Le médecin de campagne, un roman aux multiples entrées

Le médecin de campagne peut bénéficier de multiples lectures [1]. Isolons-en trois qui, toutes, font appel à la foi chrétienne [2] animant en profondeur le célèbre roman de Balzac.

 

L’auteur met en scène deux figures hautement paternelles, voire paternalistes : le docteur Benassis et le commandant Pierre-Joseph Genestas. Ces deux hommes blessés dans leur paternité humaine sont en quête d’une paternité plus vaste, plus spirituelle. « Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant [3] ». Dès lors, quelque respectueux que soit Benassis de la liberté de chacun, quelque convaincu qu’il soit de la valeur de l’exemple et de l’imitation, il édifie une microsociété qui, au moins en ses débuts, adopte une structure patriarcale. Le tout sous l’ombre exemplaire plus que tutélaire d’une autre figure paternelle admirée, idéalisée, voire adorée : Napoléon [4], un Napoléon de légende, voulu, conduit et, en quelque sorte, démultiplié par la Providence [5]. Lors de la veillée, Goguelat transforme la vie de l’empereur en une légende ; dorénavant mythisée, elle ne cessera de se répandre [6]. Enfin, Benassis, « notre père à tous [7] », ainsi que toute la vallée et la montagne le répète, engendre en quelque sorte Genestas à sa nouvelle vocation : en offrant sa vie par amour, il s’efface pour permettre au militaire d’assurer le relai.

Or, cette paternité se traduit d’abord par le don de soi, don qu’il possède en commun avec la maternité. Elle s’exprime aussi par le secret – ce qui le notifie davantage en propre [8]. Elle se manifeste enfin par le souci d’éduquer à la liberté et à l’ouverture au réel et à l’autre, ce qui lui est éminemment propre. D’ailleurs la brutale disparition de Benassis vient comme consommer cette « capacité de la distance » caractéristique de la vraie paternité.

La fécondité de Benassis est une laïcisation sans sécularisation de la charité, « la plus belle des vertus chrétiennes [9] » ; plus encore, celui qui a voulu s’enfermer pour toujours dans la Grande-Chartreuse va désormais vivre dans le monde les trois vœux (« je me vouai religieusement [10] », « le Fuge, late, tace du chartreux est ici ma devise [11] ») : la pauvreté (que l’on songe à sa chambre), la chasteté (il n’aura pas le temps de découvrir combien ) et l’obéissance à toutes les contraintes de son double métier de médecin et de maire (l’obéissance à Jacquotte pour les choses intérieures en est l’emblème). Tout, au fond, n’est-il pas devenu « indifférent [12] » à Benassis ?

 

L’œuvre d’humanisation réalisée par le docteur Benassis dans ce canton alpestre reculé, et peu à peu déployée lors de son explication au commandant Genestas, retrouve la structure ignatienne des quatre Semaines. En effet, en un premier temps, Benassis cherche à éradiquer le crétinisme et cela, par les mesures les plus radicales, le renvoi des crétins et la destruction des maisons, en vertu de la conviction (erronée mais efficace) d’une contagion quasi-héréditaire de la maladie ; or, la première Semaine a pour but de lutter contre le péché. En un second temps, Benassis donne au village une autonomie en lui permettant de développer de manière rationnelle une agriculture et une petite industrie. Enfin, il ouvre le village à l’extérieur et le désenclave en lui donnant les moyens de faire du commerce, ainsi d’accéder à « des idées utiles [13] », et « faire à l’extérieur des échanges [14] ». Or, n’est-ce pas là la fécondité ad extra caractéristique de la quatrième Semaine qui dispose l’Exercitant au service de l’Église ?

D’ailleurs, n’est-ce pas aussi le chemin parcouru par les deux héros, habités par une secrète blessure qui n’est pas tant un moteur narcissique inconscient que l’occasion d’une fécondité véritable et le lieu d’une réelle ouverture à l’autre ? « Lui qui guérit les autres, il a quelque chose que rien ne peut guérir [15] », dit la Fosseuse de Benassis. Tous deux découvrent en final que le seul bonheur est dans le don de soi, ce à quoi leur profession les avait préparés : « Vous êtes appelés à donner votre vie d’un seul coup, la nôtre s’en va goutte à goutte », dit Benassis à Genestas [16].

D’ailleurs, ces types 2 aile 1 (le médecin) et 8 (le militaire) n’étaient-il pas faits pour secrètement s’attirer ? L’un est plus large, l’autre plus rigoureux [17]. Mais tous deux ne songent qu’au bien d’autrui, dans la vérité et la justice.

 

Enfin, ce grand roman est une réflexion philosophique sur le pouvoir humanisant et politique du religieux. Pas de programme politique sans référence à la religion, que celle-ci soit superstitieuse ou, mieux, qu’il s’agisse de la foi chrétienne, en l’occurrence catholique. « Une religion est le cœur d’un peuple, elle exprime ses sentiments et les agrandit en leur donnant une fin [18] ». Genestas n’est-il pas d’ailleurs conduit à croire par l’exemple de Benassis ?

La valeur politique et sociale du religieux vient d’abord de la philosophie libérale, égoïste : « le philosophisme moderne a basé ses lois sur l’intérêt personnel qui tend à les isoler », le mot « intérêt » est sur toutes les bouches et a remplacé celui de croyance : or, « les grandes choses sociales ne se font que par la puissance des sentiments qui, seule, peut réunir les hommes [19] ». De plus, le prince est toujours menacé par la tentation de l’abus du pouvoir et le peuple par l’esprit révolutionnaire ; or, « si le sentiment religieux périt chez une nation, elle devient séditieuse par principe, et le prince se fait tyran par nécessité » ; voilà pourquoi « la religion est le seul contrepoids vraiment efficace aux abus de la suprême puissance [20] ». En effet, le christianisme est le défenseur de la liberté : « A chacun sa pensée, a dit le christianisme ; à chacun son champ, a dit la loi moderne. La loi moderne s’est mise en harmonie avec le christianisme [21] ».

Pascal Ide

[1] Nous citons Honoré de Balzac, Le médecin de campagne, in La Comédie humaine, tome IV, Paris, Omnibus, 1999.

[2] Par exemple, Balzac propose un moyen d’évangélisation dans la bouche d’un de ses prêtres, monsieur Janvier : « Tout en me soumettant à la discipline ecclésiastique et à la pensée de mes supérieurs, je crois que, pendant longtemps, nous devrions être moins exigeants sur les questions du culte, et tâcher de ranimer le sentiment religieux au cœur des régions moyennes» (Ibid., p. 112 et 113). Pour notre auteur, comme pour Chateaubriand, la religion est affaire de sentiment plus que de raison.

[3] Ibid., p. 37.

[4] « Nous n’avons plus notre père », dit Genestas de l’Empereur (Ibid., p. 75).

[5] « Un homme aurait-il pu faire cela ? Non. Dieu l’aidait ». (Ibid., p. 129)

[6] Cf. Ibid., p. 128-141.

[7] Ibid., p. 196.

[8] Cf. Pascal Ide, « La mise au secret du Père », Sources vives. Montre-nous le Père, 82 (septembre 1998), p. 105-121.

[9] Honoré de Balzac, Le médecin de campagne, p. 27.

[10] Ibid., p. 38.

[11] Ibid., p. 173.

[12] Multiples occurrences, comme Ibid., p. 61.

[13] Ibid., p. 41.

[14] Ibid., p. 46.

[15] Ibid., p. 98.

[16] Ibid., p. 51.

[17] Ibid., p. 82.

[18] Ibid., p. 64.

[19] Ibid., p. 50. « Maintenant, pour étayer la Société, nous n’avons d’autre soutien que l’égoïsme ». (Ibid., p. 50. Souligné dans le texte)

[20] Ibid., p. 121.

[21] Ibid., p. 121.

11.10.2022
 

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