Le don du corps. Chapitre 5 La théologie du corps et la nature du sacrement de mariage 1/3

Nature du sacrement de mariage

« … pour le mariage comme sacrement, l’essentiel est le langage du corps, relu dans sa vérité.

C’est précisément grâce à celui-là que se constitue en effet le signe sacramentel ». (104, 9 ; p. 501)

A) Introduction

1) Objet (87, 1 et 4 ; p. 437 à 439)

Après avoir longuement traité du premier état de vie chrétien qui est le célibat pour le Royaume, Jean-Paul II traite encore plus en détail du second état de vie chrétien, de loin le plus fréquent : le mariage. Il le fait, comme toujours, en partant de l’Écriture, et comment ne pas se fonder sur le texte le plus beau et le plus complet que la Bible consacre au mariage : Ep 5, 22-33 ? (nous le lirons plus bas) (id., 1 ; p. 437)

Nous étudierons ce texte « en rapport avec le sacrement de mariage ». Mais ce n’est pas la seule lecture possible, puisque le passage parle aussi, et profondément, du mystère de l’Église (88, 1 ; p. 440 et 441). Cette lecture est cependant légitime. Avant toute preuve exégétique de détail, montrons-le par un argument extrinsèque qui a toutefois une grande force : en effet, « la lex orandi de l’Église [littéralement : la loi selon laquelle il faut prier, autrement dit la liturgie] voit dans ce texte une référence explicite à ce sacrement » : ce texte est par exemple souvent lu aux messes de mariage ; or, « la lex orandi annonce et en même temps exprime la lex credendi » , c’est-à-dire la loi de la foi, ce qu’il faut croire : la liturgie est en effet un des lieux importants de la Tradition, donc de la Révélation divine [1]. En conséquence, Jean-Paul II va tenter de scruter, à travers ce texte, « la vérité sur la sacramentalité du mariage ». (id., 4 ; p. 439)

2) Perspective et méthode

– On peut considérer le mariage sous différents points de vue légitimes : socio-juridique (et il sera vu comme un pacte conjugal, socialement reconnu et germe de la cellule familiale), moral et enfin théologique ; et c’est ce dernier point de vue qui est « la clé d’intelligence du mariage » : le mariage est alors vu comme un sacrement fondé sur l’alliance du Christ et de l’Église (103, 7 ; p. 497 et 498).

– Par ailleurs, l’étude du sacrement de mariage (en général et dans Ep 5 en particulier) « présuppose une théologie du corps » (id., 5 ; p. 439 et 440). En effet, le sacrement, selon la définition classique de la théologie, est un signe sensible (ou visible) efficace de la grâce de Dieu, c’est-à-dire que non seulement il en est l’expression visible, mais « en lui se réalise […] l’œuvre du salut ». Il faudra garder cette définition en tête quand on lira les différents développements relatifs au sacrement.

D’une part, le corps est visible, mais il manifeste « une réalité invisible », puisque c’est à travers ce corps que « Dieu se donne à l’homme dans sa vérité transcendante et dans son amour » ; il est donc « le signe d’une réalité spirituelle, transcendante, divine ». D’autre part, Jean-Paul II ne dit pas que la grâce trouve sa réalisation dans le corps. Mais nous voyons suffisamment les relations profondes de la théologie du mariage et de la théologie du corps, et la nécessité d’analyser celle-ci pour fonder celle-là.

– Aussi faudra-t-il lire Ep 5 à la lumière de tout ce qui a déjà été dit sur le corps (id., 2 ; p. 437 et 438). Précisément, « ce passage de l’épître aux Éphésiens constitue pour ainsi dire le couronnement » de tout ce que nous avons vu sur la théologie du corps : tant ce qui concerne l’homme historique (l’homme pécheur et racheté), que l’homme innocent de l’origine (du temps d’avant l’histoire) et l’homme eschatologique (du temps d’après la durée historique). Or, ce qui couronne achève, vient après. Aussi, devrons-nous, « d’une certaine manière, présupposer cette théologie pour interpréter » le chapitre 5 des Éphésiens.

En fait, Jean-Paul II avait dit au début qu’il étudierait le mariage à la lumière de l’eschatologie, de la résurrection des corps, mais il élargit ici, tenant aussi compte des trois états antérieurs du corps : innocent, pécheur, et racheté.

– Sous quel point de vue considère-t-on le corps ? (id., 3 ; p. 438 et 439)

Dans ce passage d’Ep, le corps est pris en deux sens différents : « métaphorique », et c’est le « corps du Christ qui est l’Église », et « propre », et c’est le « corps humain dans sa masculinité et sa féminité ». Jean-Paul II s’intéressera non pas seulement à une signification mais aux deux, et précisément au comment et au pourquoi de leur apparition et de leur relation (de convergence).

Aussi, pour toutes les raison précédentes, ce qu’est le sacrement de mariage n’apparaîtra que de manière « progressive, […] à longue échéance ». Il faudra par exemple analyser longuement l’analogie nuptiale des relations de Dieu et de son peuple, et du Christ avec son Corps qu’est l’Église, si l’on veut comprendre ce qu’est le mariage en sa profondeur. (id., 4 ; p. 439)

3) Plan (id., 6 ; p. 440)

Il faut commencer « par une compréhension préliminaire du texte en lui-même ». C’est ce que l’on appelait la théologie positive. Mais cela ne suffit pas : ces analyses du passage « doivent nous conduire ensuite, si l’on peut dire, par-delà les limites du texte, à comprendre, si possible jusqu’au fond » toute la richesse de vérité révélée » contenue dans « cette merveilleuse page » : en effet, Gaudium et Spes dit qu’elle « manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation [2] ». Ce sera le travail de la théologie systématique.

Jean-Paul II précise aussi le plan qu’il suivra en théologie systématique. Son but est d’étudier le sacrement de mariage. Or, qui dit sacrement dit 1° signe, 2° signe de la grâce. D’où deux parties : « nous chercherons […] à comprendre plus profondément le sacrement » de mariage « en premier lieu dans sa dimension de l’Alliance et de la grâce, et ensuite dans sa dimension de signe sacramentel ».

B) Fondement scripturaire (Ep 5)

 

Après avoir lu le texte, il faudra étudier son contexte (afin de situer le texte dans l’ensemble de l’épître) et le texte jusque dans son grain, verset par verset. Jean-Paul II manifestera sa minutie coutumière. Mais jamais il n’avait étudié aussi précisément un texte avant de se lancer dans l’étude théologique systématique (ici le sacrement de mariage).

1) Lecture (87, 1 ; p. 437)

Nous découperons par verset pour la commodité de la lecture ultérieure :

 

« 22 Que les femmes soient soumises à leur mari, comme au Seigneur Jésus 23 car, pour la femme, le mari est la tête, tout comme, pour l’Église, le Christ est à la tête, lui qui est le Sauveur de son corps. 24 Eh bien ! si l’Église se soumet au Christ, qu’il en soit toujours de même pour les femmes à l’égard de leur mari. 25Vous, les hommes, aimez votre femme, à l’exemple du Christ : il a aimé l’Église, il s’est livré pour elle : 26 il voulait la rendre sainte en la purifiant par l’eau du baptême et la parole de vie ; 27 il voulait se la présenter à lui-même, cette Église, resplendissante, sans tache ni ride, ni aucun défaut ; il la voulait sainte et immaculée. 28 C’est comme cela que le mari doit aimer sa femme : comme son propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même. 29 Jamais personne n’a méprisé son propre corps : au contraire, on le nourrit, on en prend soin. C’est ce que fait le Christ pour l’Église, 30 parce que nous sommes les membres de son corps. 31 A cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’unira à sa femme et tous deux ne feront plus qu’un. 32 Ce mystère est grand ; je le dis en pensant au Christ et à l’Église ! 33 Bref, en ce qui vous concerne, que chacun aime sa femme comme lui-même, et que la femme respecte son mari ».

 

Jean-Paul II fait quelques remarques exégétiques plus techniques en note : l’une, générale, concerne l’auteur (id., note 87, p. 438) : Jean-Paul II émet l’hypothèse que ce serait un secrétaire de Paul qui aurait repris ses idées, aussi parlera-t-il indifféremment de « l’auteur » ou de « Paul ». De plus, une fois n’est pas coutume, Jean-Paul II ne donne pas d’autres commentaires référencés, sauf sur l’histoire du terme sacramentum-mysterium.

2) Le contexte (TDC 88)

« …il convient d’examiner comment ce passage […] s’encadre dans le contexte immédiat de l’épître entière ». Nous allons donc parcourir toute l’épître à grandes enjambées.

a) Première partie de l’épître (id., 1)

Ep 1 à 3 est la partie plus doctrinale et plus contemplative : elle traite de la révélation du mystère du Christ dans l’Église. Jean-Paul II y reviendra dans son étude systématique pour y puiser des lumières décisives.

b) Seconde partie de l’épître (id., 2 à 5)

Ep 4 à 6 ne perd nullement la perspective de l’épître mais devient pratique, éthique : elle donne « des directives plus détaillées qui visent à définir la vie chrétienne comme vocation jaillissant du plan divin » (id., 2 ; p. 441). Jean-Paul II insistera à plusieurs reprises sur la profonde unité de l’épître, rappelant combien s. Paul ne sépare pas l’éthique de la théologie, l’agir chrétien du mystère du Christ. Partant de là, l’auteur aborde différentes questions pratiques.

1’) La morale générale ch. 4 à 5, 21 (id., 2 et 3 ; p. 441 et 442)

On appelle morale générale la partie de l’éthique intéressant tous les fidèles du Christ. Paul exhorte à garder l’unité, dans la diversité ; puis, il s’attaque aux vices et promeut les vertus. Il passe ensuite à des « rappels plus circonstanciés » concernant « le climat de vie spirituelle » (3 ; p. 441 et 442). Ils intéressent là encore toute la communauté chrétienne et non la seule communauté familiale.

2’) La morale familiale ch. 5, 22 à 6, 9 (id., 3 à 5 ; p. 441 à 443)

Le cadre général est celui des « enseignements sur les devoirs de la société familiale » ; et on le retrouve dans d’autres épîtres (par exemple Col 2,14-18 et I Pi 2,13-2,7).

Tirons-en une conséquence : le passage de l’épître que nous analyserons « se présente là où se croisent les deux principaux fils conducteurs de toute l’épître », le premier relatif au mystère du Christ et le second relatif à la vocation des baptisés qui « correspond au mystère du Christ » sauvant les hommes. Cela signifie donc que la vocation chrétienne générale doit, singulièrement, « se réaliser et se manifester dans les rapports entre tous les membres d’une famille ; or, triples sont les relations dans la famille ancienne :

– tout d’abord, les relations conjugales, entre époux, et c’est ce que nous allons étudier ; ce « passage 5, 22-33 […] considéré en soi, est centré exclusivement sur les époux et sur le mariage » (5 ; p. 442 et 443) ;

– ensuite les relations parentales, entre parents et enfants : elles sont étudiées en Ep 6,1 à 4 ;

– enfin les relations des serviteurs et de leurs maîtres, étudiées en Ep 6,5 à 9. En effet, à « la famille au sens le plus large », qui est la famille au temps de S. Paul « appartiennent aussi […] les serviteurs et les servantes, les esclaves ».

3’) Conclusion

Enfin, l’épître se conclut notamment sur une invitation au combat spirituel : 6, 10-20 (id., 5 ; p. 442 et 443). Et là encore, Paul garde la perspective générale : cette invitation en est « l’explicite accomplissement ».

3) Le texte (TDC 89 à  93)

Le mieux sera de faire comme Jean-Paul II qui suit le texte, verset par verset, même si cela obligera à des répétitions ou des retours en arrière, car la lettre de Paul n’est pas un exposé de théologie systématique.

a) Principe de méthode (90, 1 à 4 ; p. 446 à 448)

Bien qu’il soit donné ultérieurement, il est intéressant de le placer en exergue. Il est aisé de s’en rendre compte, le texte se présente comme une vaste analogie entre d’une part les relations du Christ et de l’Église et, d’autre part, celles du mari et de la femme. Comme on dit en logique, l’analogie est de proportionnalité, c’est-à-dire à quatre termes comparés deux à deux. Ils sont du genre : 2/4 = 3/6. Ici, Christ/Église = mari/femme.

Une question surgit alors : le rapport peut se prendre dans les deux sens :

– En effet, « cette analogie [du mari et de sa femme] éclaire le mystère, au moins jusqu’à un certain point ». Nous le montrerons amplement. Jean-Paul II ajoute l’incise « jusqu’à un certain point » car, on le verra, il faut faire jouer une autre similitude pour saisir, autant que faire se peut, ce mystère, en l’occurrence, l’analogie de la tête et du corps. (id., 1 ; p. 446)

– Mais inversement, « cette analogie […] est à son tour éclairée par ce mystère ». En effet, et nous le verrons aussi, « le mariage ne correspond à la vocation des chrétiens que s’il reflète l’amour que le Christ-Epoux donne à l’Église son épouse et que l’Église […] s’efforce de donner au Christ en retour du sien ». (id., 2 ; p. 447)

Jean-Paul II développe ce point (id., 3 et 4 ; p. 447 et 448). En effet, S. Paul dit que le mariage comporte des obligations morales : « Maris, aimez vos femmes » (Ep 5, 25) ; mais il ajoute aussitôt : « comme le Christ a aimé l’Église » (id.). C’est donc, explique le pape, que « dans l’essence même du mariage, il y a une parcelle du […] mystère ». Plus précisément encore, cette parcelle désignée par le « comme » est fondement, « base réelle ». Autrement dit, le « mariage, dans son essence la plus profonde, émerge du mystère de l’amour de Dieu envers l’homme et l’humanité ».

Problème

Ces observations suscitent un dilemme (id., 4 ; p. 447 et 448) : on peut « développer en deux directions la pensée contenue dans la grande analogie paulinienne : […] en direction d’une compréhension plus profonde [soit] de l’Église, soit […] du mariage ».

– Réponse de Jean-Paul II :

C’est « cette seconde direction » qui sera développée. En effet, notre exposé est relatif à la théologie du mariage et du corps, non à l’ecclésiologie. Mais il ne faudra surtout pas négliger d’analyser les relations de l’Église et du Christ, « signe visible de l’éternel mystère divin », car elles servent de « base même de la sacramentalité du mariage ».

 

« Aimer sa femme comme le Seigneur a aimé l’Église »

 

Voici ce que disait un Père de l’Église qui vivait à la fin du Ier siècle : « Dis à mes sœurs d’aimer le Seigneur, et de se contenter de leurs maris de chair et d’esprit. De même recommande à mes frères d’aimer leurs femmes comme le Seigneur a aimé l’Église. Si quelqu’un peut demeurer dans la chasteté en l’honneur de la chair du Seigneur, qu’il demeure dans l’humilité [3] ».

 

Notons enfin que l’analogie, signalée par le « comme », est triple :

  1. « Que les femmes soient soumise à leur mari, comme au Seigneur Jésus ».
  2. « car, pour la femme, le mari est la tête, tout comme, pour l’Église, le Christ est à la tête ».
  3. « Vous, les hommes, aimez votre femme, comme le Christ a aimé l’Église ».

b) Analyse de l’introduction (TDC 89)

« Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ. Que les femmes soient soumises à leur mari, comme au Seigneur Jésus ». (v. 21)

1’) Contexte général (id., 1 et 2)
  1. Paul dit d’abord de tout homme qu’il doit être soumis à l’autre, et cela à cause de la « crainte du Christ ». Or, celle-ci est identique à la « crainte de Dieu ». Mais cette crainte n’est pas une peur face à un mal menaçant, elle est « respect pour la sainteté, pour le sacrum » ; or, c’est ainsi qu’on définit la piété, la pietas. Ainsi, ce que l’Ancien Testament appelle crainte de Dieu (Jean-Paul II en donne plusieurs exemples) est la piété ; de même les relations entre hommes doivent être empreintes de piété. (id., 1 ; p. 443)

Ensuite, le genre littéraire de la seconde partie de l’épître en général et de ce passage en particulier est celui de l’« instruction morale » ; or, parénéo en grec signifie : exhorter ; d’où le qualificatif de parénétique donné à ce genre littéraire. Mais, comme toujours chez S. Paul, l’éthique est inséparable de son enracinement dans le mystère du Christ : ce mystère, en effet, engendre la crainte et la piété ; or, c’est elle qui entraîne à la soumission mutuelle. (id., 2 ; p. 444)

 

Déconnexion de la morale et du mystère de Dieu

 

Cette unité éthique-théologie se retrouve dans toute l’Écriture, la patristique et la grande scolastique du XIIIè siècle. Le divorce apparaît au XIVè siècle avec le franciscain Guillaume de d’Occam et se consomme au XVIè qui a déconnecté morale et mystère de Dieu, réduisant l’éthique au légalisme et finalement à la casuistique. Tout vient d’ailleurs de la conception qu’Occam se faisait de Dieu : pour lui, Dieu est Puissance absolue, avant d’être Amour et Sagesse, d’où l’arbitraire de sa Toute-puissance ; d’où le primat éthique de la loi et du devoir. C’est ce que le professeur de théologie morale de Fribourg, le dominicain Pinckaers, a magistralement démontré dans ses différentes œuvres. [4]

« Le nominalisme », dont le fondateur est Occam, « a provoqué une rupture profonde avec les idées morales de la tradition antérieure et a posé les bases des conceptions et systématisations des siècles suivants, en concentrant la morale sur l’idée et le sentiment de l’obligation ». C’est ainsi qu’on assiste aux XVè et XVIè siècles à plusieurs déchirements : séparation de la théologie systématique et de la théologie mystique, de celle-là et de la théologie morale, et enfin, de la théologie et de l’exégèse, autrement dit de l’Écriture. [5]

2’) Application (id., 3 à 6)
a’) Exposé (id., 3 et 4 ; p. 152-153)

« En s’exprimant ainsi l’auteur n’entend pas dire que le mari est maître de la femme » et que le mariage « est un pacte de domination du mari sur la femme ». Le vrai sens est tout opposé : « la femme peut et doit retrouver dans ses rapports avec le Christ […] la motivation de ces rapports avec le mari ». Or, ces relations sont de piété, ainsi que nous l’avons vu et la piété est un fruit de l’amour : tout amour implique piété, donc soumission.

Par ailleurs, ce sont les deux époux qui doivent se fonder sur le Christ et la piété au Seigneur. Donc, « le mari et la femme sont […] soumis l’un à l’autre » et « la source de cette soumission se trouve dans […] l’amour ».

Précisons encore : « le Christ est à la fois source et modèle [le philosophe dirait cause efficiente et cause exemplaire] de cette soumission » dans l’amour. Autrement dit, le Christ donne la force et l’exemple de la soumission, lui qui le premier s’est soumis dans l’amour (cf. tout l’hymne aux Philippiens : Ph 2, 6-11). Jean-Paul II n’hésite pas à dire que cette soumission « confère un caractère mûr et profond à l’union conjugale » ; inversement, l’esprit d’indépendance que d’aucuns prennent pour signe de maturité est en fait indice de superficialité.

b’) Confirmation (id., 4 et 5 ; p. 444 et 445)
  1. Paul confirme que la soumission exclut toute servilité. En effet, il continue : « Et vous, maris, aimez vos femmes ». Or, « l’amour exclut toute soumission » servile et unilatérale. « L’amour fait que, en même temps, le mari est soumis lui aussi à sa femme, et en cela soumis au Seigneur lui-même, tout comme la femme au mari ». C’est la crainte (mutuelle) du Seigneur qui rend réciproque cette soumission.

Etant donné le contexte (qui parle aussi de crainte mutuelle de Dieu et d’amour du mari), il est dès lors possible de demander légitimement à la femme de se soumettre à son mari et même de le « révérer » (Ep 5, 22).

c’) Application à notre temps (id., 6 ; p. 445)

Jean-Paul II n’est nullement dupe de ce que « ces concepts », « propres à la mentalité et aux mœurs de ce temps-là » sont bien différents et même opposés à « la mentalité » et aux « mœurs » de « notre sensibilité contemporaine ». Néanmoins, il maintient que « le principe parénétique fondamental que nous trouvons dans l’épître aux Éphésiens reste le même et porte les mêmes fruits ». L’enseignement relatif à la soumission de la femme (et du mari) n’est donc nullement caduc.

3’) Prolongement (92, 6 ; p. 454 et 455)

Jean-Paul II prolonge cette interprétation autorisée par la suite du texte. En effet, il y est dit que « c’est surtout le mari celui qui aime et la femme, celle qui est aimée ». En ce sens, alors, « la soumission de la femme au mari […] voudrait dire surtout éprouver l’amour ». Le sens de la soumission devient alors étonnamment positif. Nous le verrons mieux plus loin en montrant combien celui qui est aimé est invité à « goûter » l’amour de celui qui aime, amour qui le rend beau et le sauve.

c) Analyse de la première partie

« Que les femmes soient soumises à leur mari, comme au Seigneur Jésus, car, pour la femme, le mari est la tête, tout comme, pour l’Église, le Christ est à la tête, lui qui est le Sauveur de son corps. Eh bien ! si l’Église se soumet au Christ, qu’il en soit toujours de même pour les femmes à l’égard de leur mari. Vous, les hommes, aimez votre femme, à l’exemple du Christ : il a aimé l’Église, il s’est livré pour elle ». (v. 22-25)

Selon la méthode arrêtée par Jean-Paul II, décrivons d’abord la relation Christ-Église, avant de l’appliquer à la relation des époux :

1’) Le mystère divin la relation du Christ et de l’Église

Cette relation est double. Pour tenter de bien saisir les relations du Christ et de l’Église, Paul se sert de deux analogies principales qui ont leurs virtualités propres. « L’auteur a recours à une double analogie : tête-corps, mari-femme, afin d’établir avec clarté la nature de l’union entre le Christ et l’Église ». (91, 2 ; p. 449 et 450)

a’) Relation de salut (90, 5 et 6 ; p. 448 et 449)
  1. Paul dit en effet que « le Christ est la tête, le chef de l’Église, lui qui est le Sauveur de son corps » (Ep 5,23). Autrement dit, le Christ est époux et « chef comme Sauveur de son corps ». Comment le comprendre ?

Le Christ est d’abord celui qui sauve son Église. Or, « le don du salut » est « fruit de l’amour du Christ » et plus encore « le fruit de la donation [même] du Christ jusqu’à la fin […], jusqu’à la mort (cf. Ph 2,8) ». Mais c’est le propre de l’amour que de se donner, de se livrer. Et la relation d’amour par excellence est celle de l’amour nuptial. Ainsi, par ce don, « l’amour rédempteur se transforme, dirais-je, en amour nuptial ».

De plus, « le Christ, en se donnant lui-même pour l’Église par cet acte rédempteur même, s’est uni à elle une fois pour toutes » ; or, c’est le propre du mariage que d’unir deux êtres pour toujours. Voilà pourquoi « comme Sauveur de l’Église », le Christ « est également l’Epoux de son Epouse ». En outre, que le Christ soit époux est confirmé par l’expression de l’Apocalypse : les « noces de l’Agneau » (Ap 19, 7).

Autrement dit encore, le Christ sauve l’Église ; mais la grâce salvifique n’est rien d’autre que la vie même de Dieu ; aussi, le Christ donne sa vie à l’Église, c’est-à-dire lui octroie sa « substance essentielle », et cela, insiste Jean-Paul II, « de manière nuptiale ».

b’) Relation de tête à corps (91, 1 et 2 ; p. 449 et 450)

« …dans le cadre de l’analogie paulinienne fondamentale » de l’homme et de la femme », on trouve une analogie supplémentaire : l’analogie de la tête et du corps ». Cette analogie est « plus centrale » du point de vue ecclésiologique.

« L’union du corps avec la tête est surtout de nature organique », puisque « le corps vit de la tête » et forme un seul être avec elle.

c’) Lien entre ces deux relations (id., 2 ; p. 449 et 450)

Pour saint Paul, ces deux relations, loin de s’exclure, sont complémentaires. En effet, Ep 5 se termine par une citation de Gn 2 sur l’unité des époux qui ne forment qu’« une seule chair ». « Néanmoins le texte du livre de la Genèse met clairement en évidence qu’il s’agit de l’homme et de la femme », donc « de deux sujets personnels bien distincts », conscients et responsables. À l’instar de Gn 2, Ep 5 unifie ces deux perspectives, celle de l’unité et celle de la distinction.

2’) Application la relation des époux (id., 3 et 4 ; p. 450 et 451)
  1. Paul utilise les deux analogies : en effet, il affirme que le mari est « chef de sa femme », ce qui est la première analogie ; il dit ensuite que « pour la femme, le mari est la tête » et que celui-ci « doit aimer sa femme comme son corps », ce qui relève de la seconde analogie ». Or, de prime abord, la relation de corps à tête semble inadaptée pour signifier le mariage, puisque celui-ci « met en présence deux sujets distincts », alors que l’union d’un corps et d’une tête concerne un seul sujet.

Il est aisé de répondre à la difficulté si on distingue deux aspects dans le mariage : l’unité et la distinction.

En tant que mari et femme, ils sont deux sujets distincts et alors prévaut surtout la première analogie. Mais ils sont unis par une certaine réciprocité et une autre analogie est ici nécessaire pour l’exprimer :

En tant que « les deux formeront une seule chair » (Ep 5,31 ; cf. Gn 2,24) la seconde analogie (celle de la tête et du corps) prend tout son sens. Les époux forment en quelque sorte un seul sujet, pour Paul, comme pour les auteurs de la Genèse.

Ce développe révèle donc la richesse insoupçonnée des images exploitées par l’auteur de l’Epître.

 

Le mariage, sacrement de l’alliance du Christ et de l’Église

 

La liturgie est un des « lieux », une des sources de la Révélation. Que nous dit donc la liturgie du mariage ? « Seigneur notre Dieu, tu as sanctifié le mariage par un mystère si beau que tu en as fait le sacrement de l’alliance du Christ et de l’Église ; accorde à N. et N. qui vont recevoir ce sacrement dans la foi, de réaliser par toute leur vie ce qu’il exprime. Par Jésus Christ notre Seigneur [6] ».

« Seigneur notre Dieu, afin de révéler le dessein de ta grâce tu as voulu que l’amour de l’homme et de la femme soit déjà un signe de l’Alliance que tu as conclue avec ton peuple, et tu veux que dans le sacrement de mariage l’union des époux exprime le mystère des noces du Christ et de l’Église… »

(Début de la Bénédiction nuptiale I, Ibid., p. 873)

d) Analyse de la seconde partie (v. 25-30) (TDC 91, 5 à 92)

Ici, « la bisubjectivité prévaut clairement » : Paul insiste sur la dualité des personnes, sans « que disparaisse l’image d’un sujet unique : l’image d’un seul corps ». Il va manifester d’autres caractéristiques de la relation existant entre le Christ et l’Église et, par le fait même, entre les époux. Ici, Paul explique comment s’exprime l’amour et il prend l’amour du Christ pour son Église comme « modèle » d’amour nuptial « que le mari doit suivre l’égard de sa femme ». (id., 6 ; p. 451 et 452)

1’) Analogie ecclésiologique

« Vous, les hommes, aimez votre femme, à l’exemple du Christ : il a aimé l’Église, il s’est livré pour elle : il voulait la rendre sainte en la purifiant par l’eau et la parole de vie ; il voulait se la présenter à lui-même, cette Église, resplendissante, sans tache ni ride, ni aucun défaut ; il la voulait sainte et immaculée ». (v. 25 et 27)

À la suite de S. Paul, Jean-Paul II insiste sur trois apports du Christ à son Église-Epouse :

a’) Tout d’abord le Christ sanctifie l’Église (id., 6 et 7 ; p. 451 et 452)

Le « but » de l’amour du Christ pour son Église est sa « sanctification » et son « origine » est « le baptême ». Quel est le sens de ce « bain d’eau qu’une parole accompagne » , sinon le baptême ? De plus, l’auteur parle de « purification sanctifiant » ; or, c’est là la nature même du baptême et sa finalité.

Deux remarques (id., 7 ; p. 452). D’une part, le sujet qui reçoit le baptême, à l’instar du sujet de tout sacrement est individuel. Or, « l’amour nuptial du Christ » touche son Église, « se réfère à elle […] chaque fois qu’une personne y reçoit » le baptême. C’est donc que « l’auteur de l’épître voit […] toute l’Église à travers ce sujet individuel du baptême ». D’autre part, le bain d’eau peut recevoir un autre sens : « Quelques spécialistes de la Bible observent que dans le texte que nous avons cité le bain d’eau évoque les ablutions rituelles qui précédaient les noces ». Ainsi, « le bain d’eau » est-il a fortiori, « dans notre texte l’expression de l’amour nuptial ».

b’) Ensuite, le Christ conduit l’Église à son terme (id., 8 ; p. 452 et 453)

Tournons-nous maintenant non plus vers l’origine, mais vers le but, c’est-à-dire l’eschatologie. À l’origine, par le baptême, la sanctification est « in actu primo », comme dit Jean-Paul II, c’est-à-dire en acte premier ; dans l’eschatologie, cette sainteté sera en acte second (mais le pape n’utilise pas cette expression) : acte premier s’oppose en effet à acte second, comme l’ébauche à l’achèvement, comme le germe à la plante ou à l’animal adulte. Or, l’Écriture, notamment l’Apocalypse compare souvent le Royaume des Cieux à un banquet nuptial. Et le texte de l’épître parle de « se présenter l’Église » ; or, c’est dans une noce que l’épouse est présentée à l’époux, qu’elle lui est « conduite […], déjà vêtue de la robe nuptiale et parée pour les noces ». C’est donc que l’union du Christ et de l’Église est sponsale, nuptiale, ce que nous savions déjà, mais surtout que « le Christ-Epoux […] prend soin d’orner l’Epouse-Église » pour la conduire à son achèvement glorieux qui est le « fruit définitif de l’amour nuptial rédempteur ».

c’) Enfin, le Christ pare son Église de la beauté de la grâce (92, 2 et 3 ; p. 453 et 454)

Jean-Paul II ne manque pas non plus de relever l’allusion importante au corps : « Il est significatif que l’image de l’Église resplendissante soit présentée dans le texte cité comme une épouse toute belle dans son corps ». (92, 2 ; p. 453)

Explicitons cette beauté. Au sens propre, « Tache peut se comprendre comme signe de laideur, ride comme signe de vieillissement ». Or, la laideur et la sénilité de l’âme sont dues au péché. Aussi, « au sens métaphorique, l’une et l’autre expression indiquent les défauts moraux, le péché ». Inversement, par la grâce, l’Église « reste éternellement jeune ».

Mais si cette beauté est d’ordre spirituel dans le cas de l’analogie du Christ et de l’Église, il demeure plein de sens qu’elle soit expliquée à partir de la beauté corporelle.

2’) Application au mariage (id., 4 à 8)
  1. Paul fait l’application aux deux versets suivants : « C’est comme cela que le mari doit aimer sa femme : comme son propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même. Jamais personne n’a méprisé son propre corps ». (v. 28 et 29a)
a’)

Tout d’abord, de même que le Christ crée son Église et la rend belle, de même le « celui qui aime crée par son amour en qui est aimé » un bien qui « constitue comme une preuve de l’amour même et comme sa mesure ». En effet, « l’amour oblige [au sens psychologique, factuel et non pas au sens normatif] l’époux à se soucier du bien de l’épouse, l’entraîne à désirer qu’elle soit belle », et cette beauté est « visible », « physique ». C’est aussi une mesure, une vérification de l’amour, dit Jean-Paul II. (id., 4 ; p. 454)

b’)

Ensuite, cette analogie permet d’expliciter l’unité de l’amour (id., 5 et 6) :

  1. Paul dit : « …le mari doit aimer sa femme comme son propre corps ». Il y a deux sortes d’unité : réelle et intentionnelle, autrement dit ontologique et morale. Jean-Paul II n’explicite pas ici ce vocabulaire emprunté à la phénoménologie et par-delà, à la scolastique. Pour l’exposer, mieux vaut sans doute changer de mots. Les deux unités sont réelles au sens courant du terme ; mais cette unité réelle unit soit l’être (ce que Jean-Paul II appelle unité réelle ou ontologique), concrètement les substances, les corps, soit l’agir (ce que Jean-Paul II appelle unité intentionnelle ou morale). Par exemple, des racines, un tronc et des branches s’unissent dans l’être pour former un arbre un ; mais les membres d’une équipe de football, si soudée soit-elle, ne deviennent pas pour autant frères siamois (unité dans l’être), ils sont unis dans l’agir, dans un projet commun. Il y a même distinction entre ces deux unités qu’entre personne réelle et personne morale (au sens juridique).

Or, « le corps de la femme n’est pas le propre corps du mari ». L’unité sponsale, entre époux n’est donc pas une impossible fusion dans l’être : les deux êtres à unir disparaîtraient dans un troisième qui ne serait ni l’un ni l’autre. Cette unité ne peut donc être qu’intentionnelle. L’épître nous met sur la voie quand il dit que le mari doit « aimer » : il s’agit d’une « unité par amour ».

La suite du texte paulinien confirme cette unité : « Celui qui aime sa femme s’aime lui-même ». Or, c’est « l’amour » qui « fait de l’ego de l’autre son propre ego ». Et cet amour est celui de la charité, l’agapè.

Mais cette unité ne s’arrête pas à la seule unité spirituelle, des cœurs ou des âmes. En effet, le « corps est l’expression de cet ego et le fondement de son identité ». En conséquence, « l’union du mari et de la femme dans l’amour s’exprime également par le corps ». Donc l’union intentionnelle d’amour vaut aussi pour l’union des corps.

c’)

Enfin, cette unité est celle d’une appartenance mutuelle (id., 7). Jean-Paul II revient à l’un de ses thèmes favoris : l’amour engendre l’appartenance. « Le moi devient en un certain sens toi et le toi devient moi », et si Jean-Paul II précise aussitôt « en un certain sens », c’est qu’il s’agit non pas du sens réel ou ontologique (cf. ci-dessus), mais du « sens moral », celui de « l’union par amour ».

En effet, Paul dit : « Celui qui aime sa femme s’aime lui-même ». (v. 28) Et il renforce cette phrase « par la négation et l’exclusion de la possibilité opposée », quand il dit : « nul n’a jamais haï sa propre chair » (v. 29). C’est donc que « le corps de l’autre devient le sien propre ». Comment cela ? Parce que « l’on prend soin du corps de l’autre comme de son propre corps ». Or, appartenance signifie qu’un objet est ma propriété : je signe qu’un objet m’appartient en le faisant précéder d’un pronom possessif. En conséquence, « l’amour non seulement unit les deux sujets [ce qui était le point précédent, développé au § 6], mais il leur permet aussi de s’interpénétrer l’un l’autre, en appartenant spirituellement l’un à l’autre ».

3’) Reprise de l’analogie ecclésiologique (id., 8)

« Jamais personne n’a méprisé son propre corps : au contraire, on le nourrit, on en prend soin. C’est ce que fait le Christ pour l’Église, parce que nous sommes les membres de son corps ». (v. 29 et 30)

Ici, S. Paul passe de la signification sponsale à la signification procréative, de l’union au don de la vie. L’unité des époux s’ouvre sur la famille et sur l’éducation. Nourrir et prendre soin est le propre des parents. Aussi Paul parle-t-il plutôt de « la sollicitude des parents » que de « la tendresse conjugale ».

Or, le Christ nourrit son Église par son Eucharistie ; « de nombreux spécialistes de la Sainte Écriture » suggèrent donc que l’auteur de l’épître fait « référence à l’Eucharistie dont le Christ, dans son amour conjugal, nourrit l’Église ». Mais l’Epître ne fait pas l’application au mariage et Jean-Paul II l’imite. Cependant, celle-ci est assez évidente : le mariage est appelé à s’ouvrir à la vie ; la grâce du mariage se nourrit aussi de la grâce eucharistique.

4’) Conséquence

Toute cette comparaison « dut laisser dans la conscience des destinataires » d’Ep 5 « un sens profond du sacrum du corps humain en général, et spécialement dans le mariage ». (92, 8 ; p. 456)

e) Conclusion et transition (v. 31 et 32) (TDC 93)

« A cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’unira à sa femme et tous deux ne feront plus qu’un. Ce mystère est grand ; je le dis en pensant au Christ et à l’Église ! Bref, en ce qui vous concerne, que chacun aime sa femme comme lui-même, et que la femme respecte son mari ».

Le mariage est un mystère. Jean-Paul II développe ce point, en partant de loin, ce qu’il appelle la « clé de voûte » de l’épître (id., 1 ; p. 456 et 457).

1’) Le mystère en son déploiement global (id., 1 et 2 ; p. 456 et 457)

L’intention de pape est de montrer la profonde continuité : non seulement dans le signe mais aussi entre le mystère qu’est Dieu et le mystère du sacrement de mariage, ceci par la médiation de la création, de la révélation et du salut, du Christ, et enfin des sacrements.

Jean-Paul II, à l’instar de S. Paul dont il épouse profondément la vision grandiose, contemple la longue fresque en forme de cascade qui part du mystère caché en Dieu, puis se révèle dans l’histoire des hommes, d’abord dans la création, ensuite dans la rédemption, celle-ci se réfractant dans le Christ, l’Église, les sacrements et ultimement le mariage. En effet, « le terme mystérion signifie ici le mystère d’abord caché dans la pensée de Dieu et ensuite révélé dans l’histoire des hommes ». [7]

Passons maintenant au détail.

2’) Le mystère comme plan salvifique de Dieu (id., 2 et 3 ; p. 457 et 458)

Le « grand mystère » s’entend de tout le plan salvifique de Dieu. En effet, Paul cite expressément Gn 2,24. Or, ce texte fondamental, certes traite du mariage, mais plus amplement, appartient à la révélation que Dieu fait, aux origines, de son plan salvifique. C’est donc qu’il faut considérer « en dernier ressort » la grande analogie d’Ep 5, 22-33 dans la perspective du « plan salvifique de Dieu » (id., 2 ; p. 457)

Par ailleurs, ce mystère est grand car il est d’« importance » : c’est lui « que Dieu, comme Créateur et Père, désire surtout transmettre à l’humanité par sa Parole ».

Enfin, la manifestation de ce mystère présente un double aspect : il est à la fois révélation et réalisation, autrement dit il concerne autant l’intelligence que la volonté. « Il s’agissait non seulement de transmettre la Bonne Nouvelle du salut, mais aussi de commencer en même temps l’œuvre du salut, comme fruit de la grâce qui sanctifie l’homme ». (id., 3 ; p. 457 et 458)

3’) Le mystère comme sacrement ? (id., 4 à 94, 5)

Le pape se pose explicitement la question : « Est-il possible d’entendre ce grand mystère comme sacrement ? » Le « grand mystère » dont parle Ep 5 s’entend-il du sacrement ?

a’) Énoncé (id., 4 ; p. 458)

Jean-Paul II énonce d’abord sa réponse. Il répond en distinguant les perspectives directe et indirecte : ce texte ne parle pas du sacrement de mariage « directement et au sens strict », et Jean-Paul II note son accord – et l’importance de cet accord – avec « l’opinion plutôt répandue chez les biblistes et les théologiens ». Mais ce texte traite aussi directement de la sacramentalité de toute la vie chrétienne ; or, le mariage en fait partie ; donc, à titre d’implication (implicite) de l’universel dans le particulier, autrement dit indirectement, ce texte parle du sacrement de mariage.

b’) Exposé des notions de « mystère » et « sacrement » (id., 5 ; p. 458 et 459)

Pour exposer la réponse à cette question, il faut d’abord préciser ce que l’on entend par mystère et sacrement. Une longue note historique, p. 174 à 176 rappelle l’itinéraire complexe des termes sacrement et mystère.

Mystère s’entend du plan de Dieu « occulté, caché en Dieu lui-même », et cette occultation est la marque distinctive du mystère, de sorte que, même proclamé et révélé, « il ne cesse de s’appeler mystère », en son être et dans la vérité de sa proclamation. Autrement dit, la révélation ne fait pas disparaître le mystère et il faut que la prédication le rappelle. Dieu demeurera toujours source cachée. Le mystère est toujours plus que son dévoilement, que sa proclamation. Pour reprendre une image chère à S. Grégoire de Nysse, la source est toujours plus que l’eau vive qui en coule et qui la manifeste : jamais l’eau vive ne sera la source sous peine de faire disparaître la source.

 

Le mystère est source

 

« Supposons que quelqu’un se tienne debout, près d’une source…, il admirera ce jaillissement sans fin qui toujours monte de l’intérieur et se verse en dehors, il ne dira cependant jamais qu’il a vu l’eau entière. Car comment verrait-il celle qui est encore cachée dans le sein de la terre ? Et même s’il restait très longtemps à côté de cette ébullition, il serait toujours au commencement de sa vision de l’eau. Car jamais l’eau ne se lasse de couler et sans cesse elle recommence à sourdre. Il en est de même de celui qui regarde vers cette beauté divine et infinie : comme ce qu’à chaque instant il trouve est toujours plus nouveau et plus paradoxal que ce que sa vue avait saisi, il ne peut qu’admirer ce qui, à chaque instant, se présente à lui, mais son désir de regarder ne se fatigue jamais, car les révélations auxquelles il s’attend seront toujours plus magnifiques et plus divines que tout ce qu’il a déjà vu [8] ».

Et voici comment Balthasar commente : « Il y a derrière tout cela un seul mystère fondamental, celui de la source divine qui a chaque moment est autre et qu’on ne peut jamais voir tout entière. C’est le mystère de la Présence qui n’a jamais fini de venir [9] ».

 

En regard, le sacrement n’est pas caché, contrairement au mystère surnaturel. Il entretient une double relation avec le mystère : et il le manifeste « dans un signe » et il le réalise dans l’homme, qui l’accueille dans la foi. D’où la définition classique du sacrement que Jean-Paul II livre telle quelle : « Le sacrement est un signe visible et efficace de la grâce ».

c’) Applications

L’épître déploie toute l’économie du mystère chrétien, à partir des notions de mystère et de sacrement.

1’’) Le « mystère caché en Dieu depuis les siècles » (94, 1 ; p. 460)

Bien que caché, ce mystère est aussi « don éternellement destiné à l’homme ». En effet, la révélation est le don par excellence de Dieu (cf. Ep 1, 3-6).

2’’) Le Christ (94, 2 et 3 ; p. 461)

Ce mystère a pour destination d’être révélé et révélé à l’homme. Or, la première révélation est le Christ lui-même : le don devient réel par lui. (cf. Ep 1, 7-10) Plus précisément, le Christ « révèle l’éternel mystère et le réalise parmi les hommes ». Mais ce sont là les deux aspects du sacrement. Aussi, même si Jean-Paul II ne tire pas cette conclusion explicitement, il est permis de dire que le Christ est le premier sacrement.

3’’) L’Église (93, 6 ; p. 459 et 460)

C’est ce que nous rappelle Vatican II en une affirmation solennelle qui ouvre la grande constitution sur l’Église : « L’Église est en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». (Lumen Gentium, 1)

Jean-Paul II note que le concile précise « en quelque sorte », car le terme sacrement a un sens analogue (c’est-à-dire à la fois semblable et différent) quand il désigne l’Église et les sept sacrements dont il est plus loin question. On peut élargir la remarque au Christ lui-même puisqu’il est sacrement, mais là encore en un sens différent de l’Église et des sacrements eux-mêmes.

4’’) Toute la vie chrétienne (94, 4 ; p. 461 et 462)

Nous passons maintenant à la seconde partie de l’épître, selon le plan que nous avons analysé plus haut. La vie chrétienne et morale est en effet la vie dans l’Église qui trouve sa source dans les sacrements : elle manifeste le mystère qui opère efficacement. Or, le sacrement est signe efficace de salut. Donc, en ce sens, la vie chrétienne est sacrement qui visibilise le mystère. (cf. Ep 1, 13) « Et ainsi donc, les aspects moraux de la vocation chrétienne restent liés […] à l’ordre sacramentel ». [10]

5’’) Tous les sacrements (93, 7 ; p. 460)

D’une part, la « sacramentalité de l’Église est constituée par tous les sacrements grâce auxquels elle accomplit sa mission sanctificatrice ». D’autre part, elle « est source des sacrements et en particulier du baptême et de l’eucharistie », dont on a vu qu’Ep 5, 25-30 parle.

 

Les trois sens de sacrement selon Karl Rahner

 

Le théologien allemand Karl Rahner distingue :

+ Le Ur-Sakrament (ou sacrement radical) = le Christ.

+ Le Grund-Sakrament (ou sacrement fondamental) = l’Église.

+ Les sept sacrements que nous connaissons bien (le septénaire sacramentel, comme on dit parfois), dont fait partie le mariage.

La belle prière du trentière dimanche du Temps ordinaire joint les différents sens : « Que tes sacrements, Seigneur, achèvent de produire en nous ce qu’ils signifient afin que nous entrions un jour en pleine possession du mystère que nous célébrons en ses rites ».

6’’) Le sacrement de mariage (94, 5 ; p. 462)

Enfin, « la sacramentalité de l’Église reste dans un rapport tout particulier avec le mariage », notamment parce qu’il est « le plus ancien des sacrements ». Il existe en effet dès la création, dès le premier couple. (94, 7 ; p. 462 et 463)

Mais surtout, le mystère par excellence est celui de l’amour éternel de Dieu pour l’homme, de Dieu qui se donne à l’homme dans le Christ ; or, le don de soi caractérise la dimension sponsale, ainsi qu’on l’a vu ; donc, le grand mystère est celui des épousailles de Dieu avec l’humanité : telles sont « les bénédictions spirituelles » dont parle le début de l’épître aux Éphésiens. Et le mariage signifie de manière privilégiée ce mystère : voilà pourquoi il est un sacrement. C’est ce qu’il nous reste maintenant à développer dans l’exposé doctrinal.

Jean-Paul II ménage ainsi une transition tellement parfaite entre son étude exégétique et son étude plus doctrinale qu’il est impossible de marquer une ligne de partage précise. Du commentaire des v. 31 et 32,on accède de façon inattendue à l’étude du sacrement de mariage.

Pascal Ide

[1] Sur ce sujet, cf. Yves-Marie Congar, La foi et la théologie, coll. « Le mystère chrétien », Paris, Desclée, 1962, p. 145-147 avec une abondante bibliographie.

[2] Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et Spes, n. 22.

[3] Saint Ignace d’Antioche, Lettres d’Ignace à Polycarpe, V, trad. Camelot, coll. « Sources chrétiennes » n° 10, Paris, Le Cerf, 1946, p. 175-177.

[4] Pour un exposé simple et résumé de sa doctrine, cf. Servais Thomas Pinckærs, La morale catholique, coll. « Bref », Paris, Le Cerf, 1991.

[5] Servais Thomas Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, coll. « Études d’éthique chrétienne », Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, Paris, Le Cerf, 21990, p. 262 ; cf. p. 262 à 266

[6] Oraison (collecte) de la messe de mariage, in Missel romain, Paris, Desclée-Mame, 1978, p. 865.

[7] « Musterion veut ainsi dire le plan salutaire et secret que Dieu révèle en réalisant ». (P. Smulders, « L’Église, sacrement du salut », in Vatican II, coll. « Unam Sanctam » n° 51 bis, Paris, Le Cerf, 1967, p. 313-338, ici p. 319)

[8] S. Grégoire de Nysse, In Cant. Homélie, PG, 11, 1000 AB, cité par Hans Urs von Balthasar, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Paris, Beauchesne, réédition, 1988, p. 124-125.

[9] Ibid., p. 131-132.

[10] « Est sacramentelle toute réalité surnaturelle qui s’accomplit historiquement dans notre vie ». (Edward Schillebeeckx, Le Christ, sacrement de la rencontre de Dieu, trad. Augustin Kerkvoorde, Paris, Le Cerf, 1960, p. 30)

18.5.2020
 

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