Le microbiote. Une relecture philosophique

Depuis sa découverte, le microbiote suscite un grand intérêt, avant tout médical, pratique [1] ; mais aussi théorique, invitant certains à se représenter un homme essentiellement relationnel et même pluriel [2]. Reprenons quelques-uns des acquis de la biologie (1), avant d’en tirer quelques conclusions pour une anthropologie de l’homme comme être-de-don (2).

1) Des données…

Sans chercher en rien à être exhaustif, je pointerai quelques données aujourd’hui bien établies.

a) Quelques précisions de vocabulaire

Microbiote

Un microbiote est l’ensemble des micro-organismes – bactéries, virus, parasites et champignons non pathogènes, dits commensaux – qui vivent dans un environnement spécifique.

Nous parlerons ici du microbiote intestinal qui est beaucoup plus important, en substance, quantité et qualité, que les autres microbiotes (cutané, oro-pharyngé et génital). « Il est principalement localisé dans l’intestin grêle et le côlon, réparti entre la lumière du tube digestif et le biofilm protecteur formé par le mucus intestinal qui recouvre sa paroi intérieure. L’acidité gastrique n’étant pas favorable à la présence de la plupart des micro-organismes, l’estomac héberge cent millions de fois moins de bactéries commensales que le côlon [3] ».

Microbe

Contrairement à ce que l’on croit souvent, ce n’est pas un terme scientifique. C’est un terme générique souvent assez vague. Il désigne, grosso modo, les organismes petits (micros, en grec), en l’occurrence, les organismes vivants élémentaires que sont les cellules, que celles-ci soient procaryotes (sans membrane nucléaire) ou eucaryotes (avec membrane nucléaire, différenciant le noyau du cytoplasme).

Gnotobiote

Formé sur les deux termes grecs, gnôsis, « connaissance » et bios, « vie », le gnotobiote ou organisme gnotobiotique est un animal dans lequel seules certaines souches connues de bactéries et d’autres micro-organismes sont présentes. Et puisque, dans un animal sans germes (c’est-à-dire axénique, ainsi que nous le dirons dans le prochain paragraphe), le statut de sa communauté microbienne est connu comme étant égale à zéro, il fait donc partie des gnotobiotes. La gnotobiologie est la partie de la biologie étudiant le gnotobiote.

Passons des mots à la chose.

b) L’homme peut-il vivre sans son microbiote ?

Autrement dit : l’homme peut-il vivre sans microbes ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la question a été posée très tôt, en l’occurrence, par Louis Pasteur (et Émile Duclaux). Et, là aussi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la réponse fut aussi négative : « chez un jeune animal que l’on aurait nourri, « dès sa naissance, avec des matières nutritives pures », c’est-à-dire « artificiellement et complètement » privés « de microbes communs », « la vie […] deviendrait impossible [4] ». Ce qui, pour le fondateur de la microbiologie, n’est encore qu’une hypothèse, est devenu une vérité depuis que l’on a pu travailler sur les animaux axéniques. Forgé sur la racine xénos, « étranger », cet épithète lui adjoint le préfixe privatif a– et qualifie donc un environnement biologique exempt de tout micro-organisme, autrement dit une enceinte stérile. Dès 1895, deux chercheurs, britannique et allemand, ont élevé des cobayes dans une enceinte axénique. Or, à leur grande surprise, ils ont observé que ces animaux survivaient ; plus encore, ils étaient capables de digérer normalement [5]. Donc, l’homme peut vivre sans microbe. D’ailleurs, le petit d’homme naît avec un intestin stérile et le microbiote ne se constituera que progressivement, pendant les deux ou trois premières années de la vie.

Toutefois, il faut aussitôt ajouter que si le microbe n’est pas nécessaire à la vie de l’homme, il est absolument nécessaire à sa qualité de vie : ces animaux axéniques se sont vite avérés faibles et dénutris. C’est ce que la biologie moderne a confirmé et précisé, à travers les fondateurs de la gnotobiologie, le biologiste James Reyniers et l’ingénieur Philip Trexler [6], et leur principal imprésario, le photographe Eugene Smith [7]. Brièvement, le vivant macroscopique élevé sans ces vivants microscopiques présente de nombreuses déficiences, notamment : carences alimentaires, notamment vitaminiques (vitamine A, B12 et K, acide folique) ; nécessité d’un apport calorique supérieur de 30 à 50 % vis-à-vis d’un organisme conventionnel ; fragilité ; mort précoce. Ces changements opératifs s’accompagnent de modifications entitatives significatives : hypotrophie globale ; minceur et fragilité de la paroi intestinale ; atrophie du réseau des capillaires intestinaux [8] ; cæcum hypertrophique, dilaté par un mucus surabondant produit par les cellules calciformes qui n’est pas résorbé par les enzymes hydrolytiques produites par les bactéries ; atrophie de la rate, des ganglions et des plaques de Peyer, qui sont autant de supports immunitaires ; immaturité de la barrière hémato-encéphalique, donc défaut dans la protection du cerveau [9] ; retard dans la maturation encéphalique, se traduisant par de graves troubles du comportement (hyperactivité, diminution du seuil d’anxiété et conduites imprudentes) [10] ; également retard dans la maturation de l’autre cerveau, entérique [11].

c) Le deuxième cerveau

Aussi célèbre que le microbiote est la présence étonnante de ce deuxième cerveau, présent dans notre intestin [12]. Pour mémoire, le premier est celui de l’encéphale, avec ses 84 milliards de neurones, le deuxième est le cerveau entérique [13], riche de ses 500 millions de cellules [14], et le troisième, encore plus oublié, celui du cœur, avec ses 40 mille neurones.

d) L’extrême diversité du microbionte

C’est l’avènement d’une méthode, l’analyse 16S, qui a permis l’identification des taxa microbiens présents dans la lumière intestinale : elle est appelée ainsi, parce qu’elle se fonde sur les différences existant entre les séquences variables du gène codant pour l’ARN ribosomial 16S des bactéries [15]. En 1999, Joël Doré a ainsi pu publier le premier catalogue exhaustif du microbiote intestinal humain [16]. Depuis, de nouvelles méthodes de séquençage, jointes au perfectionnement de la bio-informatique ont permis la séquence de la totalité des gènes microbiens entériques, ce que l’on appelle le métagénome. C’est ainsi que, après le premier séquençage complet du génome humain réalisé par le Human Genome Sequencing Consortium et publié en 2001 par Craig Venter, fut concrétisé le Human Second Genome Project dix ans plus tard, selon l’intuition de Stanley Falkow [17] : les métagénomes des microbiotes intestinaux d’une centaine d’individus furent publiés par le consortium européen MétaHit coordonné par l’INRAE [18].

En l’occurrence, le nombre d’espèces bactériennes présentes dans notre métagénome est d’environ 1 000. Or, ces bactéries sont très différentes dans leur composition génomique et présentent peu de points communs 5 %). En l’occurrence, le total est d’au moins 10 millions de gènes différents. Or, notre ADN est composé d’environ 22 000 gènes. Chaque organisme humain dispose donc d’un pool global de gènes microbiens un demi-millier de fois supérieur en nombre à notre propre génome.

Le microbiote intestinal, qui est le plus « peuplé » de nos microbiotes, et de loin, abrite entre 1012 à 1014 micro-organismes, soit, pour ce dernier chiffre, l’équivalent du nombre de cellules composant notre organisme !

e) L’extrême variabilité du microbiote

Enfin, ce microbiote est en grande majorité constitué d’organismes unicellulaires procaryotes. Or, les procaryotes qui se définissent comme des cellules sans membrane nucléaire ne sont pas seulement beaucoup plus rudimentaires dans leur organisation [19], mais possèdent, en positif et en plein, une propriété remarquable : leur très grande variabilité (versus la beaucoup plus grande stabilité des organismes, unicellulaires ou pluricellulaires, eucaryotes). Or, une structure est d’autant plus adaptable qu’elle est flexible, c’est-à-dire muable. Donc, le microbiote procure à cet organisme extraordinairement complexe et stable qu’est le corps humain une adaptabilité toute particulière aux mutations de son environnement matériel. Et tel est par exemple le cas de l’alimentation dont on sait combien elle est diverse et fluctuante.

f) Les microbes sont-ils dangereux ?

L’on estime aujourd’hui que le pourcentage des bactéries pathogènes est moins de 1 %. Certes, elles peuvent engendrer des maladies gravissimes. Il nous faut donc abandonner la vision, majoritairement présente dans les années microbiologiques, celles de la première moitié du xxe siècle, pour entrer dans une vision beaucoup moins agonistique ou polémique et beaucoup plus systémique ou coopérative.

2) … au don

Passons des faits scientifiques à leur interprétation philosophique.

a) Un corps humain intrinsèquement relié

L’on savait depuis toujours que la personne humaine est dépendante de la vie physiologique (ou vie végétative) et que celle-ci est largement dépendante de l’environnement : songez à l’importance de la température et de la présence de l’air. Dans un milieu inadapté, un organisme vivant ne peut survivre plus de quelques minutes, voire quelques secondes sans altération irréversibles. En ce sens, notre corps n’est pas seulement autonome (don à soi), mais réceptif (don pour soi), donc se reçoit de la nature qui l’entoure.

Mais le microbiote nous apprend aussi que le corps se reçoit en permanence d’êtres vivants. Or, le vivant se caractérise par sa capacité dynamique d’interaction, notamment par sa pulsation donner-recevoir. Le corps humain n’est donc pas seulement dépendant, mais relié. Disons-le autrement. Depuis plus d’un siècle, les philosophies dialogales nous ont appris ou du moins sensibilisés à cette nature intimement relationnelle : le « Je » naît du « Tu ». Mais elles ont exclusivement développé les connexions avec les autres personnes, voire ont opposé la relation « Je »-« Tu », à la relation « Je »-« Ça » (Buber). Avec le microbiote, nous découvrons que cette interrelation existe dès la vie élémentaire, physiologique, et qu’elle est vitale.

b) Une communion analogique

Nous venons de le dire, l’homme dépend en permanence non seulement de son milieu inerte, mais de son milieu biologique ; non seulement il est dépendant, mais il est connecté, c’est-à-dire qu’il est en interaction réciproque. Or, l’interaction est une première forme de communion. Certes, celle-ci se caractérise comme un échange de dons, donc comme un lieu de gratuité, alors que la symbiose microbes-hôte est mutualiste, de sorte que les bactéries présentes dans la tractus intestinal trouvent autant de bénéfices que l’organisme humain. Mais cette entraide est une communion analogique, partageant avec celle-ci la réciprocité (partim eadem) et se séparant d’elle par son utilitarisme (partim diversa).

c) Unité substantielle ?

Si l’homme est intimement relié à son environnement, celui-ci est-il constitutif de son essence ? Nous le disions, certains sont tentés de répondre par l’affirmative. C’est ainsi que le biologiste israélien Eugene Rosenberg parle aujourd’hui d’« holobionte ». On utilise aussi les termes « hologénome » (de holè, « tout ») ou « super-organisme » [20].

Quant à nous, nous affirmons clairement le contraire. Le microbiote ne fait pas partie de notre substance (première, individuelle). Plusieurs signes l’attestent. Primo, les substances organiques sont délimitées ; or, il y a une frontière infranchissable entre notre organisme et le microbiote qui demeure extérieur à cette limite. Secundo, il y a une continuité depuis la conception jusqu’à la mort ; or, notre organisme est conçu et grandit pendant neuf mois dans un environnement axénique. Tertio, autre l’être (substantiel), autre l’agir (qui perfectionne et achève l’être) ; or, le milieu axénique assure la vie et le microbiote le bien-vivre.

d) Humilité

L’une des grandes lois de l’être comme amour-don est l’ouverture du récepteur, acte qui requiert l’humilité. Or, le microbiote intestinal n’assure pas seulement une bonne nutrition (digestion et l’absorption des nutriments) et la croissance des organes, mais joue un rôle singulier vis-à-vis de la maturation du système nerveux central. Il atteste donc que l’inférieur est au service de ce qui est supérieur et que le supérieur se reçoit humblement de l’inférieur. Voilà peut-être aussi pourquoi nous trouvons une ébauche de cerveau dans l’intestin.

Pascal Ide

[1] Cf. une première approche par Philippe Sansonetti, « Être ou ne pas être sans microbes ? » dans Tu aimeras tes microbes comme toi-même. Leçon de clôture prononcée le 22 janvier 2020, Paris, Collège de France, 2020. Disponible sur Internet

[2] Cf., par exemple, l’ouvrage de vulgarisation de Marc-André Selosse, Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Paris, Actes Sud, 2017.

[3] Site de l’Inserm, consulté le 15 avril 2024 : https://www.inserm.fr/dossier/microbiote-intestinal-flore-intestinale/#comprendre-le-rôle-du-microbiote-intestinal

[4] Comptes rendus de l’Académie des sciences, 1885. Cité par Philippe Sansonetti, Microbes sans frontières, coll. « Sciences », Paris, Odile Jacob, 2024, p. 352.

[5] Cf. George Nuttall & Hans Thier-Felder, « Thierieshes Leben ohne Bakterien im Verdauungskanal », 1895 : Hoppe-Seyler’s Zeitschrift für Physiologische Chemie, 21, Nabu Press, (2012), p. 109-121.

[6] Cf. James A. Reyniers, Philip C. Trexler et al., « A complete life-cycle in the germ-free bantam chicken », Nature, 163 (1949), p. 67-68.

[7] Pour les étapes ultérieures, cf., par exemple, R. D. Barnes, M. Tuffrey & R. Cook, « A « germfree » human isolator », Lancet, 291 (1968), p. 622-623.

[8] Cf. Thaddeus S. Stappenbeck, Lora V. Hooper & Jeffrey I. Gordon, « Developmental regulation of intestinal angiogenesis by indigenous microbes via Paneth cells », Proceedings of the National Academy of Sciences, 99 (2002) n° 24, p. 15451-15455.

[9] Cf. Viorica Braniste et al., « The gut microbiota 2014 Science Translational Medicine, 19 (2014) n° 263, p. 263ra158.

[10] Cf. Rochellys Diaz Heijtz, Shugui Wang, Farhana Anuar & Qian Yu, « Normal gut microbiota modulates brain development and behavior », Proceedings of the National Academy of Sciences, 108 (2011) n° 7, p. 3047-3052.

[11] Cf. Filipe De Vadder et al., « Gut microbiota regulates maturation of the adult enteric nervous system via enteric serotonin networks », Proceedings of the National Academy of Sciences, 115 (2018) n° 25, p. 6458-6463.

[12] Cf. Giulia Enders, Le charme discret de l’intestin. Tout sur un organe mal aimé, trad. Isabelle Liber, Paris, Actes Sud, 2015.

[13] Cf. David Grundy & Michael Schemann, « Enteric nervous system », Current Opinion in Gastroenterology, 21 (2005) n° 2, p. 176-182.

[14] Cf. Emma Young, « Gut Instincts: The Secrets of your Second Brain », New Scientist, 17 décembre 2012.

[15] Cf. Carl R. Woese & George E. Fox, « Phylogenetic structure of the prokaryotic domain: The primary kingdoms », Proceedings of the National Academy of Sciences, 74 (1977) n° 11, p. 5088-5090.

[16] Cf. Antonia Suau, Régis Bonnet, Malène Sutren & Jean-Jacques Godon, « Direct Analysis of Genes Encoding 16S rRNA from Complex Communities Reveals Many Novel Molecular Species within the Human Gut », Applied and Environmental Microbiology, 65 (1999) n° 11, p. 4799-4807.

[17] Cf. D A Relman 1 , S Falkow, « The meaning and impact of the human genome sequence for microbiology », Trends in Microbiology, 9 (2001) n° 5, p. 206-208.

[18] Cf. Junjie Qin et al., « A human gut microbial gene catalogue established by metagenomic sequencing », Nature, 464 (2010) n° 7285, p. 59-65.

[19] Cf. Christian de Duve, Singularités. Jalons sur les chemins de la vie, coll. « Poches sciences », Paris, Odile Jacob, 2011, chap. 15.

[20] Cf. Eugene Rosenberg, Omry Koren, Leah Reshef, Rotem Efrony & Ilana Zilber-Rosenberg, « The role of microorganisms in coral health, disease and evolution », Nature Reviews Microbiology, 5 (2007) n° 5, p. 355-362.

16.4.2024
 

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