1) Topique
Nous traiterons principalement des philosophies anglosaxonnes contemporaines du temps. Comme toujours, elles se caractérisent par trois notes : très vite, elles s’individualisent et se différencient sous des noms significatifs ; elles s’opposent de manière souvent binaire ; elles se fondent non pas sur des analyses de textes ou des références, mais sur des arguments et des arguments empiriques.
a) Soit l’existence du temps est maintenue
0’) Typologie
Aujourd’hui, nous sommes face à trois postures principales : le présentisme, le non-futurisme et l’éternalisme. Distinguons d’emblée deux modalités d’affirmation de l’existence : exister (ou plutôt n’exister plus) et exister tout court (ou plutôt n’exister plus tout court). On pourrait employer le vocabulaire scolastique et rendre le français « tout court » par le latin simpliciter, « purement et simplement ». Les trois positions affirment que le passé n’existe plus ; en revanche, seul le présentisme dit que le passé n’existe pas non plus.
Le présentisme affirme que seul le présent existe tout court ; passé et futur n’existent pas tout court.
Le non-futurisme affirme que le présent existe tout court ; que le passé n’existe plus, mais qu’en revanche, il existe tout court en une localisation temporelle différente de la localisation du présent ; enfin, que le futur n’existe plus et même pas tout court.
L’éternalisme affirme que le présent existe tout court ; que le passé n’existe plus, mais qu’en revanche, il existe tout court en une localisation temporelle différente de la localisation du présent ; enfin, que le futur n’existe pas encore, mais qu’il existe tout court lui aussi dans une localisation temporelle différente de la localisation du présent.
Dans la combinatoire des possibles, personne ne tient donc les deux autres thèses restantes : seul existe réellement le futur (le futurisme) ; seuls existent le passé et le futur (le non-présentisme). De fait, ce serait nier le plus évident, l’existence du présent. Pourtant, par certains côtés, c’est ce que feront certains qui, nous le dirons plus bas, s’aventurent à nier l’existence même du temps, et donc de l’instant présent.
Cette présentation peut sembler compliqué. Synthétisons les thèses en présence sous forme d’un tableau synoptique :
|
Passé |
Présent |
Futur |
Le présentisme |
N’existe pas |
Existe |
N’existe pas |
Le non-futurisme |
Existe |
Existe |
N’existe pas |
L’éternalisme |
Existe |
Existe |
Existe |
Elle pourrait surtout paraître fumeuse. Les argumentations que nous allons maintenant déployer, elles, ne le sont pas.
1’) Le présentisme
a’) Définition
Cette thèse est défendue par différents philosophes [1]. C’est elle qui se rapproche le plus sinon de notre thèse, du moins de celle du sens commun. Elle énonce que seules existent (réellement) les entités présentes, les événements actuels. En creux, contre l’éternalisme, le présentisme affirment que passé et futur n’ont pas d’identité réelle.
b’) Arguments contre
Le présentisme n’a pas besoin de beaucoup argumenter, tant sa position émarge au bon sens. En revanche, l’éternalisme doit la critiquer pour pouvoir trouver sa niche ontologique !
1’’) Argument scientifique
Si le sens commun semble massivement en faveur du présentisme, voire du non-futurisme, la théorie einsteinienne de la relativité restreinte pèse en faveur de l’éternalisme. En effet, elle a montré que la simultanéité objective entre les événements n’existe pas. Or, la rencontre présente, un événement suppose une simultanéité, ne serait-ce qu’entre l’observateur et l’événement ou l’entité observés.
2’’) Arguments philosophiques
Partons du principe discriminatoire suivant pour distinguer le vrai du faux : s’il est vrai qu’hier j’étais au Puy du Fou et faux que je me trouvais à Bordeaux, c’est parce que quelque chose dans la réalité assure le premier énoncé et non pas le second. Autrement dit, la vérité dépend de l’existence d’un référentiel actuel auquel mesurer la proposition. Nos philosophes emploient donc implicitement la bonne vieille définition de la vérité comme adaequatio rei et intellectus.
Or, pour le présentisme, les entités passées n’existent pas. Donc, comment m’assurer que « hier, je me trouvais au Puy du Fou » ? Nulle entité ne permet de vérifier la proposition. L’éternalisme n’a pas ce même embarras, lui pour qui la totalité du temps existe. De même, je peux tout de suite vérifier sur la carte si telle ville demeure toujours.
En fait, le présentisme fait appel à cinq stratégies principales pour répondre à l’objection – stratégies qui sont critiquables selon l’éternalisme. Selon la première, les énoncés décrivant le passé sont vrais et leur vérité se trouve dans le présent, c’est-à-dire le monde présent. Selon la deuxième, les énoncés décrivant le passé ne sont jamais vrais. Selon la troisième, les propositions décrivant le passé sont vrais et leur vérité se trouve dans un monde séparé qui ressemble fort au monde platonicien des Idées [2]. La quatrième, le « présentisme de l’autruche » [3], consiste à nier le problème. La cinquième temporalise la vérifaction des énoncés [4]. Considérons seulement la deuxième réponse, car elle est la plus spontanée [5].
c’) Évaluation critique
1’’) Énoncé
Les énoncés décrivant le passé sont vrais et leur vérité se trouve dans le présent, c’est-à-dire le monde présent. C’est la réponse la plus spontanée. Comment prouver que j’étais hier au Puy du Fou ? En établissant qu’existent dans le présent des traces ontologiques de ce passé, comme une mémoire : ce billet de train, ce ticket, les témoignages de mes enfants et de mon épouse, etc.
2’’) Critiques de la deuxième réponse
Plus précisément, cette trace serait une entité qui renvoie au passé et qui le représente. Me fondant sur le concept d’intentionnalité mentale forgé par Brentano, ou plutôt hérité de la scolastique, je dirais donc qu’existent des traces possèdant une intentionnalité temporelle, pointant vers une entité passée. Or, justement, selon le présentisme, cette entité passée n’est pas, puisque le passé n’est pas. Donc, l’intentionnalité physique temporelle est intention non pas de quelque chose, mais de rien.
Un autre critique est la suivante. En croyant décrire le passé, en fait, nous décrivons le présent. Prenons l’exemple de fouilles archéologiques établissant les traces d’une ancienne civilisation. Nous en concluons que celle-ci nous a précédé dans le passé. Mais ce qui est passé est justement ce qui a existé : c’est ce qui n’est pas tout court. Donc, la totalité du présent, y compris ces soi-disant signes n’inclut pas le passé comme passé, mais seulement du présent.
2’) Le non-futurisme
a’) Définition
Cette thèse est aussi défendue par différents philosophes contemporains [6]. Elle énonce que seules existent tout court les entités présentes et passées ; seul le futur n’existe pas.
b’) Arguments
De prime abord, la thèse paraît très séduisante. D’une part, elle ne sombre pas dans les apories du présentisme à l’égard du passé qu’expose l’éternalisme. D’autre part et symétriquement, elle évite le déterminisme de celui-ci lié à sa négation des futurs contingents.
Ainsi, ce qui est appelé passé n’est que le nom de ce qui est antérieur à une certaine situation (les auteurs parlent même d’une localisation) dans le temps. Par exemple, l’affirmation selon laquelle « Hier, il a neigé en Auvergne » est vraie parce qu’il existe un événement de précipitation neigeuse correspondant à la date d’hier et situé en Auvergne. Inversement, l’énoncé selon lequel « Demain, il neigera à Clermont-Ferrand » n’est pas vrai, car ce fait, la neige à Clermont-Ferrand, n’existe pas, purement et simplement.
c’) Évaluation critique
1’’) Argument scientifique
Selon le non-futurisme, le présent est le bord de la réalité, comme une limite ou une frontière entre l’Être et le non-Être. Il se représente le temps comme un empilement de tranches d’existence ou un accroissement de la taille quadrimensionnelle de l’espace-temps. Ainsi, un événement doit être localisé en soi dans l’être ou le néant. Or, pour la théorie de la relativité restreinte et sa définition relativiste de la simultanéité, le présent est toujours relatif à un référentiel galiléen (un système physique donné), de sorte qu’il n’y a pas de localisation universelle. Donc, la structuration non-futuriste du temps qui absolutise la frontière entre l’être et le néant est récusée par la physique.
2’’) Arguments philosophiques
Un astucieux argument sceptique a été avancé [7] contre le non-futurisme. En effet, tous les états passés de l’univers existent tout autant que l’état présent ; or, la coexistence entraîne l’indiscernabilité ; donc, le non-futurisme ne peut rendre compte du fait que nous vivons dans le présent. Concrètement, je ne peux pas savoir si le présent correspond à la date du lundi 27 mai 2019 indiquée par mon téléphone, ou celle du 25 mars 2022. Or, s’il est impossible de savoir si nous sommes dans le présent ou non, comment être assuré que le futur relatif correspond à un futur objectif ou réel ? En regard, le présentisme, lui, n’a pas à répondre à cette objection, puisque, selon lui, seul existe le présent : donc le seul fait d’exister s’identifie à l’existence au présent.
On peut présenter la réfutation d’une autre manière. Le non-futuriste distingue implicitement deux notions d’être présent : le présent de perspective (la simultanéité relative à un point de vue dans le bloc passé-présent dont nous avons parlé à propos de la théorie einsteinienne) et le présent objectif (la présence temporelle dans la dernière tranche du bloc passé-présent qui délimite l’Être) ; or, si le premier est assuré, il ne dit pas comment le premier coïncide avec le second.
En outre, mon expériene me montre que je suis ouvert au futur non pas de temps en temps, mais en permanence. Or, selon le non-futurisme, toutes les localisations dans le bloc passé-présent sont possibles. Donc, cette thèse doit faire coïncider le possible et le constant, ce qui est au minimum très improbable et au maximum absurde.
3’) L’éternalisme
a’) Définition
À l’instar des deux précédentes, cette thèse est défendue par différents philosophes actuels [8].
Pour l’éternalisme, passé, présent et futur existent au même titre. Concrètement, les Glyptodons du Crétacé sont aussi réels que les bobos actuels du 7e arrondissement parisien (ou les bonobos du zoo de Vincennes) et que les stars de demain qui sont enfantées dans les pouponnières d’étoile. En négatif, cette thèse nie toute préférence, toute hiérarchie (toute ségrégation ?) au sein de la temporalité ; elle s’oppose donc tant au présentisme (qui nie l’existence tout court du passé et du futur) et au non-futurisme (qui refuse l’être seulement à l’avenir).
En fait, le terme choisi n’est pas heureux, car la thèse n’évoque jamais l’éternité comme telle, mais vise seulement à égaliser ontologiquement les trois extases du temps.
b’) Arguments
L’éternalisme se nourrit notamment des objections faites aux deux thèses du présentisme et du non-futurisme. En effet, en acceptant l’existence du futur, la thèse éternaliste offusque les apories multiples du présentisme et du non-futurisme sur le statut ontologique des vérités concernant le passé. De plus, contre le non-futurisme, l’éternalisme n’accorde pas un statut particulier à la tranche temporelle présente et donc lève l’objection posée par la théorie de la relativité restreinte.
Quand il cherche à se penser philosophiquement, l’éternalisme peut se développer dans une ontologie stratifiée. Il distingue une réalité fondamentale et les réalités émergentes. Or, la structure fondamentale est multidimensionnelle atemporelle (et même alocale). Autrement dit, elle n’admet pas de séparation en zones temporellement distinctes, passées, présentes et futures : les parties de la réalité fondamentale sont toutes lestées de la même charge existentielle. En revanche, les réalités émergentes dérivent de cette réalité fondamentale et sont mesurables dans un espace-temps. Quoi qu’il en soit, le temps apparaît alors comme une réalité dérivée et non plus première.
c’) Évaluation critique
En revanche, l’éternalisme a un coût. La principale objection qui lui est opposé réside bien entendu dans le statut du futur : l’éternalisme ne conduit-il pas à un déterminisme, à une négation des futuribles ? Si les choses et les événements futurs existent réellement, mon dessein est marqué par la fatalité. Si mon voyage dans l’Utah existe tout court, c’est donc que je ne suis pas, plus libre de m’y rendre.
Une première réponse est conditionnelle : le refus de la nécessité du futur est liée au besoin d’affirmer le libre-arbitre. Mais il est possible d’affirmer ensemble et le libre-arbitre humain et le déterminisme : cette thèse est même si connue qu’elle porte un nom, le compatibilisme. Elle se montre inductivement à partir des déterminismes classiques suivants : physique, social, sémantique, neuronal.
Une deuxième réponse s’inspire du réalisme modal de David Lewis ou de la « théorie des mondes multiples » développée par le physicien américain Hugh Everett [9] pour résoudre le problème de la superposition des états quantiques – dont le paradoxe du chat de Schrödinger est l’illustration la plus fameuse. Selon cette hypothèse (désormais appelée multivers) notre monde coexiste avec de nombreux autres univers, qui se divisent continuellement en univers divergents, différents et inaccessibles entre eux [10]. De même, en multipliant les mondes futurs, chaque possible existe donc réellement. Dès lors, le contingent est reconduit à du possible multiplié et réalisé.
Une troisième réponse est conséquentialiste : mieux vaut les conséquences négatives de l’éternalisme, à savoir le déterminisme du libre-abritre, que les effets collatéraux du présentisme (l’impossibilité de se référer au passé) et du non-futurisme (l’impossibilité de savoir si nous vivons dans le présent) [11].
b) Soit l’existence du temps est niée (l’atemporalisme)
1’) Exposé
Cette thèse (l’atemporalisme) est défendue par quelques rares philosophes [12], mais surtout par les scientifiques [13], en particulier dans la recherche concernant la gravitation quantique, c’est-à-dire la théorie cherchant à unifier physique quantique et relativité générale. Parmi les programmes de recherche en gravitation quantique, on trouve, à côté de la théorie des cordes, la théorie de la gravitation quantique à boucles. Pour résumer brièvement et trivialement cette approche, elle se représente le monde naturel comme constitué d’un réseau de spins ; ces relations forment des boucles entremêlées, c’est-à-dire comme un grillage. Or, cette structure possède l’une des caractéristiques du monde quantique classique : avant qu’une opération de mesure ne soit effectuée, un système physique possède une superposition de plusieurs états possibles. De plus, en nous fondant désormais sur la relativité générale, la bonne horloge permettant de mesurer le temps n’existe pas [14]. Donc, dans les principales approches de la gravité quantique, le temps peut disparaître [15].
Certes, souvent, l’éternalisme est conjoint à l’intemporalité. Demeure que l’on peut soutenir la thèse éternaliste sans affirmer que le temps ne s’écoule pas, mais seulement que toutes les temporalités se valent, que le présent n’est pas plus réel que le passé ou le futur ; autrement dit, de même que le lieu où je me trouve n’est pas plus réel qu’une autre pièce de la maison, ma coordonnée temporelle présente n’a pas plus de densité ontologique que ma coordonnée temporelle passée ou à venir.
2’) Évaluation critique
La disparition du temps (et d’ailleurs, conjointement, de l’espace) pose cinq problèmes (sans rien dire des problèmes théologiques qui seront évoqués plus loin).
Le premier est phénoménologique. Chacun de nous fait l’expérience de l’espace et du temps : telle est notre expérience non seulement ordinaire, triviale, mais extrêmement certaine. Or, l’ontologie radicale de l’atemporalisme nie cette expérience première. Donc, elle est totalement contre-intuitive et contre-évidente.
Le deuxième est épistémologique. Ce problème est aussi appelé problème de la cohérence empirique. En effet, cette théorie est une théorie physique. Or, une théorie physique est validée par des expérimentations et des mesures réalisées par des chercheurs qui sont dans l’espace et le temps ; donc, les observations s’effectuent elles aussi dans un tel référentiel.
On pourrait en tirer un argument par rétorsion. En effet, celui qui nie le temps et l’espace le dit ou l’écrit dans un référentiel spatiotemporel donné à un autre sujet présent à un référentiel spatiotemporel. Donc, il nie in actu signato ce qu’il fait in actu exercito. Autrement dit, il procède à une contradiction performative.
Le troisième est scientifique. La théorie de la relativité générale requiert l’existence de connexions spatio-temporelles entre les événements. Or, la théorie de la gravitation quantique à boucles doit être compatible avec les théories actuellement existantes, surtout lorsqu’elles sont massivement démontrées par l’expérience, ce qui est le cas de la théorie de la relativité générale.
Le quatrième est ontologique. La substance matérielle est une substance mobile : l’étant acquiert des déterminations, s’enrichit en devenant. Or, tout mouvement se déploie dans un espace et un temps donnés. Précisons toutefois que la négation de l’espace et le temps ne revient pas à identifier tout étant à l’acte pur, donc à le déifier ou l’idolâtrer, mais plutôt à relativiser la structure de l’espace-temps, en faire une réalité seconde, jusqu’à l’annuler. Voilà pourquoi les métaphysiques néo-bouddhistes – qui identifient le réel à la Maya au sens d’illusion – ont aujourd’hui un tel succès.
Le cinquième est historique. Ne sommes-nous pas en train d’assister aux ultimes avatars de l’abstraction mathématique qui a présidé à la naissance de la science moderne et qu’ont critiquée avec force autant Alfred Whitehead qu’Edmund Husserl et Michel Henry ? Une telle abstraction peut être heuristiquement féconde et méthodologiquement acceptable ; mais elle n’est pas recevable ontologiquement. Or, les chercheurs passent aisément, ne serait-ce que par habitude, du réductionnisme méthodologique au réductionnisme ontologique. À force de vivre dans cette pensée (l’atemporalisme), ils finissent par penser comme ils vivent.
2) Évaluation critique plus générale
Nous interrogerons surtout la position la plus originale et, pour nous, la plus étrange : l’éternalisme. Mais ces observations peuvent s’étendre au non-futurisme, voire, pour une part, à l’atemporalisme.
a) Négative
1’) La non-réfutabilité
L’une des solutions à la critique déterministe de l’éternalisme consiste à convoquer la multiplication des mondes possibles (théorie du multivers). Or, cette hypothèse est par définition non-réfutable : il est impossible de monter une expérience montrant l’existence de plusieurs mondes parallèles et contemporains.
D’ailleurs, par certains côtés, l’hypothèse éternaliste selon laquelle le passé et le futur existent n’est pas non plus réfutable. En regard, la thèse présentiste l’est : il suffirait que je fasse l’expérience de rejouer la même scène – comme dans Un jour sans fin (Harold Ramis, 1993) ou de me voir en train de la rejouer – comme les trois Pré-Cogs de Minority Report (Steven Spielberg, 2002).
2’) La surenchère de l’acte
Les différentes hypothèses en présence ne sont-elles pas actualistes ? N’avons-nous pas régressé jusqu’à Parménide, mais en appliquant la problématique de l’être au temps ? En effet, le dilemme (au sens étymologique) : « L’être est et le non-être n’est pas » devient : « Le temps existe ou le temps n’existe pas ». Or, nous savons que Platon et Aristote ont commis le parricide à l’égard de Parménide en affirmant que « l’être se dit de plusieurs manières ». Ici, l’existence du temps se prend en plusieurs acceptions, en l’occurrence : en acte ou en puissance.
Et cette incapacité à penser la distinction de l’« existence en acte » et de l’« existence en puissance » relève typiquement d’un préjugé empiriste : seul est ce qui est en acte sensible ; ce qui n’est pas n’est pas tout court, c’est-à-dire purement et simplement.
3’) La critique bergsonienne
Une critique toute proche s’inspire de la conception de la durée chez Bergson. Comment ne pas être frappé par l’ampleur du vocabulaire spatial ? L’éternalisme et le non-futurisme parlent sans cesse de localisation du temps. Plus encore, l’intention déclarée des éternalistes est d’équiparer espace et temps. C’est même l’un de leurs principaux arguments : nous pouvons nous déplacer dans le temps comme nous nous déplaçons dans l’espace. Voire, telle est la thèse éternaliste : « L’éternalisme est une thèse simple et élégante en ce qu’elle propose un traitement similaire de l’existence dans le temps et de l’existence dans l’espace [16] ».
4’) La surenchère de l’être de raison
Le temps est un être réel ; les trois extases, passée, présente et futur, sont des réalités extramentales. Or, bien des hypothèses visant à expliquer le temps réduisent le temps à un n’être qu’une entité de raison. Ainsi l’hypothèse de Craig Bourne accorde du passé un statut proche de l’Idée platonicienne. Le présent de perspective sur lequel se fonde le non-futurisme se distingue du présent objectif comme l’être de raison se distingue de l’être de raison.
b) Positive
Si exotiques, voire difficilement compatibles avec une ontologie classique, semblent ces thèses, ne contiennent-elles pas une part de « vérité à sauver » ?
1’) Existentielle
Stéphane Le Bihan propose une herméneutique inspirée par la thèse nietzschéenne de l’éternel retour [17]. D’un mot, l’éternel retour n’est pas d’abord une thèse métaphysique affirmant la réitération infinie du même instant de notre vie, ainsi qu’on l’interprète souvent, mais un test ou une épreuve psycho-éthique m’assurant que mon « oui » à l’existence est indemne de toute réaction, de tout ressentiment, d’une fuite (un « non ») dans l’arrière-monde d’un passé ou d’un avenir, bref d’un ailleurs présumés meilleur. Or, pour l’éternalisme, assurément,
« chaque événement se produit bien une seule et unique fois. Cependant, cet événement unique est gravé dans le marbre, figé dans l’ambre du temps, toujours à venir relativement aux instants antérieurs à cet événement, toujours passé relativement aux instants postérieurs, et toujours en train de se produire à l’instant où il se produit. Ainsi, si l’éternalisme a des conséquences pratiques, c’est par l’emphase qu’il imprime à l’expérience même de chaque moment vécu [18] ».
Symétriquement, un défenseur du présentisme comme Jan Lukasiewicz lui donne une tonalité éthique exactement opposée : « Dans la vie de chacun, il y a des moments difficiles de souffrance, et d’autres plus difficiles encore de culpabilité. Nous devrions être contents, non seulement de les éradiquer de notre mémoire, mais aussi de l’existence [19] ».
2’) Ontologique
Opinant vers un fatalisme néo-stoïcien et n’étant en tout cas en rien compatible avec une temporalité biblique tout entière structurée par la dynamique de la promesse et de l’accomplissement, ette interprétation éthique est très discutable. Ne peut-on faire une autre proposition ?
L’une des ultimes explications de l’éternalisme consiste à faire appel à une ontologie stratifiée qui distingue une structure fondamentale multidimensionnelle atemporelle et des réalités émergentes temporelles. Comment ne pas songer à la distinction métaphysique classique substance-accidents ? Selon celle-ci, la substance est une réalité en-deçà des accidents, donc du temps et de l’espace (c’est pour cela que la substance du corps du Christ peut subsister sous les espèces d’un petit morceau de pain).
Il y a plus. Dans son ontologie audacieuse (et hypothétique : « cette ontologie suggérée par la gravitation quantique à boucles n’est qu’un programme de recherche parmi d’autres »), les spécialistes de physique fondamentale ajoutent que les deux strates sont connectées de sorte que la plus superficielle dérive de la plus fondamentale. Comment ici ne pas songer à la constitution ontophanique ? Dieu aurait-il déposé en chaque étant non seulement l’être (en sa non-subsistence), mais aussi quelque chose de son éternité ?
Pascal Ide
[1] Cf., dans l’ordre chronologique, John Bigelow, « Presentism and Properties », Philosophical Perspectives, 10 (1996), p. 35-52 ; Trenton Merricks, « Persistence, Parts and Presentism », Noûs, 33 (1999) n° 3, p. 421-438 ; Ned Markosian, « A Defence of Presentism », Oxford Studies in Metaphysics, 1 (2004) n° 3, p. 47-82 ; Craig Bourne, A Future for Presentism, New York, Oxford University Press, 2006 ; Dean Zimmerman, « Presentism and the Space-Time Manifold », The Oxford Handbook of Philosophy of Time, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 163-246.
[2] Pour une présentation des deuxième et troisème stratégies ainsi que leur réfutation, cf. Baptiste Le Bihan, « L’éternité dans le temps », Revue Philosophique de Louvain, 116 (2019) n° 3, p. 441-462, ici p. 445-448. Ainsi l’éternalisme critique cette troisième réponse quasiment par rétorsion : les entités passées du monde naturel sont réintroduites en contrebande et sous forme d’entités abstraites.
[3] Cf. Giuliano Torrengo, « Ostrich Presentism », Philosophical Studies, 152 (2014) n° 2, p. 255-276.
[4] Cf. Sam Baron, « Tensed Truthmaker Theory », Erkenntnis, 80 (2015) n° 5, p. 923-944.
[5] Pour une présentation des deux dernières stratégies et leur réfutation, cf. Baptiste Le Bihan, « Contre les défenses du présentisme par le sens commun », Igitur, 9 (2018) n° 1, p. 1-23.
[6] Cf., dans l’ordre chronologique, Charlie Broad, Scientific Thought, London, Routledge & Kegan Paul, 1923 ; Michael Tooey, Time, Tense, and Causation, Oxford, Oxford University Press, 1997 ; Peter Forrest, « The Real but Dead Past : A Reply to Braddon-Mitchell », Analysis, 64 (2004) n° 4, p. 358-362 et Id., « Uniform Grounding of Truth and the Growing Block Theory : a Reply to Heathwood », Analysis, 64 (2006) n° 4, p. 161-163
[7] Cf. Craig Bourne, « When Am I ? A Tense Time for Some Tense Theorists ? », Australasian Journal of Philosophy, 80 (2002) n° 3, p. 359-371 et Id., A Future for Presentism ; David Braddon-Mitchell, « How Do We Know It is Now Now ? », Analysis, 64 (2004) n° 3, p. 199-203.
[8] Cf., dans l’ordre chronologique, John Jamesion Carswell Smart, Philosophy And Scientific Realism, London, Routledge, 1963 ; Hugh Mellor, Real Time II, London, Routledge, 1998 ; Theodore Sider, Four Dimensionalism : An Ontology of Persistence and Time, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Baptiste Le Bihan, « L’éternité dans le temps »,
[9] Cf. Hugh Everett, Reviews of Modern Physics, 29 (1957) n° 3, p. 454-462, ici p. 454.
[10] Cf., par exemple, Leonard Susskind, Le paysage cosmique. Notre univers en cacherait-il des millions d’autres ?, trad. Bella Arman, coll. « Folio essais » n° 510, Paris, Gallimard, 2008,
[11] Pour un développement de cette thèse, cf. Baptiste Le Bihan, « No-futurism and Metaphysical Contingentism », Axiomathes, 24 (2014) n° 4, p. 483-497.
[12] Cf., dans l’ordre chronologique, John M. E. McTaggart, « The Unreality of Time », Mind, 17 (1908) n° 68, p. 457-474 ; Kurt Gödel, « A Remark About the Relationship Between Relativity Theory and Idealistic Philosophy », Albert Einstein, Philosopher Scientist, Evanston, Northwestern University Press, 1949.
[13] Cf. Christian Wüthrich, « À la recherche de l’espace-perdu : questions philosophiques concernant la gravité quantique », Soazig Le Bihan (éd.), Précis de philosophie de la physique, Paris, Vuibert, 2013, p. 222-241.
[14] Cf. Carlo Rovelli, Quantum Gravity, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Alexis de Saint-Ours, « La disparition du temps en gravitation quantique », Philosophia Scientiae. Travaux d’histoire et de philosophie des sciences, 15 (2011) n° 3, p. 177-196, section 2.2.
[15] Cf. Nick Huggett & Christian Wüthrich, « Emergent Spacetime and Empirical (In)Coherence », Studies in History and Philosophy of Modern Physics Part. B : Studies in History and Philosophyof Modern Physics, 44 (2013) n° 3, p. 276-285 ; Baptiste Le Bihan & Niels Linnemann, « Have We Lost Space-time on the Way ? Narrowing the Gap between General Relativity and Quantum Gravity », Studies in History and Philosophy of Modern Physics Part. B : Studies in History and Philosophyof Modern Physics, 65 (2019), p. 112-121.
[16] Baptiste Le Bihan, « L’éternité dans le temps », p. 443. Souligné dans le texte.
[17] Cf., par exemple, Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, aphorismes 285 et 341.
[18] Baptiste Le Bihan, « L’éternité dans le temps », p. 459.
[19] Jan Lukasiewicz, « On Determinism », The Polish Review, 13 (1968) n° 3, p. 47-61, p. 48-49.