Présentation [1]
Comment Thomas Wonder, dont la fortune tient au talent de charcutiers de ses lointains aïeux, a-t-il obtenu la main d’une fille Madellis dont les nobles ancêtres guerroyaient dans toutes les Croisades ? Parce que la fortune des Madellis a subi au cours des siècles un sort inverse à celle des Wonder, ce qui ne les empêche pas de déplorer pareille mésalliance alors même que, Thomas mort, son plébéien de frère Casimir entretient toute la famille pour l’amour de sa nièce Charlotte.
Un jour vient pourtant où il met ladite nièce en demeure de se marier dans les quarante-huit heures sous peine d’être déshéritée, étant entendu que ce soit avec un prétendant qu’il aura agréé. Faute de temps et de mieux, elle finit par lui présenter un voisin amoureux transi mais tourneur de son état, nommé Camille Debray. L’oncle le renvoie-t-il comme les autres ? Point. Avant de s’y reconnaître, Camille se retrouve mari de Charlotte devant la loi (ecclésiale qui, en Italie, vaut loi civile). Quant à l’être devant la famille Madellis, c’est une autre histoire, ou plutôt le fond de celle-ci.
Les Madellis, en effet, veulent maintenir blanc un mariage dont ils sont résolus à demander l’annulation dès l’apparition à l’horizon d’un fiancé de leur goût, mais l’oncle Casimir exige qu’on respecte sa décision et, comme il a plus d’un tour dans son sac, ainsi se multiplient les péripéties de ce « roman récréatif » aux mille drôleries. Charlotte finira-t-elle par aimer Camille ? Mais si c’est le cas, comme l’attend le lecteur, n’aura-t-elle pas été devancée par sa cousine, la jolie Robine qui, non contente d’être tombée amoureuse du beau Camille, est particulièrement entreprenante ?
Commentaire
Connaissez-vous Giovanni Guareschi ? Non ! En fait, si ! Mais sans le savoir : il est l’auteur de la saga Don Camillo, qui fut une série de romans très populaires avant de devenir des films encore plus fameux. Son humour aussi fin qu’inédit ne se limite pas aux démêlées homériques du curé de Brescello (commune italienne bien réelle, située dans la province de Reggio d’Émilie en Émilie-Romagne, au nord de l’Italie) avec Peppone, le maire communiste du village. Très communicatif, l’humour de Guareschi se répand aussi dans différents romans, dont les plus célèbres sont L’extravagante Mademoiselle Troll (critique sur le site) et Le mari au collège, ici brièvement analysé.
Le roman est d’abord lu, ainsi que l’auteur semble lui-même le demander, au début et en cours, comme une farce. D’autant que, à son accoutumé, l’auteur interrompt volontiers le cours de sa narration pour se tourner vers le lecteur et, en l’interpelant, en faire son complice. Mais cette complicité ne pourra jouer que si le lecteur contemporain accepte un déplacement culturel considérable et donc consente à plonger dans un univers où la famille joue un poids beaucoup plus considérable que dans l’Europe du Nord. Mais le décalage est-il aussi important avec les sociétés méditerranéennes actuelles ? Je me souviens avoir vu un mariage dans une petite église de l’Italie méridionale où, sur un même banc, l’on trouvait assis six personnes : les époux au centre, respectivement flanqués à droite et à gauche de leurs deux parents. J’ai imaginé une scène semblable en France, et le scénario qu’en aurait tiré En thérapie…
Mais, au-delà de la détente et du dépaysement qui ne manqueront pas de s’inviter, le roman peut bénéficier de plusieurs lectures dans le cadre d’une philosophie de l’amour-don. Nous en isolerons trois, sans prétendre être exhaustif [2].
En premier lieu, il illustre de manière réussie la thèse chère à Jane Austen (que nous retrouvons aussi dans sa Mademoiselle Troll) : le passage de sense (raison) à sensibility (sensibilité), c’est-à-dire de la tête au cœur (et non l’inverse comme le pense le main streem du romantic love, anglais oblige), requiert de dé-passer le prejudice (préjugé, qui est une blesure de l’intelligence), puis de convertir la pride (orgueil qui, lui, est un péché). Tel sera le chemin que parcourra victorieusement, mais difficultueusement, Charlotte Madellis.
Il montre en deuxième lieu la thèse fameuse de Stanley Cavell sur les comédies de remariage au cinéma [3], mais dans le cadre du roman. Guareschi ne termine-t-il pas son roman en affirmant : « Notre histoire […] démontre […] que lorsqu’un homme et une femme s’aiment, ils finissent toujours par se marier, même si par malheur ils le sont déjà [4] » ? D’un mot, le philosophe américain monte qu’un couple se retrouve tôt ou tard en plein conflit, la fusion n’est plus que fission, de sorte qu’il doit résoudre le dilemme suivant : d’un côté, la vie à deux est intenable ; de l’autre, dans les années 1940, le divorce lui est interdit. La seule solution consiste à se remarier, c’est-à-dire à reconnaître la crise, la traverser et se rechoisir. Or, tel est l’enjeu du Mari au collège. Ce n’est pas la consommation du mariage, c’est-à-dire le passage de l’acte de parole qu’est le consentement à l’œuvre de chair, pour parler comme Vincenot. Ce n’est pas non plus le passage, pour Charlotte, de l’indifférence à l’amour. Bref, ce n’est pas la transition d’un demi-mariage au mariage complet. Mais l’enjeu réside dans la pâque (« passage » en hébreu) d’un mariage latent à un mariage présent, d’un don déjà reçu à un don approprié. Ce qui va supposer, pour Camille d’effectuer une double mutation : guérison de sa bêtise aveuglée sur la jeune fille ; et, une fois éclairé sur elle, conversion de sa colère en pardon (au moins implicite). Pour Charlotte, d’advenir à une véritable liberté à l’égard de sa famille et d’ainsi reconnecter avec son cœur.
D’ailleurs, avec la jeune fille, premier et deuxième thèmes d’amour convergent. En effet Charlotte s’est clivée pour ne pas aimer, séparant très intentionnellement son cœur et son cerveau .[5] Eh bien, dans une symétrie riche de sens, il lui faudra à nouveau se dédoubler, tout aussi volontairement, pour réconcilier les deux parties ennemies de son être : d’où cette heureuse trouvaille de ces conversations face au miroir où son cœur tance sa tête [6].
En troisième lieu, le roman peut bénéficier d’une autre lecture en clé d’amour : la relation entre le mariage et l’amour. Sous-jacente aux questions sur la consommation ou la naissance du sentiment, il y a celle, plus profonde, des relations entre la lettre de la loi (d’amour) et son esprit. Or, Guareschi en montre deux défigurations symétriques : d’un côté, avec Charlotte et sa famille, le mariage sans amour ; de l’autre, avec Mademoiselle Robine, l’amour sans le mariage. La première au nom d’une instrumentalisation subordonnant l’autre à la famille du conjoint et, pire encore, à son besoin d’argent, la seconde au nom d’une passion dont la violence est plus mimétique que libertaire. Centrons-nous sur Charlotte. Celle-ci n’est pas qu’une utilitariste qui a perdu la gratuité de l’amour ; elle est une rigoriste qui se fige-fixe sur ce qui est dû. Dès lors, au lieu de servir l’énergie et la vitalité de l’amour, l’institution matrimoniale empêche l’esprit d’amour de circuler. Le chemin de la jeune fille consistera à redécouvrir combien Camille est un don et un don qui appelle en retour le don de son amour. Et que le mariage est le médiateur de cet amour. Citons la totalité de la conclusion qui ne fut citée que partiellement plus haut. Elle donne aussi un échantillon de l’humour si singulier de son auteur, humour qui, dans la plus belle filiation kierkegaardienne, est totalement au service de l’amour :
« Et notre histoire prend fin. C’est une histoire un peu bizarre. Peut-être vous aura-t-elle plu ; peut-être non. Mais son contenu est hautement humain et moral. Elle démontre que l’amour est une force irrésistible et que lorsqu’un homme et une femme s’aiment, ils finissent toujours par se marier, même si par malheur ils le sont déjà [7] ».
Pascal Ide
[1] Giovanni Guareschi, Le Mari au collège, roman récréatif, trad. Gennie Luccioni, Paris, Seuil, 1952 : Paris, Le Livre de poche n° 3614, 1973 (c’est l’édition que nous citons), p. 1. Le texte se trouve sur le site Babelio, consulté le 31 août 2022 : https://www.babelio.com/livres/Guareschi-Le-mari-au-college/352585
[2] En effet deux autres clés de lecture qui sont autant de chemins vers l’amour romantique : le mimétisme ou plutôt l’issue hors de la rivalité mimétique ; le passage de l’utilitariste à la norme personnaliste.
[3] Stanley Cavell, À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, trad. Sandra Laugier et Christian Fournier, Paris, Vrin, 2017. Une illustration exemplaire est le film Indiscrétions (The Philadelphia Story, comédie américaine de George Cukor, 1940), dont le lecteur intéressé trouver une critique sur le site.
[4] Le Mari au collège, p. 283.
[5] Se demandant si Camille est « crétin parce que sentimental ou crétin parce que crétin, c’est-à-dire sentimental de cœur et crétin de cerveau » (Ibid., p. 101), Charlotte résout son dilemme en l’excluant : « Les distinctions entre le cœur et le cerveau ont été inventées par les littérateurs » (Ibid., p. 102).
[6] Ibid., p. 237-239.
[7] Le Mari au collège, p. 283.