3) Induction
Ayant soulevé les questions et écouté quelques textes sources, procédons maintenant à une approche systématique, inductive et comme déductive (ou plutôt causale). Loin d’être postulée, la notion de vide surgit de multiples expériences qui façonnent la vision chinoise, en l’occurrence taoïste, du monde. Nous les regrouperons en quatre :
a) Expériences cosmologiques
Le premier « lieu » où le Chinois expérimente le vide est la nature. Précisons d’ailleurs d’emblée que jamais cette nature ne doit être considérée séparément de l’homme. Nous reviendrons bien évidemment sur ce point essentiel.
1’) L’intervalle Ciel-Terre
Parmi les expériences cosmologiques du vide, la plus emblématique est peut-être celle de l’espace entre le Ciel et la Terre :
« L’intervalle Ciel-Terre, on dirait un soufflet. Vidé, il reste inépuisable ; actionné, il ne demande qu’à souffler. On parle, on parle, on suppute à l’infini, mieux vaudrait s’en tenir au Centre. (Les Dix mille êtres ne vivent qu’intégrés dans le grand mouvement mû par le Vide qui les traverse. Le creux du Ciel-Terre recueille la vie ; c’est le nœud vital, le centre vivant, le lieu de la formation des influx, des échanges [1] ».
Certes, Lao-tzu relève que le vide est le lieu de la réceptivité : « Le creux du Ciel-Terre recueille la vie ». Mais il souligne davantage qu’il est le lieu intermédiaire qui non seulement permet le passage, mais l’accomplit : il est « le lieu de la formation des influx, des échanges ». Ainsi, ce « Centre » doit s’entendre non pas dans son sens géométrique ou physique (au sens newtonien de contenant), mais au sens éminemment dynamique, voire créateur du flot qui en jaillit de manière « inépuisable ».
2’) La Vallée
Une autre des expériences cosmologiques du vide, une plus emblématique est celle de la vallée. En effet, celle-ci est creuse, donc vide. En même temps, elle possède d’autres caractéristiques d’importance : elle enveloppe toutes choses ; plus encore, elle les contient au sens où elle donne une limite dont elles ne débordent pas ; elle est féconde, puisque c’est dans le creux des vallées que les arbres poussent et qu’ils sont nourris par l’eau :
« L’Esprit du Val est à jamais vivant ; on parle là de la Femelle mystérieuse. La Femelle mystérieuse a une Ouverture d’où sortent le Ciel et la Terre. L’imperceptible jet coule indéfiniment ; on y puise sans jamais l’épuiser. (L’Esprit descend dans la Vallée et en remonte, c’est le souffle : Esprit et Vallée se tiennent embrassés, c’est la Vie.) [2] »
Une autre caractéristique qui vient d’être évoquée semble impressionner le taoïsme, le caractère inépuisable :
« ‘Maître, où allez-vous ?’, demanda Bourrasque. – À la Grande Vallée, dit Épaisseur Obscure. – Pourquoi ? – La Grande Vallée est le lieu où l’on verse sans jamais remplir et où l’on puise sans jamais épuiser [3] ».
On ne manquera pas de noter la proximité entre la Vallée et le yin récepteur dont nous parlerons plus loin. De fait, la Vallée est le lieu où coule l’eau ; or, l’eau est à la montagne, ce que le yin est au yang. Toutefois, nous l’avons vu, la Vallée est aussi le lieu du jaillissement fécond et illimité, donc du Yang. Ainsi, le Vide apparaît comme antérieur à la distinction polaire du Yin et du Yang.
3’) La circulation dynamique
La nature montre aussi que, loin d’être statique, le Vide médian permet une circulation constante. Observons par exemple la relation entre la montagne et le fleuve. Celle-là est à celui-ci ce que le Yang est au Yin ; or, leur constante interaction est liée au Vide médian :
« La montagne et le fleuve, par exemple, ne sont pas seulement deux partenaires qui se trouvent en vis-à-vis. Ils entretiennent un rapport bien plus intime, une relation d’entrecroisement, d’interpénétration, de devenir mutuel – les Anciens ne racontent-ils pas que la montagne est formée à l’origine par des ‘vagues figées’ ? Et les eaux du fleuve, en s’évaporant vers le ciel à chaque instant et en se transformant en pluie pour ré-alimenter la source au sein de la montagne, ne montrent-elles pas qu’elles habitent la montagne, étape temporaire dans leur incessante circulation [4] ».
b) Expériences anthropologiques
L’homme fait l’expérience du Vide hors de lui, dans la nature, mais aussi en son humanité. Et cette expérience est autant somatique qu’intérieure.
1’) Expérience du corps
De prime abord, le corps est plein. Pourtant, l’observation montre qu’il doit contenir du vide pour pouvoir s’articuler. C’est ce que révèle l’expérience du découpage :
« Les jointures des os du bœuf comportent des interstices et le tranchant du couteau [du boucher] n’a pas d’épaisseur. Celui qui sait enfoncer le tranchant très mince dans les interstices manie son couteau avec aisance, parce qu’il opère à travers les vides [5] ».
Ici, le vide apparaît sous un jour nouveau : il ne s’agit plus du vide extérieur entre les êtres, mais du vide interne à un unique être.
2’) Expérience intérieure
Le vide désigne aussi l’état intérieur dans lequel doit se trouver le cœur lorsqu’il cherche la vérité. En ce cas, il rappelle « l’indifférence » ignatienne encore plus que l’ataraxie stoïcienne :
« Selon Hsün-tzu – explique Marcel Granet –, le Cœur doit, pour éléminer l’erreur, se maintenir vide, unifié, en état de quiétude. Ce qu’il entend par le Vide du Cœur, ce n’est point le Vide extatique, mais un état d’impartialité […]. Le jugement doit porter sur l’objet entier ; il n’a de valeur que s’il résulte d’un effort de synthèse de l’esprit [6] ».
Or, cet état d’ouverture paisible, « indifférente » correspond à la réceptivité ou l’obéissance maximale à l’égard de l’objet qui est donné.
François Cheng évoque un moment l’expérience fondatrice de Jacob Bœhme comme expérience du Vide médian. Allons à la source et citons celle-ci qui est en fait fort brève selon la relation qu’en donne Franckenberg :
« Après avoir gagné sa vie à la sueur de son front comme un ouvrier laborieux doit le faire, il fut de nouveau saisi, au commencement du xviie siècle, c’est-à-dire en 1600, à l’âge de 25 ans, de la lumière divine, avec son esprit mental animique, par l’aspect subit d’un vase d’étain (c’est-à-dire de son éclat agréable jovial) dans le fond le plus profond ou dans le centre de la nature secrète [7] ».
Concrètement, alors qu’il se trouve seul, le philosophe voit une lumière traverser la fenêtre et se refléter sur un vase d’étain. Or, ce reflet irisé touche son âme au plus profond.
Voici comment notre auteur commente cette expérience. Nous relèverons qu’il joint, là encore de manière ignatienne, le vécu extérieur, qui est une coïncidence heureuse, avec le vécu intérieur, en l’occurrence affectif.
« Là où un matérialiste pur et dur ne constate qu’un banal phénomène physique, lui, il éprouve un sentiment d’étonnement et de grâce : comment se fait-il qu’au sein de ce monde terrestre, de ces heures humaines perdues dans un coin de l’univers infini, poussières parmi les poussières, il y a tout de même cet instant miraculeux où une clarté opportune vient au contact d’un objet anonyme, éphémère, d’une indicible émotion. Ce cœur qui n’est qu’un morceau de chair, qui pourtant se met, on ne sait comment, à battre plus fort. Qu’est-ce à dire ? Quel est le sens de cette jouissance (‘joui-sens’) ? Ce fait si insignifiant n’est-il pas tout de même un signe par lequel la vraie vie nous fait signe, pour nous signifier que la vie est un don inouï qui résulte d’une rencontre inouïe [8] ? »
3’) Expérience technique
Sont-ce les Chinois qui ont inventé la roue ? En tout cas, en la contemplant, ils ont compris le rôle essentiel que joue le vide. En effet, le moyeu est ce qui permet de « faire tourner la roue [9] ». Or, le moyeu est vide. Donc, c’est bien le vide qui permet à la roue de tourner. Autrement dit, le vide n’est pas une pure absence, n’a rien de statique, il est éminemment dynamique. Et il se retrouve dans de nombreux autres artefacts humains :
« Trente rayons se joignent en un moyeu unique ; ce vide dans le char en permet l’usage. D’une motte de glaise on façonne un vase ; ce vide dans le vase en permet l’usage. On ménage portes et fenêtres pour une pièce ; ce vide dans la pièce en permet l’usage. L’Avoir fait l’avantage, mais le Non-avoir [le Vide] fait l’usage [10] ».
Ces expériences suggestives montrent que le vide n’est pas seulement ce qui reçoit passivement, mais ce qui permet activement le mouvement.
4’) Expérience de la rencontre
C’est le vide qui permet la rencontre. En effet, celle-ci a pour médiateur principal les langages verbal et non verbal ; or, la parole nécessite la distance entre les interlocuteurs et le geste celle entre le voyant et le visible. Tout à l’inverse, le plein interdit la rencontre. En effet, nous vivons le corps à corps, c’est-à-dire l’absence de distance et donc l’absence de vide, dans deux expériences antagonistes : la lutte et l’amour. Or, la lutte est l’absence de rencontre et l’amour, normalement, devrait supposer celle-ci. Une nouvelle fois, le vide n’est pas seulement ce qui sépare, mais ce qui unit.
Mais surtout, le vide est ce qui permet le surgissement de la nouveauté. Cheng parle, à cette occasion de « l’entre fécond ». « Lorsque, au milieu de la foule anonyme, deux regards furtivement se croisent, alors, « l’entre fécond est bien le lieu de l’enjeu de l’être et de son devenir », « la vraie vie révèle sa capacité à transformer certains hasards en événement-avènement [11] ». Dit autrement, cet entre permet de conjurer la toute-puissance du tout-savoir :
« On a lu tous les livres. Mais n’ayons garde d’oublier les innombrables ‘entre’ qui ont lieu à tout instant sous nos yeux. Acceptons le constat que ce qui surgit entre les vivants, faits d’inattendus et d’inespérés, est toujours neuf [12] ».
c) Expériences esthétique et artistique
1’) La peinture en général
De prime abord, il peut sembler étonnant de convoquer l’expérience artistique, puisque celle-ci, par définition, est artificielle. Et si l’on répondait que, pour l’artise Chinois, beaucoup plus que pour l’artise Occidental, surtout moderne, l’art est une imitation du cosmos, l’on serait aussi tenté de répondre que cette imitation concerne les êtres représentés, leurs figures ou leurs dispositions, alors que nous sommes en train de parler de la dynamique intime de l’univers. Autrement dit, l’idéal de l’artiste chinois classique est de « créer » un microcosme, c’est-à-dire un monde où se reflète le macrocosme. Mais le reflet est extérieur, alors que, nous allons le voir, le VM est le moteur intime du monde.
Un philosophe qui est aussi un artiste et un historien de l’art, François Cheng, répond précisément à cette objection : « les artistes chinois classiques » ont toujours nourri le souci « de créer un microcosme organique correspondant au macrocosme du Tao, et dans lequel il leur importait d’imiter, plus que le monde créé, le geste même de la Création [13] ». Or, ce geste, nous allons le montrer en détail, est la continuation, encore plus que la reproduction, des trois souffles vitaux, le Yin, le Yang et le VM, qui eux-mêmes participent du Vide originel, du Souffle primordial. Et Cheng de le montrer à partir des techniques et de normes développées par des générations de maîtres et d’écoles, ainsi que de l’illustrer par de multiples exemples de tableaux.
Tirons-en deux conséquences. « En Chine, de tous les arts, la peinture occupe la place suprême [14] ». En effet, nous l’avons dit, le but de l’art est d’imiter le mystère de l’univers ; or, c’est l’art pictural qui est le plus à même de montrer cet espace total, c’est-à-dire « l’action unificatrice du Souffle-Esprit, où le Vide même […] est le lieu interne où s’établit le réseau des souffles vitaux [15] », toutes notions dont nous allons bientôt parler.
Il arrive que l’art occidental vive de cette intuition si fortement mise en valeur en Chine. Cheng estime que Paul Cézanne est celui qui s’est le plus approché de l’expérience chinoise du Vide. Or, Rilke dit de Cézanne devenu vieux qu’il est devenu concave, creux, vide. L’académicien en résume ainsi la pensée :
« Ce grand artiste, qui dans sa jeunesse s’était montré si farouche et impétueux, se fait maintenant serviable, dans une posture d’accueil et de donation. Il sait que plus il se fait vide, plus il est à même de se laisser habiter par une immense chose qui le dépasse [16] ».
Et nous le verrons plus bas pour la cathédrale Notre-Dame.
2’) Les procédés de la peinture en particulier
Pour montrer ce VM en acte, la peinture fait appel à différents procédés.
L’artiste inscrit volontiers un poème ou un texte dans le tableau, pratique qui est totalement étrangère à nos œuvres occidentales. Ainsi, des signes calligraphiques emplissent l’espace vide du tableau et se mêlent plastiquement aux « objets » naturels qui sont peints. Or, contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas de donner une interprétation du tableau (ce serait juxtaposer concret et abstrait, art et méta-art, etc.), encore moins de combler un vide. Le sens est ailleurs : de par sa nature linéaire, l’écriture s’inscrit typiquement dans le temps, déroule une progressivité, alors que la nature, elle, se déploie dans l’espace. Or, nous le verrons de manière détaillée, le vide médian opère des transformations incessantes, c’est-à-dire inscrit l’Espace dans le Temps. Donc, en apprivoisant le Temps vivant, l’introduction de l’écriture dans la peinture donne à voir le VM [17].
Cette mutation qui est l’œuvre propre du VM peut se donner à voir au ras même des figures naturelles, sans intervention de signes graphiques. Laissons François Cheng l’exposer très clairement :
« Dans un tableau, les arbres et les fleurs, par exemple, tout en incarnant le temps vécu par le peintre, doivent-ils donner l’impression de continuer leur propre cycle de croissance ou de décroissance. Pour un paysage de plus ample dimension et impliquant une durée plus cosmique, l’artiste a souci également d’y introduire l’idée de transformations internes et de faire sentir, par exemple, que l’eua peut virtuellement s’évaporer en nuage et qu’inversement le nuage peut virtuellement retomber en eau, ou encore que les montagnes sont capables à la longue de se muer en vagues et les vagues de s’ériger en montagnes. Il en résulte qu’un tableau de paysage est souvent marqué par un mouvement mobile d’expansion et de circularité, ce qui correspond justement à la conception spatio-temporelle de la cosmologie chinoise [18] ».
Une autre méthode fondamentale, concernant aussi la représentation de la nature consiste paradoxalement à estimer finie, achevée, une œuvre qui ne l’est pas. Mettons-nous à l’écoute de Chang Yen-yuan, dans un ouvrage écrit vers la fin du viiie siècle, qui jette les bases de la pensée esthétique chinoise :
« En peinture, on doit éviter le souci d’accomplir un travail trop appliqué et trop fini dans le dessin des formes et la notation des couleurs, comme de trop étaler sa technique, la privant ainsi de secret et d’aura. C’est pourquoi il ne faut pas craindre l’inachevé, mais bien plutôt déplorer le trop-achevé. Du moment que l’on sait qu’une chose est achevée, quel besoin y a-t-il de l’achever ? Car l’inachevé ne signifie pas forcément l’inaccompli [19] ».
En effet, l’artiste a pour but de représenter le geste créateur au plus près, c’est-à-dire non pas tant la creatio passive sumpta (le résultat) que la creatio active sumpta (l’acte créateur) ; or, ce geste se traduit par une mutation permanente et constamment inachevé.
Enfin, l’exercice même de l’art pictural, dans son effectivité, est une expérience de ce Vide. Voici ce que, dans un texte riche de sens, le plus important théoricien de la peinture, pendant la période des Ming, Li Jih-hua (1565-1635), écrit :
« En peinture, il importe de savoir retenir, mais également de savoir laisser. Savoir retenir consiste à cerner le contour et le volume des choses au moyen de traits de pinceau. Mais,si le peintre use des traits continus ou rigides, le tableau sera privé de vie. Dans le tracé des formes, bien que le but soit d’arriver à un résultat plénier, tout l’art de l’exécution réside dans les intervalles et les suggestions fragmentaires. D’où la nécessité de savoir laisser. Cela implique que les coups de pinceau du peintre s’interrompent (sans que le souffle qui les anime le soit) pour mieux se charger de sous-entendus. Ainsi une montagne peut-elle comporter des pans non peints, et un arbre être dispensé d’une partie de ses ramures, en sorte que ceux-ci demeurent dans cet état en devenir, entre être et non-être [20] ».
Commentons brièvement. L’art pictual conjugue deux actes : « savoir retenir » et « savoir laisser ». Or, par le premier, le peintre donne une figure à ce qu’il veut représenter et, par le second, il consent, tout au contraire, à la laisser inachevée, fragmentaire. Mais, loin d’être juxtaposés, ces deux actes sont unis par le souffle qui demeure et, pour circuler, ce souffle requiert le VM, voire s’y identifie. Donc, l’expérience de la peinture est une expérience du Vide médian. Ajoutons que, pour un Occidental, la maîtrise de l’art se concentre sur le premier acte, alors que, pour un Chinois, il combien les deux, voire souligne davantage le second.
Il serait passionnant de joindre la calligraphie, que Cheng pratique. En effet, là où un Occidental voit le plein du signe, le Chinois discerne un art qui, par le jeu du souffle, lie le vide et le plein. Là où un Occidental voit un art abstrait distinct de la nature qui est une réalité concrète, le Chinois discerne une même logique, celle du signe : l’« écriture idéographique » « a favorisé, d’une part, l’usage du princeau et l’art calligraphique et, d’autre part, la tendance à transformer les éléments de la nature en signes [21] ».
3’) La poésie
Avec la peinture, la poésie est l’autre sommet de l’art chinois. Dans une poésie, Cheng résume toute son ontologie du VM. Il s’agit de la première poésie du recueil justement intitulé Le Livre du vide médian qu’il faudrait citer tout entier :
« Le Vrai toujours
Est qui naît d’entre nous
Et qui sans nous ne serait pas
Né d’entre nous
Selon le souffle du pur échange
Le Vrai toujours
Est ce qui termble
Entre frayeur et appel
Entre regard et silence [22] ».
Il en est de même des autres recueils de poème. Cueillons en grappe ce qui s’affadirait à être commenté, tant le dire du poème excède le dit. Ainsi ce poème qui nous parle de la puissance métamorphosante (mutation) du vide médian :
« Argile pétrie de rêves durables
De corps que l’eau départage
Rêves de jade et de rosée
Corps de souffles et de sang
Quelel main hors de la méoire
Pétrissant l’un et puis l’autre
Pétrissant le vide médan
Où tout désir sera échange
Qui est brisé sera comblé
Qui est comblé sera tout autre
Argile pétrie de corps durables
De rêes dont les coprs sont nés
Rêves de souffles et de sang
Corps de jade et de rosée [23] ».
Et voici pour la réception :
« Cette promesse de printemps, rose-thé
tenue au bout des doigts
Toute la nostalgie terrestre
s’y trouve contenue […]
Cette promesse que tu détiens
Combien tu la transmues en offrande
sachant que tout est donné dès ici
Une vie d’attente au cœur de la vallée
Une paume ouverte instaure le royaume [24] ».
Et voilà pour la communion :
« L’infini n’est autre
Que le sans fin
va-et-vient
Entre ce qui se cherche
Et ce qui se perd
Mille veines ouvertes
d’un cœur l’autre [25] ».
4’) L’architecture
Le 15 avril 2019, à 18 h 45, la cathédrale Notre-Dame de Paris qui, en 850 ans, n’a jamais connu d’incendie, brûle. Intervenant le surlendemain à l’émission La grande librairie, François Cheng prononce des mots qui touche au plus profond de très nombreux auditeurs, car ils expriment ce qu’eux-mêmes ressentent au plus d’intime : « Les Français ont eu comme une révélation : c’est bien ce monument-là et non un autre, qui incarne notre âme commune [26] ». Mais
« permettez-moi d’ajouter une brève remarque plus intime. Nous n’oublions pas qu’il s’agit de Notre-Dame, donc d’une présence maternelle. L’amour maternel nous savons ce que c’est. […] Un jour, cette présence maternelle nous est arrachée. Nous plongeons dans un immense regret. On se dit : ‘Il y a tant de chose qu’on aurait pu lui dire. […] Maintenant, c’est trop tard ! » Eh bien, ce sentiment de « trop tard’ nous a tous saisis, au moment où la flèche s’est transformée en torche et s’est brisée ».
Il n’y va pas que ni d’abord de l’expérience d’un homme qui, ayant trop tôt perdu sa mère, rejoue une blessure d’abandon. Il y va d’une sensibilité très profonde qui, vivant en résonance si intime avec notre culture française qu’il a adoptée à l’âge adulte, comprend soudain que le lien unique tissé entre notre pays et sa sainte patronne, s’effondre, part en fumée, ou plutôt a failli s’effacer. Or, ce lien vital unissant les êtres, qu’ils soient naturels, humains ou industrieux, est assuré par ce VM, cette circulation incessante d’énergie. C’est donc l’expérience si affinée de ce vide qui a permis à François Cheng de mettre en mots les maux que vivaient la mentalité cartésienne, c’est-à-dire analytique, des Français peinaient à ressentir.
Quelques jours plus tard, François Cheng qui se dit « lent » à trouver « les mots justes », revient sur « la scène de la cathédrale brûlée vive », et il poursuit sa méditation – méditation qui ne peut se comprendre que parce que sa sensibilité au vide médian lui donne d’éprouver non pas seulement les êtres, mais le lien tissé entre ceux-ci. En effet, Notre-Dame « est devenue une part de moi-même ». Ajoutons que, comme nous l’avons vu, l’artiste chinois unit volontiers la nature et la calligraphie, au nom de leur unité sémiotique et sémantique.
De plus, l’académicien vibre à l’harmonie particulière de Notre-Dame : « Miracle de proportion et de mesure, elle n’intimide pas, ne renverse pas, elle est proche, aimable, rassurante, véritable figure maternelle aux gestes d’accueil et de soins ». Or, nous verrons que l’œuvre du VM est d’assurer l’unité harmonieuse même des plus grands ensembles, jusqu’à l’unité de la Terre et du Ciel.
François Cheng partage une autre expérience :
« Son intérieur, éclairé par la magnifique rose, dégage une atmosphère à la fois majestueuse et intime, inspirant au visteur un sentiment de connivence confiante. Étonné, ravi, celui-ci, en sortant, éprouve le besoin de revoir tout l’extérieur de l’édifice.
« Il y a la façade, avec ses traits harmonieux qui composent le tympan et l’étage supérieur, offrant par là un visage aimant et aimantant.
« Il y a les deux tours solidement campées ; ce sont deux bras charnels qui rassurent, qui protègent.
« Il y a le flanc sublime qu’on peut admirer, à juste distance, depuis l’autre rive de la Seine, un ensemble rythmique agençant la série d’arcs-boutants, la rosace du transept et le chevet ».
Ne nous trompons pas : en identifiant Notre-Dame de Paris à une présence personnelle et même maternelle, notre auteur ne convoque pas le procédé usuel du narrateur qu’est la métaphore, dont Victor Hugo multiplie les usages dans le roman éponyme qui l’a rendue célèbre. Il traduit une expérience typique du VM : si les êtres sont unis, interconnectés si profondément, c’est parce qu’ils sont vivants et animés par un souffle qui circule rythmiquement entre eux. Ici, elle fait entrer en résonance l’intérieur et l’extérieur, puis les différents éléments composant la figure externe de la Cathédrale. Mais, débordant le seul édifice (et son visiteur), elle associe aussi l’entour, c’est-à-dire la Seine. Et nous lisons ici la dernière page du livre :
« Réfléchi par les eaux miroitant de lumières nocturnes, cet ensemble prend un aspect féerique, quasiment céleste. On prend conscience alors que Notre-Dame tire sa grâce du fait spécifique qu’elle est bordée par un fleuve au courant berçant. La Seine transforme la cathédrale en un vaisseau portant toujours plus loin, toujours plus haut, les rêves humains ».
Non seulement, sans le dire, François Cheng voit dans la résonance entre la Seine et Notre-Dame celle du Yin et du Yang, mais, dans le flot même du fleuve, il ressent le temps qui s’écoule, et qui transforme l’espace apparemment immuable structuré par la Cathédrale en un vaisseau qui emporte ses habitants de la Terre vers le Ciel. Autant de circulations et d’harmonisations qui parlent de ce Vide créateur…
Ajoutons enfin que ces paroles inoubliables qui ont profondément marqué les consciences ne sont pas seulement le fruit de toute sa sensibilité taoïste mise au service des chefs d’œuvres chrétiens, mais d’une attitude animée la gratitude qui est la dynamique la plus intime de l’amour : ce que j’ai écrit,
« est tout simplement l’expression humble mais irrépressible de quelqu’un qui venait de l’autre bout du monde et qui, par le hasard du destin, l’espace d’une poignée de minutes, a pu trouver enfin les mots pour dire, à sa manière, sa gratitude envers la terre qui l’a accueilli, ainsi que sa rencontre en profondeur avec son peuple et son histoire [27] ».
d) Expériences fictionnelles
Jusqu’à maintenant, nous nous sommes fondés sur des expériences réelles. Empruntons enfin à un roman de François Cheng, L’éternité n’est pas de trop, une expérience fictionnelle, mais riche de sens pour comprendre la réalité vécue [28].
L’histoire se déroule au xviie siècle, à la fin de la dynastie Ming, époque de bouillonnement et de bouleversement, où l’Occident même était présent avec la venue des premiers missionnaires jésuites en Chine. Dans un monastère de haute montagne, Dao-sheng n’a pas encore prononcé ses vœux. Il se décide à quitter ce lieu de paix et de silence pour retrouver, trente ans plus tard, Lan-ying, la seule femme qu’il ait jamais aimée, pour mettre fin à la tourmente qui l’habite. Loin d’être une question concernant le seul éros, elle engage la dimension spirituelle de l’être et ouvre sur le mystère du cosmos en le transfigurant.
Bien des épisodes pourraient illustrer notre propos. Retenons seulement deux épisodes.
La première rencontre entre Lan-ying et Dao-sheng atteste l’importance finale de l’harmonie qui s’incarne dans la communion des corps. Elle nous fait découvrir la beauté et la richesse de sensation et de sensualité insoupçonnées présentes dans une main : « Cette main étendue, les cinq doigts légèrement écartés, se présente telle une véritable offrande ! Certes, vide, elle ne tient rien en son creux, mais la vivante corolle elle-même apparaît comme le plus précieux trésor de la terre [29] ». Puis, un très bref échange de paroles permet à chacun de se reconnaître :
« À ces mots, Lan-ying ouvre sa paume et laisse Dao-sheng y coller la sienne. Instant de muette communion et d’extase hors paroles. L’intimité née de deux mains en symbiose est bien celle même de deux visages qui se rapprochent, ou de deux cœurs qui s’impriment l’un dans l’autre. La corolle à cinq pétales, quand elle éclot, est un gant retourné de l’intérieur vers l’extérieur, elle livre son fond secret, se laisse effleurer par la brise tiède qui sans cesse passe, ou butiner sans fin par d’avides papillons et abeilles qui accourent. […] La main, ce digne organe de la caresse, ce qu’elle caresse ici n’est pas seulement une autre main, mais la caresse même de l’autre. Caressant réciproquement la caresse, les deux partenaires basculent dans un état d’ivresse qui a peut-être été rêvé dans l’enfance, ou alors dans une avant-vie. Les veines entremêlées irriguant le désir se relient aux racines profondes de la vie ; les lignes entrecroisées qui prédisent le destin tendent vers le lointain, jusqu’à rejoindre l’infini des étoiles [30] ».
Lors d’une autre rencontre où la nature est impliquée, Cheng décrit l’expérience par une série d’images aussi belles qu’inadéquates, dans une formule à la troublante vérité trinitaire : « L’impalpable rayon du couchant vient, non pour les abolir, mais pour souligner combien ils participent déjà des deux règnes, visible et invisible, fini et infini, avec ce qui ne cesse de jaillir d’entre eux [31] ».
Pascal Ide
[1] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. v, cité dans Vide et plein, p. 58.
[2] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. vi, cité dans Vide et plein, p. 56 et 57.
[3] Chuang-Tzu, chap. « Ciel-Terre » , cité dans Vide et plein, p. 57.
[4] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 9.
[5] Chuang-Tzu, chap. « Principe d’hygiène » , cité dans Vide et plein, p. 58.
[6] Marcel Granet, La pensée chinoise, p. 464.
[7] Cité par David König, Jacob Böhme le Prince des obscurs. Une biographie, Paris, Le Cerf, 2017, p. 83-84. Cf. le commentaire détaillé, p. 83-96.
[8] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 15.
[9] Marcel Granet, La pensée chinoise, p. 232.
[10] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xi, cité dans Vide et plein, p. 58.
[11] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 14.
[12] Ibid., p. 16.
[13] François Cheng, Souffle-Esprit, p. 173.
[14] François Cheng, Vide et plein, p. 11.
[15] Ibid., p. 10.
[16] François Cheng, Œil ouvert et cœur battant. Comment envisager et dévisager la beauté, Paris, DDB, Collège des Bernardins, 2016, p. 47.
[17] Cette visualisation du Vide apparaît encore plus clairement dans un autre procédé : le long rouleau horizontal représentant un paysage entrecoupé de vides selon un certain rythme. Sur ces deux exemples, cf. Ibid., p. 173-174.
[18] Ibid., p. 174.
[19] Chang Yen-yuan, Li-tai ming-hua chi, cité par François Cheng, Souffle-Esprit, p. 175.
[20] Cité par François Cheng, Souffle-Esprit, p. 180.
[21] François Cheng, Souffle-Esprit, p. 12.
[22] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 17.
[23] François Cheng, Le long d’un amour, Orbey, Arfuyen, 2003, 2, p. 21. Souligné par moi.
[24] Ibid., 5, p. 51.
[25] Ibid., 3, p. 34.
[26] Nous citons François Cheng, À Notre Dame, Paris, Salvator, 2019, sans numérotation de page.
[27] Souligné par moi.
[28] François Cheng, L’éternité n’est pas de trop, Paris, Albin Michel, 2002.
[29] Ibid., p. 79.
[30] Ibid., p. 85 et 86.
[31] Ibid., p. 276. C’est moi qui souligne.