3) La « matière » : le péché
Il faut ajouter un autre élément, la matière du sacrement qu’est le péché et notamment le péché mortel.
a) Illustration cinéma : Desperate Housewives
De la manière la plus surprenante, dans une série télévisée américaine à très grand succès, Desperate Housewives, un dialogue nous donne un petit cours de théologie sur la perdition de la plus stricte orthodoxie [1]. Il se déroule entre la seule héroïne catholique, une hispanique prénommée Gabriella, et un prêtre catholique, le Père Crowley. Un mot sur le contexte n’est pas inutile. Gabrielle est mariée à Carlos qu’elle trompe avec un jeune, lui aussi catholique. Pris de remords, le jeune s’est confessé au prêtre et confie à Gabrielle qu’il a avoué le péché. Or, la mère de Carlos, soupçonnant la relation adultérine, était venue espionnée Gabrielle et son amant ; et, en sortant de la maison, elle se fait renversée par une voiture et se retrouve dans le coma. La scène se déroule dans la chambre d’hôpital, alors que Gabrielle, bourrelée de remords, veille sa belle-mère. Arrive alors le Père Crowley qui la salue puis, fermant les yeux, commence à prier :
« Gabrielle, l’interrompant sans vergogne. – Puisque vous êtes là, il y a une question que je me suis toujours posée. Tout ce qu’on raconte à propos des prêtres qui n’auraient pas le droit de raconter ce qu’ils ont entendu en confession, c’est une règle stricte ou juste une vague consigne, demande-t-elle un petit rire gêné ?
Le Père Crowley. – Les secrets de chacun seront bien gardés, rassurez-vous.
Gabrielle, soulagée. – Je suis ravie de l’entendre.
Le Père Crowley, reprenant. – Cela vaut aussi pour les vôtres, si vous voulez en parler.
Gabrielle, l’air faussement à l’aise. – Moi ? Oh, moi ? Non ! (petit rire nerveux) La confession, ce n’est pas mon truc !
Le Père Crowley. – Dommage…
(Silence ; Gabrielle feuillette nerveusement un magazine qu’elle ne regarde même pas, pendant que le Père Crowley la regarde avec insistance)
Gabrielle, fermant rageusement son magazine. – Vous pourriez arrêter de me condamner du regard ? (silence) Tout de suite !
Le Père Crowley obtempère, détournant les yeux, mais continue à dodeliner de la tête.
Gabrielle, sans prendre le temps de respirer. – Je sais que vous savez pour ma liaison. [son aveu est important ; car, sans lui, le prêtre ne pourrait pas parler] Mais vous ne savez strictement rien de ma vie. De toute façon, le dossier est clos, parce que c’est fini avec Joyce.
Le Père Crowley, d’un ton ferme. – Gabrielle, l’Église est on ne peut plus claire là-dessus. Si vous commettez un péché mortel et que vous mourrez sans vous être repentie, vous allez en enfer.
Gabrielle, reprenant son catalogue qu’elle feuillette nerveusement sans le lire. – Vous n’êtes pas marrant, vous dans votre genre !
Gabrielle, posant le magazine et affrontant le prêtre. – Donc, si je me confesse, le compteur revient à zéro, c’est bien cela ?
Le Père Crowley. – Mais ce n’est pas tout. Si vous voulez que Dieu vous pardonne, votre repentir doit être réel et vous devez promettre de ne plus jamais commettre ce péché.
Gabrielle. – Qu’est-ce qui se passe, si je me repens… plus tard, disons, je ne sais pas, à soixante-quinze ans ?
Le Père Crowley. – Je ne vous conseille pas d’attendre. Supposez que vous mourriez avant ?
Gabrielle. – Supposons que je ne meure pas. Je… je fais du yoga, je ne fais pas d’excès. Est-ce que mon repentir sera toujours valable ?
Le Père Crowley, vaincu. – Si vous êtes vraiment sincère, oui.
Gabrielle. – Merci, Père Crowley ! (en se levant) Vous m’avez été d’un très grand réconfort. Euh ! (passant, embarrassée entre le corps de sa belle-mère et le Père Crowley, ajoutant avec un geste vague qui fait allusion à la prière) Je vous laisse faire votre truc !
Le Père Crowley, tentant un dernier effort, se levant presque de son fauteuil. – Gabrielle ! (à l’interpellation, pleine d’autorité mais aussi de douceur, la jeune femme qui est sur le pas de la porte, se retourne). Nous sommes tous responsables de nos choix ici-bas (Gabrielle regarde, angoissée, en direction de sa belle-mère : la culpabilité vis-à-vis de son accident dont elle est indirectement responsable la tenaille de nouveau). Ne voulez-vous pas être une bonne personne ?
Gabrielle, les bras croisés, l’air buté du petit enfant pris en faute. – Ce que je veux, c’est être heureuse, moi, rien de plus.
Le Père Crowley, un rien paternaliste. – Ça, c’est la réponse d’une enfant égoïste
Gabrielle, à voix basse, comme se parlant à elle-même. – Je sais ! (répétant, un ton plus bas, les yeux encore plus baissés) Je sais ! »
Après un dernier coup d’œil au Père Crowley, sans saluer, Gabrielle ouvre la porte et quitte les lieux.
b) Leçons
On peut tirer différentes leçons de cette scène inattendue d’une grande justesse théologique :
– Le secret de la confession.
– La nécessité de la contrition.
– La non-maîtrise du temps (cf. la première objection relevée ci-dessus).
– La réalité du péché mortel : ici l’adultère et les conséquences.
– Le centre de tout péché qui est l’égoïsme, la préférence absolue de soi.
4) L’attitude du pénitent : la contrition
Nous avons déjà vu un certain nombre d’éléments, notamment : la nécessité d’un prêtre, la contrition.
Illustration cinéma : Mission
Ce film illustre autant la contrition que la haine de soi, l’excès dans la culpabilité.
Scène 10 : 30 mn. 30 sec. à 40 mn. 15 sec.
On peut le placer ici ou plus loin (la nécessité du repentir). En effet, il met en place une intéressante typologie des attitudes à l’égard du pardon
Deux objections ou résistances montent en nous quand nous voyons la scène. La première est liée à l’auto-punition que s’inflige Mendoza. N’est-elle pas excessive voire inutile ? La seconde est liée à la réconciliation par les Guaranis : le risque n’est-il pas grand que ceux-ci se vengent ? De toute manière, il ne leur appartient pas de réconcilier Mendoza qui a aussi péché en assassinant son frère. Dans les deux cas, il semble que l’ancien mercenaire adopte un chemin trop humain, pour son repentir comme pour son pardon et que l’on manque la douceur divine.
On répondra en considérant la typologie :
a) La fausse solution de la vengeance
C’est elle que Mendoza a choisie, lui qui croit qu’il n’y a pas de rédemption ou de peine assez dure pour lui.
Il s’agit ici d’un manque de pardon à l’égard de soi.
b) La fausse solution de la réconciliation précipitée
C’est celle adoptée par le frère joué par Liam Neeson. On l’observe lorsqu’il demande impatiemment : « Jusqu’à quand ? ». Puis, il passe à l’acte. Il s’agit d’une déliaison prématurée, puisque la scène brève mais décisive, sous la lune, montre que si les frères peuvent achever le Notre Père, Mendoza, lui, butte, sur la cinquième demande qu’il ne peut terminer : il ne saurait croire que Dieu puisse lui pardonner ses offenses. Pas encore. Confirmation de cette impatience sera donnée lorsqu’il voudra empêcher le Guarani de prendre le couteau. A chaque fois, Gabriel le réfrène, en douceur, mais fermement : ce temps humain, précipité, n’est pas le temps de Dieu. Le frère cherche à contrôler ce qui, par définition, échappe à toute maîtrise humaine : la durée du repentir ; le moment de la grâce.
c) Le long chemin du pardon
Ce cheminement est rendu possible, de bout en bout, par l’attitude de frère Gabriel. Tissons donc leur double attitude. Relevons plusieurs aspects :
Dès le début, la bonté du jésuite nous est discrètement signifiée. En effet, lors de son arrivée au couvent, sous la pluie, il distribue des friandises aux enfants qui le suivent dans la rue. De même, il s’adresse à Mendoza en lui tendant sa nourriture ; or, celle-ci représente plus qu’elle-même ; elle est le don premier, symbolique.
Ensuite, frère Gabriel n’amoindrit en rien le mal commis. Il ne cache pas la vérité des maux dont Mendoza est l’auteur. D’abord, car le pardon n’est possible que si l’offense est nommée. Ensuite, parce qu’un tempérament aussi entier que celui de l’esclavagiste ne supporterait pas le moindre compromis, la moindre excuse. Voilà aussi pourquoi
En même temps, la vérité ne serait pas totale si Gabriel réduisait Mendoza à n’être qu’un assassin. Il sait et dit qu’il aimait son frère. Il a su discerner l’amour, l’intention positive derrière l’acte déshumanisant. Or, ainsi que nous le verrons, l’on ne peut pardonner que si l’on voit chez l’offenseur la part de bonté inentamée par le mal ; et ici, offenseur et offensé sont une seule et même personne.
Gabriel fait aussi preuve de courage ; mais peut-être plus encore de pauvreté. En affrontant Mendoza, il n’a pas peur de sa violence, car il est fondamentalement pauvre, attaché à son seul Dieu ; aussi n’a-t-il rien à perdre et est-il ainsi riche de Dieu et capable de sauver une âme.
Le pardon est une décision. Voilà pourquoi Gabriel propose un choix, ouvre les possibles à Mendoza. Ce faisant, il ouvre aussi la possibilité de l’échec, du risque. Soudain se démasque, à côté du désespoir, de la culpabilité, une crainte : celle d’échouer. Apparaît alors combien la solution de la prostration est aussi celle de la facilité, de la fuite, de la lâcheté.
Le pardon ne peut arriver qu’en son temps. Gabriel sait que Mendoza n’est pas prêt. Le sens de sa faute est trop aigu. On pourrait se représenter ce temps de la punition comme un temps de purification de la mémoire, comme l’équivalent d’une psychothérapie, en une époque où le mot lui-même était ignoré.
Pendant tout ce temps, depuis l’origine, se démasque l’attitude de Gabriel qui n’est qu’amour qui à la fois respecte et contient. Plus encore, il risque sa vie, ce qui est un nouveau signe d’amour : une première fois en rentrant dans la cellule, une seconde fois dans l’ascension des chutes. La première fois, il représente le Christ qui est prêt à prendre la place du pécheur ; la seconde, il représente l’Église qui est solidaire du pécheur. Substitution et solidarité ne constituent-ils pas comme les deux aspects de la rédemption ?
Enfin, et aussi importante que l’amour, l’attitude de Gabriel est sous-tendue par l’espérance, en Dieu, en son tempo qui n’est jamais la nôtre. Profondément enraciné dans la prière et l’obéissance, Gabriel est attentif, certes, aux signes de repentir.de Mendoza, mais plus encore au kairos de Dieu.
Arrive enfin la réconciliation, inespérée et tant attendue. On notera que l’instrument qui peut couper est aussi celui qui peut délier. Symbolique de la violence retournée en pardon, donc de la véritable conversion.
Pour bien comprendre l’attitude des Guaranis, il est bon de se rappeler un élément de sociologie. Certes, cette peuplade indienne est particulièrement bienveillante. Mais il y a plus. En ces peuples, la punition vise à amender le coupable ; mais elle cherche aussi systématiquement non pas à détruire mais à le réintégrer à la communauté.
d) Autre commentaire
Image suivante : on voit Mendoza traînant péniblement un énorme paquet confectionné par ses soins, un filet retenant pêle-mêle armes, bouclier, etc., monstrueuse chose informe et violente, à l’image du péché que le mercenaire a traîné toute sa vie.
Un moment, les frères disent ensemble la prière. Mendoza tente de les suivre. Au moment du Notre Père, Mendoza bute sur le « nos dimitimus » (« pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé »).
Les frères ne comprennent pas : « Mon père, combien de temps va durer cette stupidité ». Ils réagissent de manière humaine : « Mon père, combien de temps va durer cette stupidité ?
– Dieu le sait, Père John, répond doucement Père Gabriel. Alors John, excédé, coupe avec sa machette, la corde qui retient Mendoza à son fardeau. L’impatience humaine n’est pas l’œuvre de Dieu. Sans mot dire, lentement, Mendoza se rattache à son paquet-faute dont seul Dieu peut défaire le lien.
John revient à la charge : « Il s’est infligé sa pénitence assez longtemps. Les autres pères aussi le pensent.
– Mais lui désire continuer, dit Gabriel. A lui de décider ». Puis, répondant au cœur de la question : « Nous n’appartenons pas à une démocratie, père John ».
Mais le lendemain, il va démontrer le sens extraordinairement positif et salvateur de cette affirmation. En effet, grimpant sur la roche glissante qui jouxte les chutes d’Iguaçu, Mendoza risque sa vie à chaque pas. Gabriel s’encorde alors, ce qui signifie qu’il met aussi sa vie en danger : c’est toute l’Église qui porte le poids du péché. L’acte silencieux de Gabriel est une profonde illustration de la co-rédemption exprimée par la parole de Paul : « J’achève dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps qui est l’Église ».
Enfin, les Guaranis les accueille à la frontière de leurs pays. Apparaissent d’abord les pères. Puis, soudain surgit, hirsute, hagard, excessivement vulnérable, Mendoza. Crainte, silence. Mendoza tombe à genoux lorsqu’ils voient le peuple de ses anciennes victimes. Un indien s’approche, machette levée. Personne ne bronche. L’un d’eux murmure quelque chose à l’oreille de Gabriel. Le Guarani lève son arme et l’abat… sur les liens retenant Mendoza à sa faute. Puis, il pousse le répugnant fardeau de mort qui s’abîme dans l’eau. Mendoza, « craquant », se met à sangloter comme un enfant. Il sait maintenant qu’il est pardonné, sauvé.
Alors, le Guarani le touche du bout du doigt, comme on s’étonne d’un être nouveau dont on vérifie la réalité. Tous rient. Gabriel s’approche de l’ancien brigand repenti, et, au nom de tous, mais d’abord de Dieu, il l’embrasse. Enfin, il remercie. Son cœur transformé par le pardon, il peut maintenant demander au Père Gabriel : « Comment les remercier, demande Mendoza ? – Lisez ceci, est la brève réponse ». Dans la Bible qu’on lui tend, Mendoza découvrira bientôt l’hymne à la charité (1 Co 13).
5) La source : le pardon du Christ
o) Nature du sacrement de réconciliation
Le sacrement est un signe sensible : nécessité d’entendre quelqu’un nous dire : « je te pardonne tes péchés ».
Le prêtre ne peut prononcer cette parole inouïe : « Je te pardonne tous tes péchés » que parce qu’elle vient de Dieu, parce qu’il en est l’humble instrument. Et c’est là la plus puissante des objections.
Précisément, le prêtre applique à tous les lieux et à tous les temps la parole libérante de Jésus : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » ou, mieux encore, la parole de Jésus à la femme adultère : « Va et ne pèche plus ». Le sacrement nous place donc au pied de la Croix.
a) La parole de Jésus
Ce que dit Jésus.
Illustration cinéma : Jésus de Nazareth
Scène 10, de 2 h. 8 mn. à 2 h. 15 mn. 15
La parabole de l’enfant prodigue.
b) L’action de Jésus
Ce que Jésus dit, il l’accomplit dans sa chair.
Illustration cinéma : Les chroniques de Narnia
Chroniques de Narnia. I. Le lion, la sorcière blanche et l’armoire magique, film fantastique américain de Andrew Adamson, 2005.
La scène se déroule de 1 h 24 mn. 18 sec. à 1 h. 26 mn. 15 sec. ou 1 h. 33 mn. 35 sec.
1’) Contexte
Depuis 1950, les sept livres des Chronicles of Narnia furent traduits en plus de 40 langues et vendus à plus de 85 millions d’exemplaires dans le monde.
Le plus jeune frère, Edmund Pevensie, a trahi, pour de délicieux Loukoums,
La logique des péchés capitaux éclaire les cascades de conséquences. Edmund est coupable de gourmandise, le premier péché du septénaire : en effet, il est dit qu’il aime les loukoums « par-dessus tout [2] », autrement dit qu’il les idolâtre ; or, partant de là (aidé par la rancœur), Edmund en vient à haïr son frère et même jusqu’à se moquer d’Aslan, ce qui est l’équivalent d’un blasphème [3].
En contrepoint se dessine le pire des personnages diaboliques : la très inquiétante Reine du Neveu du Magicien, qui deviendra la Reine blanche de L’armoire magique et, après sa mort prétendue [4], la Sorcière Blanche du Prince Caspian [5]. De Lucifer, elle a la grandeur (la taille physique symbolisant l’importance ontologique), la beauté, les multiples pouvoirs, de connaissance, de fascination [6] et de transformation ; et surtout la haine spontanée d’Aslan, l’orgueil dominateur (constamment, elle ne veut pas moins qu’être Reine du monde, titre éminemment scripturaire), l’égoïsme, l’impitoyable cruauté, la fausse motivation de vouloir le bien des autres, mais en les asservissant [7] et la fixation dans la plus perverse des malices [8]. De l’ange de ténèbres, elle a certes le pouvoir mais aussi les limites qui lui sont traditionnellement reconnues [9].
2’) Scène
Cette scène du film nous présente plusieurs aspects du pardon :
a’) Le sacrement
– Elle se déroule entre le Christ et l’homme.
– Elle requiert le regret, la contrition du côté de l’homme.
– Elle exige le secret du côté du ministre.
b’) L’origine : la rédemption, le don même d’Aslan
Mais d’où le sacrement tire-t-il sa puissance de pardon ?
– Il est une offrande libre.
– Cette offrande n’a rien d’un acte de faiblesse. Ainsi qu’on le voit dans le rugissement d’Aslan face à la Reine Blanche.
– Incompréhensible aux yeux de l’homme. C’est là le mystère de la rédemption. Le « pro nobis » ne signifie pas seulement : « pour nous », mais « à notre place ».
– Seules les âmes simples, celles qui aiment, comprennent.
– En lien avec le mystère de la foi. Cette scène est le symbole de Gethsémani,
Rappelons-nous la parole de Blaise Pascal dans le Mystère de Jésus :
« Jésus cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers amis et ils dorment ; il les prie de soutenir (supporter) un peu avec lui, et ils le laissent avec une négligence entière, ayant si peu de compassion qu’elle ne pouvait seulement les empêcher de dormir un moment. Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Cela est unique en toute sa vie, ce me semble. Mais il n’en reçoit point, car ses disciples dorment ».
Le sacrement nous place au pied de la Croix.
Conclusion
1) Un mot
Ce développement de Monbourquette résume (presque) tout :
« Le pardon, c’est un geste de roi et de reine. Dès que tu t’en sentiras capable, pardonne à l’autre.
« Pardonner, ce n’est pas oublier l’offense ou l’abandon, ce n’est pas excuser l’autre, ce n’est pas nier ses émotions et ses sentiments, ce n’est pas se faire violence (ou le trahir), ce n’est pas nécessairement se réconcilier avec l’autre.
« Pardonner, c’est d’abord se libérer du désir de vengeance et du ressentiment, c’est reconnaître à l’offenseur la capacité de grandir, c’est admettre la joie des pardons que l’on a reçus d’autrui, c’est soulager l’autre de sa dette et lui vouloir du bien [10] ».
2) Un exemple
Je n’aurai pas l’inconscience de commenter le témoignage par lequel je vais clôturer mon intervention. Après lui, ne vaut plus que, selon le mot de Hamlet, le silence. Je vous invite seulement à faire attention, pendant sa lecture aux différents points qui ont été relevés : l’impuissance de l’homme, la destruction apportée par l’offense sans nom, la nouveauté de l’histoire introduite par le pardon, mais aussi sa continuité dans la mémoire, la grâce divine inscrite dans la liberté qui l’accueille, la fécondité de cette ouverture, etc. Autre fécondité : elle pourra enfanter à la miséricorde ses sœurs, les femmes bosniaques.
Cette lettre absolument bouleversante montre notamment que seule la fidélité de Dieu permet à cette religieuse de pouvoir se vivre elle-même dans la continuité d’une histoire et ne pas sombrer dans la violence. Plus encore, l’acceptation de l’enfant est le signe de la générosité retrouvée, de ce que la vie et le don continuent, mais que leur source est plus haute que le cœur de l’homme.
Sœur Lucia Vetruse, religieuse novice de Bosnie, a été violée, ainsi que ses deux sœurs, Tatiana et Sendria, par les miliciens serbes et attend un enfant. Voilà ce qu’elle écrit à sa supérieure de Congrégation, en un témoignage bouleversant dans sa sobriété et sa générosité :
« Permettez-moi de ne pas donner de détails. Ce fut une expérience atroce, incommunicable, sauf à Dieu à la volonté de qui je me suis remise lorsque je me suis consacrée à Lui lors de mes vœux. Mon drame n’est pas seulement l’humiliation que j’ai subie en tant que femme, ni l’offense irréparable qui fut faite à mon choix existentiel et à ma vocation, mais la difficulté d’inscrire dans ma foi un événement qui fait certainement partie de la mystérieuse volonté de Celui que je continue à considérer comme mon Époux divin. Peu de jours avant, j’avais lu le Dialogue des Carmélites de Bernanos, et l’idée m’était venue de demander au Seigneur de mourir martyre. Il m’a prise au mot, mais de quelle manière ! Je me trouve aujourd’hui dans une angoissante obscurité intérieure. Ils ont détruit mon projet de vie que je considérais comme définitif, et m’en ont tracé un nouveau que je ne réussis pas encore à déchiffrer.
« Adolescente, j’avais écrit dans mon journal intime : ‘Rien n’est à moi, je ne suis à personne et personne ne m’appartient’. Et cependant, quelqu’un m’a prise une nuit que je ne peux pas me rappeler, m’a arrachée à moi-même et m’a faite sienne.
« Quand je suis revenue à moi, il faisait jour, et ma première pensée fut celle de l’agonie de Jésus au jardin des Oliviers. Une lutte terrible s’est déroulée en moi? Je me demandais d’une part pourquoi Dieu avait permis que je sois mise en pièces et détruite, précisément là où j’avais placé ma raison de vivre, et d’autre part quelle était la nouvelle vocation sur le chemin de laquelle il me conduisait. Je me suis levée, épuisée, tandis que j’aidais sœur Joséphine, et je me suis préparée. J’entendis la cloche qui sonnait sexte au monastère des Angoisses, à côté du nôtre. J’ai fait le signe de croix et récité mentalement l’hymne de la liturgie : ‘A cette heure, sur le Golgotha, le véritable Agneau pascal, Christ, paye le rachat de nos péchés pour notre salut’.
« Qu’est donc, Mère, ma souffrance et l’offense subie en comparaison de celle de Celui auquel j’avais promis mille fois de donner ma vie ? J’ai dit lentement : «Que ta volonté soit faite maintenant, surtout maintenant que je n’ai plus d’autre appui que la certitude que Toi, Seigneur, Tu es à mes côtés».
« Je vous écris, Mère, non pour recevoir votre consolation, mais pour que vous m’aidiez à rendre grâces à Dieu de m’avoir associée à des milliers de compatriotes, offensées dans leur honneur et à accepter cette maternité non désirée… Mon humiliation s’ajoute à celle des autres et je ne peux que l’offrir pour l’expiation des péchés commis par les violeurs anonymes et pour la paix entre les deux ethnies opposées, en acceptant le déshonneur que j’endure et l’offrant à la pitié de Dieu. Ne m’en veuillez pas si je vous demande de partager avec moi une «grâce» qui pourrait sembler absurde. Ces derniers mois j’ai pleuré toutes mes larmes pour mes frères assassinés par ceux-là mêmes qui terrorisent et agressent nos villes. J’ai pensé que je ne pourrais pas souffrir davantage et que la douleur ne pourrait pas atteindre de telles dimensions.
« Tous les jours, des centaines d’individus faméliques, tremblant de froid et le regard désespéré, viennent frapper à la porte de nos couvents. Il y a quelques semaines, une jeune fille de dix-huit ans m’avait dit : ‘Vous avez de la chance, vous qui avez choisi un lieu où la méchanceté ne peut entrer’, et elle avait ajouté : ‘Vous ne savez pas ce que c’est que le déshonneur’. J’y avais réfléchi et bien vu qu’il s’agissait de la douleur de mon peuple et j’avais presque eu honte de demeurer à côté de cette souffrance. Maintenant, je suis l’une d’elles, une des nombreuses femmes anonymes de mon peuple dont le corps est en morceaux et l’âme mise à sac. Le Seigneur m’a fait pénétrer dans le mystère de cette honte et, de plus, à la sœur que je suis, il a accordé le privilège de comprendre la force diabolique du mal.
« Je sais que, désormais, les paroles de courage et de consolation que j’essaierai de sortir de mon pauvre cœur seront crues, parce que mon histoire est la leur et ma résignation, soutenue par la foi pourra servir sinon d’exemple, du moins de confrontation à leurs réactions morales et affectives.
« Un petit signe, un mot, une aide fraternelle peuvent suffire à mobiliser l’espérance d’une armée d’inconnus… Dieu m’a choisie – qu’il me pardonne cette présomption – pour guider les personnes humiliées vers une aube de rédemption et de liberté. Elles ne pourront douter de la sincérité de mes intentions puisque moi aussi, je viens, comme elles, des frontières de l’abjection. Je me rappelle que, lorsque je faisais des études de lettres à Rome, un professeur de littérature slave m’avait cité ces vers d’Alesej Mislovi : «Tu ne dois pas mourir, parce que tu as choisi d’être du côté du jour». La nuit où je fus violée par les Serbes, je répétais ces vers qui étaient comme un baume sur mon âme quand le désespoir voulait m’anéantir. Maintenant, tout est passé et il me semble que j’ai fait un mauvais rêve.
« Tout est passé, Mère, mais maintenant tout commence. Lors de votre appel téléphonique, après m’avoir dit des paroles de consolation dont je vous serai reconnaissante toute ma vie, vous m’avez posé la question : ‘Que feras-tu de la vie qui t’a été imposée dans le ventre ?’ J’ai senti que votre voix tremblait lorsque vous me posiez cette question à laquelle il ne pouvait être répondu tout de suite, non parce que je n’avais pas réfléchi au choix que je devais faire mais parce que vous ne vouliez pas troubler mes décisions par d’autres projets. J’ai pris ma décision maintenant : Si je suis mère, l’enfant sera à moi et à personne d’autre. Je pourrais le confier à d’autres personnes mais il a droit à mon amour de mère même s’il n’a été ni désiré ni voulu. On ne peut séparer une plante de ses racines. Le grain qui est tombé dans une terre a besoin de croître là où le mystérieux – bien qu’inique – semeur l’a jeté. Je ne demande rien à ma Congrégation qui m’a déjà tout donné. Je remercie mes sœurs pour leur fraternité et leurs attentions, et surtout pour ne m’avoir pas gênée avec des questions indiscrètes. Je m’en irai avec mon enfant. Je ne sais où, mais Dieu qui a brisé d’un coup ma plus grande joie, m’indiquera le chemin pour accomplir sa volonté.
« Je serai pauvre, je reprendrai mon vieux tablier et je mettrai les sabots qu’utilisent les femmes les jours de travail et j’irai avec ma mère recueillir la résine des pins de nos forêts… Je ferai l’impossible pour rompre la chaîne de haine qui détruit nos pays… A l’enfant que j’attends, je n’apprendrai qu’à aimer. Mon enfant, né de la violence, témoignera de ce que l’unique grandeur qui honore la personne est le pardon [11] ».
L’histoire ne fait que commencer…
3) Dis-moi si (et comment) tu pardonnes, je te dirai qui tu es et à quel homme (et à quel Dieu) tu crois
Enonçant ce qu’il appelle les « dix commandements de la réconciliation », le cardinal Godfried Danneels veut montrer combien le pardon emporte avec soi toute une vision de l’homme et des relations intersubjectives.
« Nous accepter nous-mêmes tels que nous sommes, et avec joie.
« Prendre en compte ce que nous avons reçu plutôt que ce qui nous manque.
« Remercier plutôt que se plaindre.
« Dire du bien des autres et le dire à haute voix.
« Ne jamais se comparer aux autres : une telle comparaison ne conduit qu’à l’orgueil, et à la désespérance, sans rendre heureux.
« Vivre dans la vérité sans craindre d’appeler bien ce qui est bien et mal ce qui est mal.
« Résoudre les conflits par le dialogue et non par la force : garder en soi les rancœurs ne peut qu’enfermer dans la tristesse.
« Dans ce dialogue, commencer avec ce qui rassemble, et n’aborder qu’après ce qui divise.
« Faire le premier pas de la réconciliation avant le soir.
« Être persuadé que pardonner est plus important que le fait d’avoir raison [12] ».
Pascal Ide
[1] Desperate Housewives, Fiction télévisée américaine de Marc Cherry, Saison 1, Épisode 8, de 31 mn. 13 sec. à 33 mn. 32 sec.
[2] L’armoire magique, p. 59.
[3] Cf. la description de cette escalade dans le mal dans L’armoire magique, p. 118-125.
[4] Elle-même dit à Cornelius : « a-t-on jamais entendu parler d’une sorcière qui mourrait réellement ? » (Le prince Caspian, p. 216)
[5] Elle a fini par disparaître. Pour être autre que la Sorcière Blanche, celle du Monde-Souterrain (cf. Le fauteuil d’argent) n’en est-elle pas le prolongement ? Avec les mêmes intentions de domination radicale de Narnia, elle fait preuve d’une finesse d’argumentation et de séduction qu’ignoraient ses consœurs, plus habituées à déployer la puissance physique et susciter la terreur.
[6] Si la Reine peut exercer un tel pouvoir sur l’oncle Andrew, cela tient sans doute à sa beauté, mais d’abord, car il est « plus vaniteux qu’un paon » (Le Neveu du magicien, p. 89).
[7] Tel est ausi le cas du singe Shift qui déclare vouloir le bien des animaux parlants… qu’ils le veuillent ou non : « Nous voulons être libres », dit un vieil ours. Shift réplique : « Qu’est-ce que tu connais de la liberté ? Tu crois que la liberté, c’est de faire ce que tu veux ? […] La vraie liberté, c’est de faire ce que je vous dis de faire ». (La dernière bataille, p. 42)
[8] « Elle s’est corrompue, et plus le temps passe, plus son malheur augmente ». (Le Neveu du magicien, p. 199)
[9] C’est ainsi que la Reine va un moment trop loin dans son hypocrisie et commet « une erreur fatale » (Le Neveu du magicien, p. 186).
[10] Jean Monbourquette, Aimer, perdre, grandir. Assumer les difficultés et les deuils de la vie, Paris, Bayard Ed. et Centurion, 1995, p. 115.
[11] La Croix L’événement, 1er juillet 1995.
[12] Familles, Dieu vous aime, p. 152-153.