Le don du corps. Chapitre 5 La théologie du corps et la nature du sacrement de mariage 2/3

C) Etude doctrinale du sacrement de mariage

Dans le prolongement d’Ep 5, il s’agit de comprendre en quoi le mariage est un sacrement. Or, qui dit sacrement dit signe et signe d’un mystère ; ici, ce mystère est celui de l’amour de Dieu pour les hommes.

Nous l’avons déjà vu, la relation du mystère divin de l’Alliance (de Dieu avec les hommes) et de la réalité humaine du mariage (entre époux) est bilatérale : soit l’Alliance éclaire les noces, soit les épousailles éclairent l’Alliance, l’amour divin. Avant d’étudier chaque aspect pour lui-même, il faut les distinguer, et pour cela, modifier l’ordre suivi par Jean-Paul II, en faisant appel à un développement ultérieur.

1) L’analogie entre mystère de l’amour divin et sacrement de l’amour conjugal (95b)

a) Problème et plan

« Quelle fonction remplit cette analogie [de l’amour sponsal] par rapport au mystère révélé » ? (id., 1 ; p. 463 et 464)

L’analogie entre le mystère (de l’amour du Christ pour son Église, dans la Nouvelle Alliance, ou de Dieu pour son peuple, dans l’Ancien Testament) et le sacrement de mariage valait dans les deux sens : « cette analogie biblique, non seulement explique le mystère, mais, d’autre part, le mystère définit et détermine […] la manière dont il faut comprendre le mariage ». C’est ce que Jean-Paul II appelle les « deux fonctions de l’analogie ». (cf. id., 5 ; p. 465) Le plan suivra donc ces deux fonctions de l’analogie.

b) Première fonction de l’analogie (id., 1 à 4 ; p. 463 à 465)

1’) Remarque générale

« Avant tout, l’analogie de l’amour […] sponsal aide à pénétrer l’essence même du mystère ». Précisons d’emblée qu’elle ne peut en « offrir une compréhension adéquate ». Et cela vaut pour toute analogie (toute représentation et tout concept ou idée) quelle qu’elle soit, car « le mystère divin » est une « réalité absolument transcendante ». Aucune réalisation historique ne peut, par définition, dévoiler totalement le mystère « caché depuis les siècles en Dieu ». C’est d’ailleurs la finalité même de l’analogie : permettre « une certaine pénètration […] dans l’essence du mystère » divin, mais sans jamais l’épuiser. Précisons donc ce que l’analogie nuptiale nous en dit.

2’) Contenu de l’analogie

De manière générale, « l’analogie de l’amour sponsal nous permet de comprendre […] le mystère […] caché en Dieu […] comme l’amour qui est le propre du don de soi », et cet amour est celui « que Dieu fait à l’homme dans le Christ ».

a’) A qui est fait ce don d’amour ? (id., 2 ; p. 464)

Il est fait à l’homme. Mais « il s’agit de l’homme dans sa dimension personnelle et en même temps communautaire ». Cette dernière est mise ici en avant, car c’est d’elle que parle tant l’Ancienne Alliance (comme Israël) que la Nouvelle (comme Église) : Israël et l’Église sont le peuple de Dieu. Toutefois « la dimension personnelle » n’est jamais totalement voilée, puisqu’il est de « l’essence même de l’amour sponsal » que d’être personnel. En fait, il y a une profonde unité entre ces deux dimensions : d’une part, la communauté est considérée comme, et même réduite à, une personne ; d’autre part, « chaque je concret doit se retrouver dans ce nous biblique ». Une note technique explique l’originalité de la perspective biblique.

b’) De quelle nature est cet amour de don ? (id., 3 ; p. 464 et 465)

Jean-Paul II cueille le fruit des analyses antérieures en une belle synthèse. L’analogie révèle que le mystère du Dieu Créateur et Rédempteur est un mystère d’amour, et même d’un triple amour, bien spécifique et irréductible l’un à l’autre : l’amour sponsal, l’amour miséricordieux (cf. Is) et l’amour paternel (cf. Ep 1). En fait, le pape paraît dire que l’analogie nuptiale révèle surtout l’amour sponsal dont parle principalement Ep 5, ce qui est évident.

c’) En quoi consiste ce don ? (id., 4 ; p. 465)

« L’analogie de l’amour des époux semble mettre surtout en relief le don de soi que Dieu fait à l’homme ». Ce don n’est rien de moins que Dieu lui-même et ce « don est radical et donc total » : autrement dit, Dieu se donne totalement, sans retour. Mais il faut insister. Jean-Paul II ébauche ou plutôt rappelle une distinction classique que « la théologie […] a précisé[e] avec la plus grande clarté » : la grâce créée et la grâce incréée.

 

Grâce créée et grâce incréée

 

« Par le don de la grâce sanctifiante, la créature raisonnable est exhaussée de façon à pouvoir jouir non seulement du don créé, mais de la Personne divine même. Ainsi, que la mission invisible se fasse par le moyen du don de la grâce sanctifiante cela n’empêche pas que la Personne divine même soit donnée [1] ».

Et un théologien de commenter : « L’explication de cela est simple. Dieu ne peut se donner personnellement que comme objet : et même si […], pour se donner comme objet il devait d’abord s’unir ontologiquement à l’esprit créé, même si c’était possible, ce serait secondaire et préalable aux actes de connaissance et d’amour dont cette union serait la préparation, car c’est seulement par la connaissance et l’amour que des personnes, si unies soient-elles ontologiquement, communient vraiment. Or pour lui, se donner comme objet ce n’est nullement changer : il est là depuis toujours, lumière parfaite, bonté infiniment aimable. C’est changer l’esprit créé, lui donner des yeux pour voir et un cœur pour aimer. Mais ce don n’a par lui-même aucune valeur : ce qui est vraiment donné ce sont les Personnes, qui se révèlent à l’esprit et au cœur de la créature rendue soudain capable de les connaître et de les aimer [2] ».

 

Ce don est total ; mais « totalité » peut s’entendre :

* soit dans un sens « métaphysique », comme don « non créé », c’est-à-dire comme don de l’être même de Dieu en son être ;

* soit dans un sens que, faute de mieux (car Jean-Paul II ne le qualifie pas), nous qualifierons de « participé » : ici, le don est non pas Dieu-même, mais « la participation à la nature divine » (cf. 2P 1, 4).

Or, bien évidemment, « l’homme n’est pas […] comme créature, capable d’accueillir le don de Dieu dans la plénitude transcendante de sa divinité. Un tel don total […], Dieu lui-même ne le partage que dans la communion trinitaire des personnes ». Mais « le don de soi que Dieu fait à l’homme » est celui « de la grâce créée ».

Que l’on ne s’imagine pas qu’il soit moins total pour cela. En effet, l’amour sponsal est amour de don total, radical. Aussi, que l’amour de Dieu soit sponsal nous garantit que le don de la grâce « est, en un certain sens, tout ce que Dieu a pu donner de lui-même à l’homme ». Autrement dit, la limite du don ne vient pas du donateur, mais du bénéficiaire, de ses limites intrinsèques, de ses « facultés limitées », comme dit Jean-Paul II. Quoi qu’elle fasse, la créature ne peut devenir Dieu, ce qui serait le cas si le don était total dans le premier sens du terme ; mais ce serait dissoudre son être. On trouve là, pour une part, l’intuition de fond du bouddhisme : le prix à payer pour la béatitude est alors son existence même, autrement dit la plongée dans le néant. [3]

c) Seconde fonction de l’analogie (id., 6 et 7 ; p. 465 et 466)

L’amour sponsal fait comprendre le mystère de Dieu. Mais en retour, le mystère éternel divin fait comprendre le mariage qui en est comme « l’image et la ressemblance » (id., 5 ; p. 465). Pourquoi ? Pour expliquer cette connexion capitale, Jean-Paul II va introduire un concept déjà souvent utilisé : celui de signe.

Le « mystère s’exprime dans l’ordre visible » : tout d’abord par le Christ et l’Église ; mais aussi par les sacrements et en particulier le sacrement de mariage (dont il n’est rien dit ici). Or, « par le terme signe nous entendons ici simplement la visibilité de l’invisible », autrement dit ce qui révèle le caché. En conséquence, le mystère « est entré dans le domaine du signe ». La relation du mystère au sacrement est une relation de signe.

Et « c’est le mérite particulier de l’auteur » d’Ep d’avoir rapproché ces signes pour en faire le « grand sacrement ».

Etudions successivement chaque aspect (« fonction ») de l’analogie. Bien évidemment, c’est le second qui nous retiendra davantage, puisque c’est lui qui traite en détail de la grâce du sacrement de mariage.

2) Premier aspect. Le Mystère éclairé par le sacrement de mariage

Déjà l’Ancien Testament parle de l’amour de Dieu en termes d’épousailles.

a) Les racines vétérotestamentaires (94, 6 et 95)

Le texte d’Ep 5, 22-33 n’apparaît pas « isolément mais constitue une continuité » avec « les énoncés de l’Ancien Testament » relatifs à la relation conjugale que nous avons déjà eu l’occasion d’explorer. (id., 6 ; p. 462 ???) L’auteur de l’épître se fonde donc sur « une riche tradition dans les livres de l’Ancienne Alliance ». (id., 7 ; p. 462 et 463 ???)

1’) En général (id., 7 ; p. 462 et 463 ou ibid.)

C’est « en premier lieu les prophètes qui ont introduit dans leurs discours la comparaison de l’amour conjugal ». Cette analogie peut être développée négativement ou positivement.

Le plus souvent, c’est l’aspect négatif qui prédomine, c’est-à-dire la trahison, l’infidélité, bref, « l’adultère d’Israël ». Mais il ne faudrait pas oublier que le fondement du négatif est toujours le positif. Aussi « à la base de tous de ces énoncés des prophètes, il y a la conviction explicite » de cet amour sponsal de Dieu pour son peuple. De nombreux passages de prophètes (Isaïe, Osée, Ezéchiel), mais aussi des écrits de Sagesse (en particulier le Cantique des Cantiques) utilisent « l’image de l’amour conjugal ».

2’) En particulier (id., 8 ; p. 463)

Jean-Paul II choisit le texte d’Is 54, 4-10, peut-être parce qu’il est « la plus forte déclaration d’amour de la part de Dieu, liée au solennel serment de fidélité à jamais ». (95, 3 ; p. 464 et 465) Il est donné de ce passage du prophète Isaïe une lecture tronquée (id., 8 ; p. 463) puis totale (95, 1 ; p. 463 et 464) : « Ne crains rien, car tu n’auras plus à rougir […]. Car ton époux est ton créateur […]. Telle une femme abandonnée dont l’esprit est affligé, le Seigneur t’a rappelée. ‘La femme épousée dans la jeunesse, pourra-t-elle être répudiée ?’ a dit ton Dieu. […] »

Comparons Ep 5 et Is 54. Comme d’habitude, il s’agira de montrer à la fois la similitude et la nouveauté de l’Ancien et du Nouveau Testament. Nous systématisons par souci de clarté.

a’) Le semblable

Tout d’abord, les deux textes présentent « très nettement » (id., 4 ; p. 465) la relation homme-Dieu comme celle d’un pacte conjugal. C’est ainsi qu’Isaïe dit « Ton épouse » : pour lui, « l’amour de Dieu-Yahvé envers Israël-peuple élu est exprimé come l’amour de l’homme-époux envers la femme élue pour être son épouse en vertu du pacte conjugal ». (id., 2 ; p. 464) Is et Ep remontent donc jusqu’au « mystère caché dans le cœur de Dieu » (id., 5 ; p. 465 ; cf. 2 ; p. 464). Et cela, de manière positive, sans « aucun des reproches » que l’on trouve si souvent dans l’Ancien Testament ».

Par ailleurs, en quoi consiste ce mystère caché ? Il est double : le Dieu créateur et le Dieu rédempteur. En premier lieu, le Dieu qui fait alliance est le Dieu créateur quant aux deux dimensions de l’amour. En effet, « la première dimension de l’amour et de l’élection, comme mystère caché depuis toujours en Dieu, est une dimension ‘paternelle’ [de création, dans le cadre de l’Ancienne Alliance] et non conjugale ». (id., 5 ; p. 465) En second lieu, ce Dieu est aussi le Dieu rédempteur. « Ton époux est ton créateur ; ton rédempteur est le Saint d’Israël » (Is 54, 5). L’époux est aussi le rédempteur. Il est le Serviteur de Dieu. Une brève note (note 90, p. 466) expose d’ailleurs le sens de rédempteur (le go’el en hébeu). Or, nous avons vu que le Christ était aussi époux et rédempteur envers son Église. (id., 6 ; p. 465 et 466)

b’) Le différent

Tout d’abord, Isaïe parle avec la « mentalité propre à cette époque ». Par exemple, il souligne que le choix de l’homme arrache la femme au « déshonneur » lié à l’état nubile (virginité ou veuvage). Or, nous avons vu que ce déshonneur n’existe plus pour S. Paul, et a fortiori pour nous. (id., 3 ; p. 464 et 465)

Plus profondément, le mystère était encore voilé dans l’Ancienne Alliance et il n’est pleinement accompli que dans le Christ.

Jean-Paul II le dit de manière ramassée. Dans l’épître « entrent de nouveaux moments révélés : le moment trinitaire, le moment christologique et enfin le moment eschatologique ». (id., 6 ; p. 465 et 466) Le Nouveau Testament révèle que le créateur est le Père et que le Rédempteur est le Fils se donnant à son Église, comme l’Epoux à son épouse.

De plus, le thème paulinien du corps et de la tête, à côté de celui de l’époux et de l’épouse, est complémentaire de la première analogie, ainsi que nous l’avons vu en détail : il « n’est pas d’origine biblique mais probablement hellénistique (stoïcienne ?). […] Au point de vue biblique », c’est donc « une nouveauté absolue ». (note 91, p. 466)

c’) Conclusion

Bref, il y a « une certaine différence d’optique théologique » (id., 5 ; p. 465) que Jean-Paul II spécifie volontiers comme relation d’« embryonnaire » (d’« esquissé ») à réalisé, ou d’« entrouvert » à « pleinement dévoilé » (id., 7 ; p. 467). D’où le différent et le semblable. Par exemple, « dans la réalisation vétéro-testamentaire du mystère, la double dimension, christologique et eschatologique, […] était seulement annoncée ». Il demeure que « le texte d’Israël nous aide à mieux comprendre l’épître aux Éphésiens ».

En fait, on vérifie ici dans le cadre particulier du mystère qui nous intéresse ce qui vaut en général pour toutes les relations des deux Testaments. [4]

La première fonction ayant été développée, il convient maintenant de pénétrer en profondeur la seconde, autrement dit, d’éclairer le sacrement de mariage par le mystère. Désormais, nous allons considérer la grâce du sacrement qui est la grâce même de Dieu faisant Alliance avec l’homme.

3) Second aspect. Le sacrement de mariage éclairé par le Mystère

a) Le mariage est sacrement, dès l’origine (TDC 96)

1’) Question (id., 1 et 2 ; p. 470 et 471)

Nous tournons donc maintenant notre attention vers le grand sacrement de mariage. Nous avons vu que les exégètes pensaient peu que le passage d’Ep 5, 31-32 faisait mention de ce sacrement. Mais Jean-Paul II a son opinion sur le sujet. D’où la question de savoir si l’on peut « entrevoir dans ces paroles un énoncé concernant le sacrement » de mariage.

Une première indication nous est fournie dans le fait que Gn 2, 24 est cité. Or, une fois n’est pas coutume, Jean-Paul II rappelle un passage décisif tiré du premier cycle des catéchèses (19, 4 et 5 ; p. 201 et 202 ; il le cite aussi plus loin : 96, 6 ; p. 473) où il affirmait notamment qu’à l’origine, « se constitue un sacrement primordial, entendu comme signe qui transmet efficacement dans le monde visible le mystère invisible caché en Dieu de toute éternité ». Il n’y est cependant pas fait allusion au mariage comme tel : c’est plutôt toute la vie dans l’état d’innocence originaire qui est participation et sacrement du mystère de la vie divine. Il faut donc creuser.

2’) Réponse

Jean-Paul II va éclairer Gn 2 par Ep et vice versa, le tout en un grand syllogisme.

a’) Le mystère même du Dieu Trinité est présent dès l’origine (id., 2 à 5 ; p. 471 à 473)

L’homme a été créé dans la grâce, dans l’état de justice primordiale. Et ce don de la grâce constitue le dessein éternel même de Dieu sur l’homme.

1’’) Le dessein du Dieu Père (id., 3 ; p. 471 et 472)

Les « desseins éternels de Dieu le Père à l’égard de l’homme […] sont antérieurs à la création de l’homme ». Or, le fruit de ces desseins, autrement dit de cette élection (de ce choix) est la grâce même, comme le dit Paul : « Il nous a élus […] pour être saints et immaculés en sa présence ». (Ep 1, 4) C’est ce que confirme le fait qu’à l’origine, l’homme est en présence de Dieu (cf. Gn 1, 31) ; de même, la nudité dénuée de honte (cf. Gn 2, 25) des origines, ainsi que nous l’avons vu, exprime « cette sainteté et cette pureté primordiales » (id., 4 ; p. 472 et 473).

2’’) Le dessein du Dieu Fils (id., 4 et 5 ; p. 472 et 473)

Plus précisément encore, cette grâce que l’homme porte en son âme est la grâce même de l’adoption filiale, « le fruit de l’[…]élévation dans le Christ, Fils éternel du Père ». Or, l’élection de l’homme dans le Christ est présente dans le mystère divin de toute éternité, « déterminée d’avance », selon le mot de l’Apôtre (Ep 1, 5-6). Ainsi donc, et chaque mot de Jean-Paul II porte, « il faut en déduire que la réalité de la création de l’homme ‘était déjà’ imprégnée ‘de l’éternelle élection de l’homme dans le Christ’ ».

Une objection pourrait surgir (id., 5 ; p. 472 et 473). Le Christ ne s’est pas incarné à l’origine ; or, le don de la grâce qui a été octroyé dès l’origine, vient du Christ, c’est-à-dire de son Incarnation et de la « Rédemption » « par son sang », comme le dit Ep 1, 7.

En fait, « cette gratification surnaturelle qui eut lieu avant le péché originel […] s’est accomplie précisément par égard […] pour ce ‘Bien-aimé’ unique ». Comment ? « …en anticipant chronologiquement » l’Incarnation. Autrement dit, la grâce peut être donnée de deux manières : par dérivation (en suivant le cours du temps), par anticipation (en remontant le cours du temps). Ce qui ne saurait faire de difficulté, puisque Dieu est éternel et que l’éternité domine et contient tous les temps, passé, présent et à venir ; mais cela demande à notre esprit une gymnastique mentale.

b’) Or, le mariage est voulu à l’origine (id., 6 et 7 ; p. 473 et 474)

Jean-Paul II cite à nouveau la catéchèse 19, 4 et 5. Or, à l’origine, le corps de l’homme, en sa masculinité et en sa féminité, rend visible, et de plus, efficace le mystère invisible de Dieu. C’est le sens de Gn 2, 24 : « l’homme s’attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair ».

On peut donc conclure de façon assurée que le mariage est ce sacrement primordial voulu par Dieu « comme partie intégrante et, en un certain sens, centrale du sacrement de la création ». Ainsi s’éclaire aussi l’épithète « primordial » : il signifie à la fois que le mariage fut sacrement dès l’origine et qu’il joue un rôle particulier. Nous le verrons mieux par la suite.

Le mariage est donc institué dès l’origine ; de plus, il exprime à la fois l’œuvre créatrice et l’œuvre salvifique de Dieu, ainsi que l’éternelle élection de l’homme.

Grâce à la lumière projetée par Ep 1, on peut donc aller plus loin que ne l’avait fait le premier cycle de catéchèse. En effet, on ne peut pleinement parler de sacrement que dans la lumière du Christ, puisque le sacrement en tire sa puissance salvifique ; or, Ep 1 nous dit que l’« initiative salvifique vient de Dieu-Créateur et » que « son efficacité surnaturelle s’identifie avec l’acte même de la création de l’homme ». En conséquence, conclut Jean-Paul II, « l’épître aux Éphésiens nous permet, semble-t-il, de comprendre ainsi le livre de la Genèse et la vérité sur l’origine de l’homme et du mariage qui y est contenue ».

La modeste incise « semble-t-il » vise sans doute à ménager la susceptibilité des exégètes qui se refusent à lire la présence du sacrement de mariage et en Gn 2 et en Ep 5.

b) Le mariage dans l’état historique (TDC 97)

Que devient le sacrement primordial, autrement dit, le mariage ?

1’) La chute (id., 1 ; p. 474)

Nous nous rappelons que « l’héritage de la grâce originelle » a été non pas totalement détruit, mais « voilé par l’héritage du péché originel ». Or, le mariage n’est pas la moindre de ces bénédictions premières. « On peut [donc] dire que le mariage, en tant que sacrement primordial, a été privé de cette efficacité surnaturelle qu’il puisait, au moment de son institution, dans le sacrement de la création globale ».

D’autre part, « le mariage ne cesse d’être la figure de ce sacrement » dont parle Ep 5 et, selon une image osée, « cette plate-forme de la réalisation des desseins éternels de Dieu ». Dans l’état pécheur, de même que le corps garde sa vocation sponsale, quoiqu’occultée et difficilement réalisable, de même le mariage conserve la plénitude de sa signification. Jean-Paul II insiste beaucoup sur la continuité du dessein de Dieu, cela contre une certaine tendance à la dialectique, aux sauts, à la rupture.

2’) La Rédemption (id., 2 à 5)
a’) Le sacrement primordial s’identifie à la Rédemption (id., 2 ; p. 474 et 475)

En effet, le sacrement primordial est signe du mystère de Dieu qui est don ; or, le don nouveau après la Création et la chute est celui même de la Rédemption dans le Christ. Aussi, « le sacrement de la rédemption revêt en un certain sens la figure et la forme du sacrement primordial ». Précisons. Cette rédemption est nuptiale. Donc, au premier signe et sacrement primordial qu’était le « mariage du premier mari et de la première femme » succède et correspond « l’analogie des épousailles du Christ avec l’Église comme grand signe ».

Une question se pose (id., 3 ; p. 475). Comme à propos de toute nouveauté, il faut s’interroger sur le même (ce qui n’est pas touché par le neuf) et sur le différent (l’innovation).

– Le même : la « gratification surnaturelle », autrement dit la grâce, apportée par « le sacrement de la Rédemption est […], en un certain sens, une nouvelle création ». En effet, il s’agit toujours de la grâce qui divinise, donne la vie divine.

Le différent : Cette grâce a pour premier effet de remettre les péchés. Mais ne nous y trompons pas : de même que la mort ne disparaît que parce que la vie apparaît, de même la grâce ne retire les péchés que parce qu’elle donne la vie divine. C’est l’un des sens de la parole de saint Paul : « Là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé ». (Rm 5, 20).

b’) Mais ce sacrement primordial demeure celui du mariage (id., 5, p. 476 et 477)

Le sacrement rend visible le mystère, sans toutefois l’éclaircir ou le dévoiler totalement : il ne l’épuise jamais sinon le mystère disparaîtrait. Le sacrement n’est qu’un signe. Nous avons déjà vu tout cela. Et cette visibilité et cette réalisation du mystère divin qu’opère le signe se réalisent dans les sacrements, en particulier dans le mariage et dans l’Église, justement « comme Epouse du Christ ».

 

Le mariage, audiovisuel de l’amour de Dieu

 

Quand Dieu a créé le couple, il s’est dit : « Comment expliquer ce mystère qui est le mien, mais sans mot, par des signes sensibles, en audio-visuel. Eh bien, je vais créer l’amour entre l’homme et la femme, et par là je montrerai comment je vis cette relation d’amour en moi, et aussi comment je vis ma relation avec l’humanité ».

(Cardinal Godfried Danneels, « Blessures du couple et de la famille », Conférence donnée aux Equipes Notre-Dame, à Saint-Ouen, les 20-21 octobre 1984, in Vie Consacrée, Namur, Novembre 1985, 57/6, p. 327-339)

 

Mais précisons ce dernier point. Dans l’économie de la Nouvelle Alliance, le mariage devient l’un des sept sacrements du salut. Pour le manifester, il faut montrer que le texte d’Ep parle du mariage (99, 1 à 3) :

1’’) Principe (id., 1 ; p. 480)

« Le texte de l’épître aux Éphésiens 5, 22-33 parle des sacrements de l’Église […], mais seulement de manière indirecte ». Nous avons en effet vu plus haut, dans l’analyse exégétique du texte, que S. Paul traite « incontestablement du sacrement de baptême » (cf. Ep 5, 26), mais seulement en vue de montrer qu’il « atteint » son sens et sa force (les deux aspects du sacrement qui est signe et cause) « à travers cet amour sponsal du Rédempteur » ; or, l’Église est sacrement par cet amour qui la sauve. Et « on peut dire la même chose de l’eucharistie » (cf. Ep 5, 29-30). C’est en parlant de l’amour du Christ pour le « grand sacrement » qu’est l’Église que Paul fait allusion à ces sacrements.

2’) Application (id., 2 et 3 ; p. 480 et 481)

En conséquence, de même, Paul traite du sacrement de mariage, mais cela de manière ni « amplement développée », ni « directement », puisque c’est toujours la sacramentalité de l’Église qui est la première intention de l’auteur. Il demeure que, justement, dans et par cette perspective (ecclésiologique), « la sacramentalité du mariage s’y trouve particulièrement confirmée et approfondie ».

On voit donc avec quel soin Jean-Paul II, par-delà les récentes exégèses qui pourraient être tentées de réduire ce texte à son sens ecclésiologique et à partir du texte lui-même, rejoint certaines conclusions de la tradition patristique en vue de donner à ce texte un sens sacramentel net.

Les analyses ultérieures confirmeront la justesse de son point de vue.

3’) La résurrection finale

Jean-Paul II n’en traite que plus loin, mais la logique de l’exposé permet d’en parler dès à présent. Que nous apprennent les paroles du Christ relatives à la résurrection du corps sur le mariage ? (101, 8 à 10 ; p. 489 et 490)

Nous bouclons donc la boucle en retrouvant le quatrième état du corps. Jean-Paul II rappelle que les différents passages relatifs à la résurrection ont été analysés précédemment ; il donne seulement une lecture d’un passage central (Lc 20, 34-36) (id., 8 ; p. 489). Quant au contenu, l’enseignement – au total assez mince – est double :

– d’une part, le sacrement de mariage appartient au « monde visible temporaire » ; il « n’appartient [donc] pas à la réalité eschatologique du monde futur ».

– d’autre part, ce monde-ci a pour vocation et finalité le monde futur ; or, « celui qui fait la volonté du Père demeure éternellement » (1 Jn 2,17) et « le mariage en tant que sacrement sert immuablement pour que l’être humain […] fasse la volonté du Père », car il permet la vie, il donne à tout homme son « origine dans le monde visible ». Donc, « le mariage contient également […] le germe de l’avenir eschatologique de l’homme ». Autrement dit, « le mariage accomplit un irremplaçable service à l’égard de son avenir extra-temporel ».

4) Application et confirmation

o) Intention (id., 4 et 5 ; p. 481 et 482)

1’) Énoncé (id., 4 ; p. 481 et 482)

Il nous faut maintenant revenir à des paroles de l’Évangile et à d’autres textes de S. Paul déjà analysés mais dans la perspective de la théologie du corps, et plus précisément de la « rédemption du corps » (selon les mots de Rm 8, 23). Or, ils ont aussi « une signification pour le mariage » et il est éclairant de les relire selon ce nouveau point de vue ; précisément, nous les parcourrons (souvent brièvement, puisqu’ils ont été analysés en détail auparavant) dans la lumière d’Ep 5. C’est un des privilèges de l’Écriture que cette richesse infinie, notamment liée à la multiplicité des perspectives qu’elle offre.

2’) Exposé

L’une des raisons pour lesquelles il importe de relire ces passages est qu’ils sont « une source permanente d’espérance ». En effet, dans le texte de Paul où il est question de la rédemption du corps, il est parlé de la grande attente de la création qui possède « les prémices de l’Esprit » (Rm 8, 23) ; et c’est par l’Esprit que la création sera libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des fils de Dieu » (id., 8, 21). Or, espérer, c’est attendre Dieu (cf. id., 8, 19), selon le beau mot du cardinal Journet. [5] Aussi, relire ces textes dans la perspective du mariage ravivra la flamme d’espérance sur ce grand sacrement.

Cette remarque pastorale de Jean-Paul II est d’autant mieux venue que les exigences chrétiennes au sujet du mariage en font parfois désespérer. On sait aussi qu’un nombre croissant de couples « boude » ce sacrement et même l’institution civile.

 

L’état actuel du mariage en quelques chiffres

 

– Les couples non mariés seraient, selon certaines estimations, environ 2,5 millions aujourd’hui en France (contre un million en 1985).

– En 1975, les couples non mariés représentaient 2,6 % de l’ensemble des couples ; en 1989, ce taux dépassait les 10%.

– Chez les 26-27 ans, 40% ne se marient pas, et 25% de ceux qui se marient vont divorcer avant 5 ans… 55% sont donc situés hors mariage ». (cf. Denis Sonet, La cohabitation juvénile, Paris, Ed. CLER, p. 3)

– Le taux de célibat des hommes augmente beaucoup : 8, 6% en 1930 ; 36,6% en 1982 ; 57,9% en 1989.

– Plus de 110 000 divorces chaque années en France dont un couple sur deux à Paris, qui connaît le taux de cohabitation le plus élevé.

– 90% de jeunes qui se marient ont cohabité. « Le phénomène de la cohabitation semble en constante évolution et s’il devient très fréquent dans la population jeune, il progresse aussi fortement aux âges moyens ». (INED, La nuptialité : évolution récente en France et dans les pays développés, Paris, p.u.f., 1991, p. 73) [A actualiser]

Mais « la cohabitation doit limiter le nombre de divorces puisqu’on se sépare avant d’être marié si ça ne va pas ? » Réponse du père Denis Sonet : « …les statistiques sont formelles : il y a plus de divorces dans les mariages précédés par une cohabitation. On aurait dû assister en France à une chute spectaculaire des divorces puisque 90 % des jeunes ont cohabité avant de se marier, or c’est le contraire : la cohabitation s’accompagne d’une montée des divorces. Pourquoi ? Parce qu’ils ont compté sur la cohabitation pour ‘choisir en connaissance de cause’; Or les liens constitués piègent la décision et lui enlèvent la liberté : les habitudes tiennent lieu de choix. Et puis, parce qu’on a oublié que ce qui fait le couple c’est la volonté de durer et le sens de l’autre ». (Denis Sonet dans Famille chrétienne, 759 (30 juillet 1992), p. 14-20, ici p. 19 ; cf. encadré p. 18)

a) Relecture de l’Évangile à la lumière d’Ep 5 (id., ou 99, 6 à 100)

1’) Lecture (id., 6 ; p. 482)

Jean-Paul II lit à nouveau le passage de Mt 19 (et son parallèle qui le complète : Mc 10, 11, ce qu’il n’avait pas primitivement fait). C’est ce passage décisif sur l’origine qui avait servi de point de départ pour les 4 cycles de catéchèses.

Le Christ parle du mariage. En effet, dans la lumière d’Ep 5,« le mariage, selon les paroles du Christ (cf. Mt 19, 4), est sacrement depuis l’origine même ; et en même temps, sur la base de la nature historique coupable, il est un sacrement issu du mystère de la Rédemption du corps ». (100, 7 ; p. 486) La référence à l’origine montre bien que le Christ y parle du mariage comme d’un sacrement, puisque nous avons vu qu’à l’origine, le mariage est le sacrement primordial, de la création. Il nous est d’autant plus facile de l’affirmer que nous avons en mémoire le texte d’Ep 5, 22-33.

2’) Perspective générale (id., 7 ; p. 482 et 483)

Le Christ voit le mariage dans « l’horizon de la rédemption du corps ». En effet, les paroles du Christ font allusion à l’origine, au mystère de la création, puisqu’elles parlent du bien qu’est l’indissolubilité et de l’homme créé à l’image de Dieu. Les paroles de ce passage « sont décisives pour le mariage et son indissolubilité » qui constitue l’un des quatre biens du mariage. Or, « la rédemption signifie en effet presque une nouvelle création » ; voilà pourquoi Jésus parle du mystère de la Rédemption : il veut rétablir dans l’homme la plénitude de la justice et de la sainteté.

Par ailleurs, comme la rédemption s’adresse « à l’homme historique de tous les temps et de tous les lieux », il en va de même du message du Christ sur le mariage ; et c’est pour cela qu’il est porteur d’espérance.

 

Les trois biens du mariage

 

On doit cette distinction à Saint Augustin qui a longuement parlé du mariage dans divers traités (De continentia, De nuptiis et concipiscentia, etc.), au point d’avoir été surnommé parfois Docteur du mariage chrétien. Celui-ci comporte trois biens ou réalités bonnes : proles, fides, sacramentum. Ces termes sont souvent présents sous la plume d’Augustin. [6] Proles désigne la procréation et l’éducation des enfants, fides, la fidélité des époux et l’amour mutuel (l’union) et le sacramentum, le sacrement même de mariage qui est signe de l’union du Christ et de l’Église. [7]

3’) Exposé (TDC 100)

En quoi consiste la rédemption du mariage ? Elle présente un double aspect que l’on rencontrera dans les autres textes du Nouveau Testament : le mariage est à la fois grâce de Dieu et ethos. Autrement dit, il est don (reçu) et tâche ou exigence éthique (à accomplir). « la rédemption est donnée à l’homme comme grâce de la Nouvelle Alliance » et « elle lui est assignée comme ethos ». (id., 4 ; p. 484)

Ce double mouvement est complémentaire. En effet, cet ethos est « forme de la morale correspondant à l’action de Dieu dans le mystère de la Rédemption ». (id.) C’est pour cela qu’il ne faut pas opposer le sacrement et l’éthique : tout sacrement comporte une exigence morale. Il faudra se le rappeler quand on parlera de l’éthique conjugale et sexuelle impliquée par l’encyclique Humanæ Vitæ. Cette déconnexion vie morale – vie sacramentelle a rendu inapplicables, voire les normes éthiques désespérantes et les sacrements, peu fructueux.

a’) Le mariage comme grâce (id., 1 et 2 ; p. 483 et 484)

Le mariage est une grâce. En effet, à l’origine, le sacrement de mariage donnait à l’homme et à la femme de devenir « une seule chair » (Gn 2, 24), de s’unir « dans la vérité et dans la charité » (selon l’heureuse formule de Gaudium et Spes, n. 24, que rappelle Jean-Paul II) ; et cette union exigeait l’indissolubilité. Puis est venu le péché qui a fait perdre au sacrement sa limpidité. La Rédemption est nécessaire et doit donc succéder à la création et au péché : elle « ouvre le mariage à l’action salvifique de Dieu ».

Or, la rédemption s’inscrit dans la continuité du mystère de la Création, elle « endosse l’originaire action sanctifiante de Dieu » Créateur. Aussi, le sacrement de mariage, dans la rédemption, donne « les forces », autrement dit les grâces qui, d’une part, « aident à surmonter les conséquences du péché » (c’est la nouveauté) et d’autre part, permettent d’« édifier l’unité de l’homme et de la femme, selon le dessein éternel » de Dieu, inscrit dès les origines.

b’) Le mariage comme ethos (id., 3 à 6)

Le mariage comporte un ethos. À preuve (id., 3 et 4 ; p. 484), il suffit de lire Mt 19, 9 ou Mc 10, 11s pour entendre leur « accent éthique très expressif » : ces passages énoncent des « conclusions de nature éthique ». Encore faut-il s’entendre. Il existe deux sortes d’éthique : rationnelle, philosophique et supra-rationnelle, théologique. Ici, nous l’avons vu, il s’agit de l’ethos de la rédemption dont l’interprétation adéquate est non pas philosophique (même personnaliste), mais théologique. En effet, il s’agit d’un ethos de rédemption ; or, la rédemption est un don de Dieu.

Confirmation et précision sont apportées par le Sermon sur la Montagne que nous avons aussi analysé en détail (id., 5 et 6 ; p. 485 et 486). En effet, les paroles du Christ au sujet du commandement sur l’adultère (« Tu ne commettras pas l’adultère » : Mt 5, 27-28), bien qu’elles « ne se réfèrent pas directement et immédiatement au mariage comme sacrement », ne peuvent pas en être séparées : en effet, elles s’adressent aux personnes concrètes ; et la situation concrète de l’homme uni à la femme est le mariage ; on ne peut donc « les séparer de tout le substrat sacramentel » où le pacte conjugal de l’homme et de la femme se trouve placé du fait même de leur création. Plus encore, « c’est par rapport au sacrement qu’elles acquièrent leur propre et entière signification ».

Or, le Sermon sur la Montagne énonce avec précision l’ethos nouveau, notamment sur trois points (id., 6) : « il assigne comme tâche à tout homme la dignité de toute femme » ; de même, « il assigne à toute femme la dignité de tout homme ». Le texte et une note remarquent que si Mt 5 ne le dit qu’indirectement, Mc 10, 11, lui, l’affirme explicitement. « Il assigne enfin à chacun […] sa propre dignité », plus, le caractère sacré (ce que Jean-Paul II appelle le « sacrum ») de chaque personne, et cela « en considération » de leur sexualité, donc « du ‘corps’ ». Autrement dit, le Christ édicte une éthique qui prend le corps en compte.

c’) Conséquence l’appel au cœur (id., 7 ; p. 486)

Les paroles du Christ invitent à la rédemption : il s’adresse à l’homme de la concupiscence (cf. 1 Jn 2,16) ; or, c’est le cœur qui est le « lieu intime où se combattent chez l’homme le bien et le mal, la concupiscence et la sainteté ». De plus, « le Christ parle du fond de ce mystère divin » et ce mystère s’adresse au cœur de l’homme. Aussi toutes ces paroles sur le mariage n’ont rien de formalistes, de légalistes ou d’extérieures : elles font « appel au cœur » de l’homme.

b) Relecture des épîtres de S. Paul à la lumière d’Ep 5 (101, 2 à 6)

1’) 1 Co 7 (id., 2 et 3 ; p. 487)

Ce passage de S. Paul parle du mariage comme sacrement de la Rédemption. Car on a vu que ce sacrement se présentait à la fois comme grâce et ethos ; et c’est ce qui est affirmé ici. Le mariage est grâce et ethos. D’une part, en effet, la continence comme le mariage sont « un ‘don’ particulier de Dieu » (cf. 1 Co 7, 7) ; or, le don de Dieu est identiquement la grâce. D’autre part, l’Apôtre recommande de se marier « en raison du péril d’impudicité » (1 Co 7, 2 ; cf. 7, 9 : « mieux vaut se marier que de brûler ») et aux époux de s’acquitter de leurs devoirs (cf. Ibid., 7, 3). Or, ce sont des tâches éthiques.

Il faut préciser ce dernier point (id., 3 ; p. 487). En effet, « ces énoncés pauliniens (1 Co 7, 2 et 9) ont donné naissance à l’opinion que le mariage constitue un spécifique » remède à la concupiscence, et non pas une tâche éthique. Classiquement, comme on l’a vu, on disait en effet que le mariage avait trois finalités : une principale ou primaire, la procréation, et deux secondaires, le soutien mutuel et le remède à la concupiscence. Jean-Paul II ne va pas s’opposer à ce sens classique, mais lui donner un sens compatible avec un regard positif, non manichéen et non soupçonneux à l’égard de la sexualité.

En fait, ces paroles « sugestives et paradoxales » montrent que, pour s. Paul, « le mariage est assigné comme ethos ». Prenons par exemple, « mieux vaut se marier que de brûler » : « le verbe brûler signifie le désordre des passions », donc de l’éros ; or, « le mariage est un lieu de rencontre de l’éros et de l’ethos », dans le cœur de l’homme, ce qui implique le travail de la chasteté. Ce que va préciser le texte suivant de S. Paul.

 

La continence, don de Dieu

 

« Je croyais que la continence relevait de mes propres forces, […] forces que je ne me connaissais pas. Et j’étais assez sot pour ne pas savoir que personne ne peut être continent, si tu ne le lui donnes. Et certes, tu l’aurais donné, si de mon gémissement intérieur, j’avais frappé à tes oreilles et si d’une foi solide, j’avais jeté en toi mon souci [8] ».

Dans le mariage chrétien, « la vie sexuelle est assumée et prise pour ainsi dire pleinement en charge par la vie en Christ [9] ».

2’) La vie selon l’Esprit pour les époux (id., 4 et 5 ; p. 487 et 488)
  1. Paul nous enseigne sur de multiples points. Tout d’abord, le mariage est sacrement de l’Église ; or, tout sacrement comporte une parole qui est « parole de l’Esprit » (car c’est l’Esprit-Saint qui donne son efficacité à la parole du ministre) ; et l’Esprit « exhorte l’homme et la femme à modeler toute leur coexistence » selon le mystère de la rédemption : c’est pour cela que la chasteté est un fruit de la vie « selon l’Esprit » (cf. Rm 8, 4-5 et Ga 5, 25). Plus généralement, cette vie selon l’Esprit est l’autre nom du second aspect du sacrement qu’est l’ethos et l’ethos est le fruit du premier aspect, le « don reçu dans le sacrement » ; aussi le mariage appelle à « une vie selon l’Esprit ».

En conséquence, la chasteté n’élimine pas la chair, mais domine sa concupiscence égoïste et l’intègre – Jean-Paul II dit, dans son langage parfois technique, que « la chair devient le substrat spécifique » – à la communion des personnes en respectant leur dignité. Or, la concupiscence, « la tendance à l’assouvissement égoïste » est une réalité quotidienne qui empoisonne le mariage. Aussi, la vie selon l’Esprit est espérance et « espérance du quotidien ». Beaucoup de personnes, surtout aujourd’hui, s’imaginent que la chasteté quotidienne est impossible à vivre ou qu’elle est pure hypocrisie. Jean-Paul II veut ici rappeler que cette opinion se fonde sur une désespérance, un manque de confiance dans la puissance de l’Esprit-Saint.

Enfin, « la vie selon l’Esprit (c’est-à-dire la grâce du mariage) permet […] de retrouver la vraie liberté » en effet, la vraie liberté est celle du don et suppose la « conscience du sens sponsal du corps », ainsi que nous l’avons déjà vu ; or, la grâce libère de la concupiscence qui obscurcit la vision intérieure et aliène l’homme à ses désirs.

Ce qui invite à conclure – mais la conclusion n’est qu’implicite sous la plume de Jean-Paul II – que le mariage n’est pas le propre remède à la concupiscence, comme on l’a trop dit et imaginé. Ce remède s’exerce par l’œuvre de l’Esprit opérant par la chasteté : ce qui signifie d’abord que ce remède existe hors mariage et ensuite que le mariage n’est pas un remède magique garantissant contre la concupiscence, puisque l’on peut être marié sans exercer la chasteté.

 

Vie du couple dans l’Esprit

 

« Il importe de révéler aux couples ce mystère du Salut à l’intérieur duquel leur histoire peut être dite puisqu’elle y est vécue. Croire à l’Esprit qui conduit leur vie, percevoir en leurs débats la présence miséricordieuse et fidèle du Christ, donne le courage et la joie d’invoquer l’impossible de Dieu [10] ».

3’) La vie selon l’Esprit pour les parents (id., 6 ; p. 488 et 489)

Cet ethos, la vie selon l’Esprit vaut aussi pour les époux « en qualité de parents ». Déjà parce que l’union des conjoints est liée et soumise « à la bénédiction de la procréation » (cf. Gn 4, 1). Ensuite, parce que la vie nouvelle est participation « aux forces du mystère de la Création » ; or, seul l’Esprit sonde ce mystère ; donc, c’est l’Esprit qui donne aux parents « la profonde conscience de la sainteté de la vie (sacrum) » dont ils sont l’auteur. Enfin, toute la création « gémit en travail d’enfantement » pour s’ouvrir aux « prémices de l’Esprit », et c’est l’Esprit qui donne cette espérance ; or, la femme qui donne la vie participe à ces douleurs d’accouchement ; aussi « tout nouveau-né porte en soi une étincelle » de l’espérance cosmique, fruit de l’Esprit-Saint.

c) Relecture de 1 Jn 2 à la lumière d’Ep 5 (id., 7)

  1. Jean dit que la convoitise « vient non pas du Père, mais du monde » (1 Jn 2,16). Or, l’espérance et la vie dans l’Esprit qui s’exercent dans le mariage s’opposent à cette convoitise : elles s’exercent dans le monde sans être du monde. C’est donc que « le mariage vient du Père ». Cette conclusion précise le premier aspect du sacrement, à savoir l’origine de la grâce, alors que ces derniers enseignements précisaient davantage l’ethos.

d) Conclusion et résumé (id., 10 ; p. 490 ; cf. 7 ; p. 489)

À la suite de Jean-Paul II qui aime ce genre de raccourci brillant, on pourrait résumer son enseignement relatif au mariage en le mettant en relation avec les différents états de l’homme : il est à la fois « sacrement de l’origine humaine », « sacrement de la temporalité » (car propre à l’homme historique, pécheur et racheté) et enfin, sacrement de préparation ou de « service » à l’égard du terme eschatologique.

5) Conclusion (TDC 102)

Jean-Paul II élargit ses conclusions en montrant toute la plénitude de sens du chapitre 5 de l’épître aux Éphésiens. Et pour cela il se demande à qui s’adresse ce passage.

a) Énoncé (id., 1 ; p. 491)

Revenons sur le cœur de la foi qu’est la rédemption. La question qui s’est posée tout au long de ces dernières catéchèses et sur laquelle Jean-Paul II veut donner un point de vue synthétique est celle de la nature du mariage comme sacrement dans l’optique non pas de la création, mais de la rédemption des corps.

La réponse est simple : le mariage est à la fois « présupposé comme sacrement de l’origine », renvoyant à la Création et « redécouvert comme fruit » du mystère de la Rédemption qui est « l’amour nuptial du Christ et de l’Église ». Ce qui signifie que le mariage est à la fois semblable à ce qu’il était à l’origine – il est donc confirmé et renouvelé – et différent, c’est-à-dire nouveau par rapport à elle.

b) Exposé

1’) Pour les époux (id., 2 à 4 ; p. 491 et 492)

L’Apôtre s’adresse d’abord « directement aux époux ».

a’) Le même (id., 2 ; p. 491)

À l’origine, le mariage prend « part à l’amour créateur de Dieu lui-même », et cela, doublement : dans sa dimension sponsale (parce que la communion des personnes est à l’image de la Trinité) et dans sa dimension familiale donc procréatrice, parce que la fécondité est fruit de la bénédiction divine (cf. Gn 1,28). Or, le sacrement de mariage, loin d’effacer cette double dimension, la confirme, ainsi qu’on l’a vu et qu’on le verra encore mieux pour la dimension procréatrice.

b’) La nouveauté (id., 3 et 4 ; p. 491 et 492)

« Toute cette structure stable, originaire, du mariage comme sacrement du mystère de la Création […] se renouvelle dans le mystère de la Rédemption ». La nouveauté se résume ainsi : la grâce du sacrement (et l’amour) présente deux dimensions : nuptiale et rédemptrice. Or, la première était présente dès la création, mais la seconde apparaît avec la Rédemption du Christ. Et cette grâce de la Rédemption dévoile « une nouvelle profondeur de la gratification de l’homme par Dieu ».

Si l’on voulait systématiser ce qui demeure enveloppé chez Jean-Paul II, il faudrait dire que double est la nouveauté. La première nouveauté concerne le mystère même du mariage : en ce sacrement, ce n’est pas moins que le Christ et que l’Église qui nous sont donnés. Le sacrement révèle que l’amour des conjoints est signe efficace de l’amour du Christ pour son Epouse l’Église.

La seconde nouveauté intéresse le mariage comme tel : la grâce le recrée, car elle le sauve. Cela peut apparaître une banalité. Aidons-nous d’une comparaison. Bien souvent les époux connaissent leur péché et la nécessité du pardon, donc d’un salut que le péché requiert. Mais ils les cherchent hors de la grâce du sacrement de mariage, par exemple dans la prière ou le sacrement de réconciliation. Jean-Paul II insiste ici pour dire que la grâce du sacrement n’est pas qu’ordination positive à la communion des époux, elle est aussi destinée au salut : elle vaut pour les jours de soleil, comme pour les jours de pluie, quand on sourit et quand on pleure.

On pourrait donc dire que, d’une certaine manière, la Rédemption apporte un plus par rapport au mystère de la Création : « Là où le péché a abondé, dit Jean-Paul II, la grâce a surabondé ». (Rm 5, 19)

2’) Pour les continents en vue du Royaume (id., 6 et 7 ; p. 493)

L’analogie « du grand mystère du Christ et de l’Église » que décrit Ep 5 « parle aussi », mais là encore « indirectement, de la continence pour le Royaume des Cieux ». En effet, cette continence est une profonde nouveauté, comme nous l’avons vu ; or, la Rédemption du Christ l’est aussi ; ainsi la continence exprime le mystère de la Rédemption. Plus profondément, la vocation à la virginité suit « le modèle de Jésus » dont l’« amour nuptial » pour l’Église est « la plus pleine incarnation de l’idéal de la continence ». Enfin, vivre cette continence est signe d’espérance profonde (l’homme n’est pas condamné aux pulsions de sa libido) et la Rédemption du corps est mystère d’espérance.

3’) Pour tous les hommes (id., 5 ; p. 492 et 493)

Ce qui vaut directement du mariage en particulier « vaut aussi pour l’herméneutique [autrement dit pour la compréhension] de l’homme en général ». En effet, Ep 5 a rappelé la signification sponsale du corps en la rattachant à sa signification rédemptrice ; or, tout homme a un corps ; ce texte éclaire donc aussi toute personne sur le sens d’être corps et, comme dit Jean-Paul II, sur « l’auto-compréhension de son être dans le monde ». Il montre aussi son lien avec le salut.

c) Conclusion finale (id., 7 et 8 ; p. 493 et 494)

Bref, la grande analogie de « l’union du Christ et de l’Église nous permet de comprendre […] la signification sponsale du corps », notamment en lien avec la rédemption, et cela dans tous les états de vie. Comme cette signification sponsale est le cœur de l’intuition de Jean-Paul II, Ep 5 jette une lumière décisive sur la théologie du corps.

Le mystère de « l’union du Christ avec l’Église nous permet de comprendre […] la signification sponsale du corps » et le salut qu’elle vient apporter, mais aussi les « différentes situations » où vit l’homme. Et Jean-Paul II d’énumérer les situations où le corps est engagé de manière différente : « non seulement […] le mariage ou […] la continence, mais aussi […] dans la souffrance humaine […], dans la naissance et la mort ». Or, à l’origine, le mystère de la création concernait aussi le monde et tout homme. Ainsi donc, le « grand sacrement » du Christ et de l’Église remplace en quelque sorte, en le confirmant et en le renouvelant, le sacrement de la création.

Pascal Ide

[1] Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 43, a. 3, ad 1um ; cf. aussi Ia-IIæ, q. 110, a. 1, ad 1um.

[2] Jean-Hervé Nicolas, Les profondeurs de la grâce, Paris, Beauchesne, 1969, p. 157 et 158 ; cf. p. 115 à 119 et p. 151 à 160.

[3] Sur ce point délicat, cf. par exemple Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. 2. De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme, coll. « Bibliothèque historique », Paris, Payot, 1978, p. 97 et p. 105 à 107. Cf. aussi Michel Malherbe, Les religions de l’humanité, Paris, Criterion, 1990, p. 257. Pour les religions indiennes en général : Oliver Lacombe, L’élan spirituel de l’hindouisme, Paris, O.E.I.L., 1986, p. 137 à 142.

[4] Cf. par exemple Pierre Grelot, Bible et Théologie. Ancienne Alliance. L’Écriture Sainte, « Le mystère chrétien », Paris, Desclée, 1965, p. 23 à 40. « Le dessein de Dieu relatif au salut des hommes se réalise au cours des temps dans l’histoire humaine : caché en Dieu depuis des siècles, il a commencé de se révéler dans l’Ancien Testament, avant d’être accompli par le Christ à la plénitude des temps ». (p. 23)

[5] Charles Journet, Dieu à la rencontre de l’homme. La voie théologale, Paris, DDB, Friboug (Suisse), Saint-Paul, 1981, p. 109 : « l’espérance se définit comme une attente ».

[6] Par exemple, De nuptiis et concipiscentia,1, 17, 19 : PL, 44, 424. Cf. de manière générale, N. Ladomerzky, Saint Augustin, Docteur du mariage chrétien, Roma, 1942,p. 54-77, 85-101, 110-143.

[7] On rajoute en général un quatrième bien que S. Augustin inclut dans le premier : la liberté. Pour un exposé pastoral, à la portée de tous, de cette importante doctrine, cf. Guy Thomaseau, Bonne nouvelle du mariage, Paris, Cerf, 21984, p. 49 à 72.

[8] S. Augustin, Confessions, 6, 11, 20.

[9] Ph.-H. Menoud, « Mariage et célibat selon saint Paul », Revue de théologie et de philosophie, Lausanne 1951/ 1, p. 29

[10] Albert Chapelle, Sexualité et sainteté, Bruxelles, Éd. de l’IET, 1977, p. 191.

28.5.2020
 

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