se déroule à l’extérieur, pour à nouveau accuser l’Inconnu de tous les maux de la terre, avec une violence qui sourde d’en-deçà du présent. Le Visiteur n’a qu’une seule réponse, qui est aussi le seul remède à la souffrance, à la blessure : l’amour, un « Dieu qui aime ». Pourquoi avoir créé l’homme libre ? Ici, « mon Freud » est touché au cœur, lui le mal-aimé, lui qui s’est muré dans sa solitude parce que son père l’a déçu : « Tu baisses les yeux, mon Freud, tu ne veux pas de ça, hein, toi, un Dieu qui aime ? Tu préfères un Dieu qui gronde, les sourcils vengeurs, le front plissé, la foudre entre les mains ? Vous préférez tous ça, les hommes, un Père terrible, au lieu d’un Père qui aime ». (10, p. 53) Freud a refusé la fragilité, « cette fragilité-là qui donne la force d’aimer » (4, p. 20), fragilité qu’en ce soir Freud, éprouvé, éprouve. Voilà pourquoi le visiteur a choisi ce moment pour le rencontrer, non pour profiter de sa faiblesse, mais pour le rencontrer lorsque son cœur est ouvert.
Et l’Inconnu de répondre à l’orgueil qui ne veut plus être aimé, mais, à la limite accepterait de se prosterner temporairement devant un plus puissant, en s’agenouillant humblement aux pieds de Freud (10, p. 54). Il ne peut aller plus loin qu’humblement proposer cet amour.
Si ! Il reste un dernier don pour rouvrir le cœur de Freud cuirassé par le double refus de la blessure et de l’orgueil, qui génèrent « l’épine » du doute et rendent la foi impossible. En effet, il demeure l’objection toujours récurrente de la projection du désir inconscient, du retour du refoulé, et c’est le retour d’Anna qui va la révéler : contre toute attente, celle-ci dit connaître l’Inconnu et l’identifie à un homme qui la poursuit de ses assiduités. Sommé de s’expliquer, l’Inconnu répond : « Personne ne me voit, chacun projette sur moi l’image qui lui convient, ou qui l’obsède ». La preuve, Docteur Freud, vous pouvez la tirer de votre propre théorie que personne mieux que votre fille n’a assimilée : toujours le délire créateur d’objet : « Je pense qu’au fond ta petite Anne ne trouve pas si déplaisant l’inconnu du jardin d’enfants ». (16, p. 60) Freud aime trop Anne pour ne pas se laisser toucher par l’argument. Traduction immédiate pour sa propre blessure : la seule issue curative n’est pas la preuve (fût-ce celle du miracle), c’est la confiance totale, sans borne.
Alors, le Visiteur peut proposer l’ultime épreuve, d’autant plus nécessaire que Freud le dote des attributs de toute-puissance précédemment récusés (« Vous auriez dû le prévoir puisque vous savez tout ». (16, p. 60) : celle du départ, autrement dit, celle de l’abandon. Freud ne peut pas accepter, d’où la subite agressivité : « Vous restez ». Sur ce point, l’Inconnu qui sait que seule la foi peut guérir Freud, est intransigeant : « J’ai dit : Bonsoir, Freud ». (16, p. 61) Mais il doit accepter d’y miser toute sa vie. A celui qui, parce qu’il n’a pas été assez aimé, a refusé d’ouvrir sa vie, l’Inconnu ne peut que proposer par amour, le don même de sa vie. Freud prend son revolver pour tuer l’Inconnu : « Je vais tirer ». Réponse immédiate : « perdre la foi et la liberté au même instant » Ce geste brutal, mais homogène aux arguments les plus élaborés dans leur violence contre tout mystère qui ne soit pas au garrot de l’homme, est l’ultime refuge du refus obstiné de croire. « La foi doit se nourrir de foi, non de preuves ».
Freud peut enfin prononcer la parole qui le délivre : « J’ai confiance ». (16, p. 62) Mais peut-il aller jusqu’au bout ? Encore faut-il être sûr que l’autre mérite sa confiance. Alors l’Inconnu prend le canon et le met sur son cœur, donnant sa vie, avec un sourire aimant : « Je suis un mystère, Freud, pas une énigme ».
Désespéré – psychologiquement désespéré – de ce départ-trahison, Freud tente une dernière fois de retenir son Visiteur : « Je ne suis pas converti ». L’Inconnu le renvoie alors à son immense dignité, celle même que Freud ne cesse de revendiquer, la liberté : « Mais toi seul peux te convertir : tu es libre ! » (16, p. 63)
Pris d’un brusque accès de rage, voyant disparaître l’objet de tous ses désirs refoulés, Freud lui tire dessus. Son orgueil veut encore tout contrôler : « Ça ne se passera pas comme ça ! » Mais il devra constater : « Raté ! » (16, p. 64) Sublime acte manqué qui manifeste – peut-être – que Freud, guéri de son orgueilleuse solitude, accepte enfin de faire passer sa vie, selon un mot de Jean Guitton repris par Schmitt, de l’absurde au mystère.
4) Conclusion
Rapprochons deux paroles fort dissemblables par leur source et leur contenu. Le psalmiste affirme dans une phrase abondamment commentée depuis saint Anselme de Cantorbéry : « Le fou a dit en son cœur : ‘Dieu n’est pas’ » (Ps 14,1). « Les fous, dit le Visiteur Inconnu, sont toujours des enfants que personne n’a rêvés ». (8, p. 38) L’athée ne serait-il pas une personne qui, pour une part, refuse – plus encore que d’être rêvée – d’être aimée – à l’infini ?
Qui est ce Visiteur, se demande parfois le spectateur en quittant le théâtre ? La question ne serait-elle pas plutôt : qui accepte d’être visité ? Ce qui est ici en question, ce n’est pas Dieu, mais l’homme. Et l’homme qui se donne. Face à l’insensé qui refuse Dieu et la foi, la seule attitude est de donner sa vie.
Pascal Ide
[1] Éric-Emmanuel Schmitt, Le Visiteur, Paris, Actes-Sud, 1994. Nous donnerons le numéro de la scène suivi de la page. Pièce à succès qui a récolté trois Molière. Le théâtre de Paris, rue Blanche, ne désemplit pas. Les citations sont faites entre parenthèse dans le texte (numéro de la scène, suivi de la page).
[2] Cette pièce peut servir d’introduction à la question de Dieu en théologie ou en philosophie. Le père Breton, doyen émérite de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal me disait qu’il l’utilise dans son cours sur Dieu. D’autant plus que la pièce est bien connue au Québec : une compagnie l’a jouée pendant 16 ans (elle faisait partie des 5 ou 6 pièces de son répertoire).
[3] Cet épisode semble une invention de l’auteur, si l’on en croit la consultation de l’ouvrage qui, malgré son ancienneté, fait toujours référence (Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, notamment le tome 1 : La jeunesse de Freud (1856-1900), trad. Anne Berman, « Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie clinique », Paris, PUF, 1958, Chapitres 1 et 2). Ce qui ne signifie pas que manque de vraisemblance ni le fait, ni son apparition en cette période de stress intense et donc de régression.