« Le Vide est grandeur. Il est l’oiseau qui chante spontanément et s’identifie à l’Univers [1] ».
« Le temps vécu transformé en Espace vivant au sein duquel le Vide opère sans cesse des mutations internes [2] ».
« L’homme d’intelligence aime l’eau, l’homme de cœur aime la montagne [3] ».
Cette étude porte sur une notion centrale de la philosophie taoïste et, plus généralement, de la pensée chinoise : le Vide médian (VM). Cet intérêt, nous le comprendrons mieux au terme, est justifié par la métaphysique de l’amour-don. En effet, l’une de ses lois les plus centrales est la loi de pneumatisation. Or, le concept de VM est étroitement lié à celui de souffle, qi, dont l’Occidental sait davantage l’importance au sein du taoïsme.
Et nous prenons pour guide non pas les textes-sources, mais François Cheng, pour deux raisons. La première est négative : les textes fondateurs du taoïsme, en particulier le livre de Lao-Tzu, le Tao-te-ching [4], sont particulièrement abscons [5], certes à cause du décalage linguistique (je ne connais pas le mandarin), mais aussi à cause de son contenu et de son registre expressif allusif jusqu’à l’ellipse et paradoxalement à la fois abstrait et peu conceptuel ; ajoutons que certains propos sont confus jusqu’à l’apparente contradiction : « À travers les textes de Lao-tzu et de Chaung-tzu, on ne manque pas de constater une sorte de confusion sur le statut du Vide ; celui-ci y est perçu comme appartenant à deux règnes : […] [l’]état suprême de l’Origine et l’élément central dans le rouage du monde des choses [6] ». La seconde raison est positive. On le sait, l’académicien est une des rares personnes biculturelles sino-françaises (et non pas franco-chinoises). C’est-à-dire qu’il a assimilé de l’intérieur la culture chinoise qui est sa première culture : non seulement, il la connaît, c’est-à-dire comprend cette pensée du dedans, mais il la pratique, au sens où il en vit, il l’« intussuceptionne » (Marcel Jousse), notamment à travers la calligraphie. Puis, il s’est approprié une culture disparate, voire diamétralement opposée, la culture occidentale : primo, le mode de pensée, en l’occurrence analytique et notionnel ; secundo, ses principaux contenus, philosophiques (la dualité) et théologiques (le christianisme).
Ayant parfaitement intégré ces deux cultures polairement opposées, Cheng les fait dialoguer, ce qui lui permet à la fois d’enrichir et de purifier ou corriger l’une par l’autre. C’est ainsi que, contrairement à certains philosophes qui critiquent unilatéralement la forma mentis de l’Occident à partir de celle de la Chine [7], le poète et essayiste n’hésite pas à pointer les limites de la pensée chinoise qui, par exemple, aurait tout à gagner, à se laisser féconder par le dualisme occidental – comme celui-ci par la pensée du Trois et donc du Vide.
Après avoir soulevé les difficultés posées par la philosophie chinoise du VM (1) et parcouru brièvement quelques textes sources (2), nous procéderons comme usuellement : induction de quelques expériences clés permettant d’approcher cette notion difficile de VM (3) ; élaboration systématique des concepts clés (4) ; quelques applications (5). Nous proposerons enfin une relecture philosophico-théologique à la lumière de l’amour-communion (6).
La bibliographie finale regroupera les textes auxquels nous nous sommes abreuvés. L’exposé à mon sens le plus abouti, que nous suivrons de près, se trouve dans un chapitre d’un des tout premiers ouvrages de Cheng (1979), Vide et plein, qui est intitulé : « Le Vide dans la philosophie chinoise » [8]. Un exposé plus bref, moins nuancé, mais pas moins suggestif, se rencontre dans l’introduction à l’ouvrage au titre pour nous décisif : Le Livre du vide médian [9]. Sinon, l’on trouve nombre de notes suggestives dans presque tous les autres livres [10], tant le thème du VM est au fond l’intuition qui unifie toute la pensée philosophique et la pratique esthétique autant qu’artistique de l’académicien.
1) Difficultés
Même passés au crible très pédagogique des explications de François Cheng, les textes fondateurs du taoïsme présentent encore des obscurités, suscitent des difficultés. Passons-les en revue. L’exposé ultérieur les résoudra progressivement.
a) Une pensée binaire ou ternaire ?
Qui n’a un jour entendu parler du Yin et du Yang, voire n’a rencontré le symbole du cercle dont la surface est divisée en deux parties par une frontière sinueuse (en forme de S) ? Autrement dit, pour Madame Michu, la pensée chinoise est une pensée dualiste qui voit toute réalité comme un équilibre entre ces deux entités mystérieuses dont elle sait vaguement qu’elles correspondent par exemple au féminin et au masculin.
Or, à la suite d’autres spécialistes de la pensée chinoise, François Cheng ne cesse de répéter que celle-ci est structurée de manière ternaire.
b) Vide ou esprit ?
Aussitôt, la difficulté rebondit : en quoi consiste ce troisième principe ? Parfois, il est identifié au qi (prononcer « tchi »), c’est-à-dire le souffle, parfois au « Vide », parfois même au Tao, « la voie », qui a donné son nom à cette philosophie. Or, ces trois réalités ne sont pas superposables. D’ailleurs, les textes ne les confondent pas.
c) Vide originel ou Vide médian ?
Nous ne sommes pas au bout de nos peines. La notion de vide elle-même se démultiplie. En effet, Lao Tseu parle tantôt de Vide originel, tantôt de Vide médian. Comment ces deux espèces de Vide, manifestement différentes, se distinguent-elles et se tressent-elles avec le Yin et le Yang ?
d) Vide intérieur ou extérieur ?
Les textes fondateurs ou plutôt la systématisation heureuse de son pédagogue, Cheng, distingue aussi le vide selon une autre perspective, en l’occurrence, le vide extérieur qui est présent entre les êtres, et le vide intérieur, en quelque sorte un vide à l’intérieur du plein. Cette nouvelle distinction recouvre-t-elle la précédente (celle du Vide originel et du Vide médian) ou vient-elle compléter la précédente ?
e) Vide antérieur ou postérieur ?
Enfin, ces différentes notions s’articulent entre elles, en particulier le Vide et les deux coprincipes que sont le Yin et le Yang. Même si elles sont originelles, doit-on y introduire une priorité ? En fait, la question se traduit en une aporie. Tantôt, le Vide semble précéder le Yin et le Yang, au point d’en être la source ; tantôt il paraît leur être postérieur, tout en favorisant leur entre-jeu.
f) Vide indépendant ou dépendant ?
L’articulation ou la relation entre ces différentes instances ne se réduit pas à celle de l’antériorité et de la postériorité, mais se pose aussi en termes de dépendance et d’indépendance. Doit-on concevoir ce vide comme existant indépendamment des êtres, en particulier du Yin et du Yang, ou en dépendance ontologique ? Autrement dit, doit-il être ou non hypostasié comme les hommes ou certains êtres de la nature ?
g) Autres questions
La liste des interrogations, voire des objections concernant le vide est loin d’être close. Par exemple, nous nous sommes limités ici aux questions d’herméneutique internes à la pensée chinoise. Mais, osant croiser les cultures, ainsi que Cheng nous y invite, in actu exercito, c’est-à-dire en pratique, mais aussi in actu signato, c’est-à-dire en pensée réflexive (nous le verrons plus bas), nous sommes en droit de nous interroger sur les liens existant entre ces notions et d’autres qui nous sont plus familières comme l’esprit (voire l’Esprit).
2) Textes sources
Sans surprise, à la suite de ce que disait l’introduction, nous ne trouverons guère d’éclaircissements systématiques dans les textes fontaux du taoïsme. Il vaut toutefois la peine de lire quelques écrits de références pour y découvrir quelques ébauches des notions clés que nous tentons de cerner. D’ailleurs, il vaut la peine de se tourner aussi vers les deux autres grands courants de la pensée chinoise : le confucianisme et le bouddhisme (sinisé), car ils se sont laissé féconder par le taoïsme et l’enrichissent à l’occasion. Auparavant, nous ferons une brève mise au point terminologique.
a) Le vocabulaire
En chinois, trois termes désignent le vide : wu et hsü et k’ung. Les deux premiers sont utilisés par l’ontologie taoïste et le troisième, plus tardif, par le bouddhisme chinois.
Les premiers, souvent confondus, peuvent s’identifier par leur contraire. Wu s’oppose à you, « avoir » ; il est donc souvent traduit par « non-avoir », c’est-à-dire « rien ». Hsü s’oppose à shis, « plein » ; il est donc plus souvent rendu proprement par « vide ».
Au point de départ, les deux philosophes fondateurs du taoïsme, Lao-Tzu et Chuang-Tzu emploient le premier terme, wu, « rien », pour désigner l’origine de l’univers, réservant le deuxième, hsü, pour signifier le terme, c’est-à-dire l’état auquel tout être doit tendre.
Mais, avec les néo-confucianistes, à partir de l’époque des Song (xe s. – xiiie s.), le philosophe Chang Tsai emploie l’expression t’ai-hsü, « Vide suprême », pour parler de l’univers, de sorte que ce sera le deuxième substantif, hsü, qui deviendra le terme consacré pour désigner le Vide.
b) Textes taoïstes
1’) Textes de Lao-Tzu
Lao-Tzu ou Lao-Tseu, l’auteur du Livre de la Voie et de la Vertu, a vécu au ve siècle avant notre ère. Il est « le premier à distinguer trois types de souffle émanant tous du souffle primordial et agissant de façon concomittante : le souffle yin, le souffle yang et le souffle du Vide médian [11] ». « L’Avoir produit les Dix mille êtres, mais l’Avoir est produit par le Rien [wu] [12] ». En revanche, « parvenu à l’extrême du Vide [hsü], fermement ancré dans la quiétude. Tandis que les Dix mille êtres d’un seul élan éclosent, je suis à contempler le Retour [13] ».
2’) Textes de Chuang-Tzu
Chuang-Tzu (ou Tchouang-tseu) a vécu un peu plus tardivement à la fin du ive siècle avant notre ère. Nous retrouvons la même polarité alpha (origine) pour wu, et oméga (terme) pour hsü : « À l’origine, il y a le Rien [wu] ; le Rien n’a point de nom. Du Rien est né l’Un ; l’Un n’a point de forme [14] ». En revanche, « qui atteint à sa vertu primitive s’identifie avec l’origine de l’Univers, et par elle avec le Vide [hsü] [15] ».
3’) Livre des mutations
C’est l’ouvrage inaugural de la pensée chinoise ; les écoles de pensée qui naissent à l’époque des Royaumes-Combattants (ve s. – iiie s. avant notre ère) se fondent sur lui. En l’occurrence, il est à la source des deux grands courants de la philosophie chinoise, le taoïsme et le confucianisme.
Ainsi que le titre l’indique, son thème principal est le changement, la mutation. Et celle-ci concerne les trois entités que nous verrons plus bas : le Ciel, la Terre et l’Homme qui concentre dans sa propre nature les vertus des deux premières entités.
b) Textes confucianistes
Bien que le Vide soit « le fondement même de l’ontologie taoïste [16] » et que taoïsme et confucianisme s’opposent sur bien des points, pourtant, ils convergent sur l’importance accordée au Vide. Deux philosophes confucianistes, contemporains de Chuang-Tzu, Hsün-tzu et Kuan-tzu, développent cette thématique dans leurs œuvres.
c) Textes bouddhistes
Le Vide est évidemment un thème majeur du bouddhisme Zen (ou Ch’an). On le retrouve chez grands maîtres de la dynastie des T’ang (viie s. – ixe s.).
Pascal Ide
[1] Chuang-Tzu, chap. « Ciel-Terre » , cité dans François Cheng, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1979, coll. « Points Essais » n° 224, 1991, p. 58.
[2] François Cheng, L’un vers l’autre. En voyage avec Victor Segalen, Paris, Albin Michel, 2008, p. 52.
[3] Confucius, cité par François Cheng, Le Livre du vide médian, Le Livre du vide médian, coll. « Espaces libres », Paris, Albin Michel, 2004, 22009, p. 12.
[4] Il a été traduit sous le titre : Le Livre de la Voie et de la Vertu ou, plus simplement, La Voie et sa vertu : Lao-tzeu, La Voie et sa vertu. Tao-tê-king, trad. François Houang et Pierre Leyris, coll. « Points Sagesse » n° 16, Paris, Seuil, 21979. Je cite la traduction de François Cheng qui diffère notablement de celle-ci et dont il ne donne pas la source. Peut-être traduit-il directement du texte chinois. Quoi qu’il en soit la comparaison des deux traductions montre que, peut-être moins littérale et plus interprétative, celle de Cheng est beaucoup plus limpide…
[5] Marcel Granet disait de la traduction de Stanislas Julien (1842) : « Parfaitement consciencieuse, elle ne trahit pas le texte, mais elle ne permet pas, non plus, de le comprendre » ! (La pensée chinoise, coll. « L’Évolution de l’humanité » n° 25 bis, Paris, Renaissance du livre et Albin Michel, 1934, p. 503, note 1).
[6] François Cheng, Vide et plein, p. 53.
[7] Tel est notamment le cas d’un autre François, le philosophe et sinologue François Jullien (1951-), par exemple dans La propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Paris, Seuil, 1992 ; Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996 (cf., sur le site, la notice : « De l’efficacité occidentale à l’efficience orientale. Une relecture de François Jullien à la lumière du don ») ; Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’esprit, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, Gallimard, 2012 (cf., sur le site, la notice : « La Bible et le Livre des transformations selon François Jullien »). Sur la manière dont François Jullien dialogue avec la pensée chinoise, cf. les critiques d’un sinologue averti : Jean François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Éd. Allia, 2006, 42018. Sur sa philosophie, cf. Emmanuel Gabellieri, Le phénomène et l’entre-deux. Pour une métaxologie, coll. « De Visu », Paris, Hermann, 2019, 204-212 (hors les p. 203 et 210-211 justement consacrées à François Cheng). Sur son dernier livre qui tente de rencontrer le christianisme (François Jullien, Ressources du christianisme. Mais sans y entrer par la foi, coll. « Cave Canem », Paris, L’Herne, 2018), cf. Antoine Vidalin, « En deça de la résurrection », Nouvelle revue théologique, 142 (2020) n° 1, p. 103-112. Et ma notice sur le site : « Des ressources sans source. Le christianisme selon François Jullien ».
[8] Cf. François Cheng, Vide et plein, p. 51-68.
[9] Cf. François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 7-16.
[10] Par exemple, cf. François Cheng, Souffle-Esprit. Textes théoriques chinois sur l’art pictural, Paris, Seuil, 1989, coll. « Points Essais » n° 545, 2006, Annexe : « Le temps dans la peinture chinoise », p. 173-182.
[11] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 8.
[12] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xl, cité dans Vide et plein, p. 54.
[13] Ibid., chap. xvi, cité dans Vide et plein, p. 54.
[14] Chuang-Tzu, chap. « Ciel-Terre » , cité dans Vide et plein, p. 54. Il est à noter que l’ouvrage ne porte pas de titre spécifique, mais est désigné par celui de son auteur : Zhuangzi (Tchouang-tseu), trad. Liou Kia-hway, L’œuvre complète de Tchouang-tseu, coll. « Connaissance de l’Orient » n° 28, Paris, Gallimard – Unesco, 1969.
[15] Ibid.
[16] François Cheng, Vide et plein, p. 53.