Dans l’autre monde, « la participation à la vie intérieure de Dieu […] atteindra alors son sommet ».
Alors, « Dieu se communique[ra] dans sa divinité même, non seulement à l’âme
mais aussi à toute la subjectivité psychosomatique de l’homme ». (67, 3 ; p. 371)
A) Introduction (64, 1 ; p. 359 et 360)
1) Objet
Nous commençons maintenant le quatrième et dernier cycle de ces catéchèses portant sur ce que Jean-Paul II intitule modestement « Réflexions sur la théologie du corps ». Nous avons précédemment analysé l’état de nature innocente (premier cycle), pécheresse (deuxième cycle) ou rachetée (troisième cycle). Il reste maintenant à étudier l’état de nature ressuscitée dans la gloire. Selon un autre type de division, Jean-Paul II parlera aussi volontiers de « troisième volet du triptyque » ou troisième cycle, auquel cas, il regroupera, en un volet, les deuxième et troisième états ou cycles. Ce rassemblement est justifié par le fait de l’imbrication plus forte de ces deux états : péché et salut sont les deux faces, ombrée et lumineuse, d’une même réalité ; de plus, ils se rapportent tous deux au temps historique présent, tandis que les deux autres renvoient soit à l’origine (préhistorique), soit au monde futur (posthistorique) ; enfin, il est commandé par la symétrie des fondements scripturaires : ces trois volets (passé, présent et futur) sont en effet tous fondés sur une parole du Christ prononcée dans l’Évangile, et même dans le premier des quatre Évangiles, respectivement : Mt 19, 3-9 pour le passé, Mt 5, 27-32 pour le présent et Mt 22, 25-29 pour l’avenir.
Au tout début, en commençant par ces quelques mots « Aujourd’hui, après une pause plutôt longue », Jean-Paul II fait très discrètement allusion aux circonstances de ces catéchèses. La dernière fut prononcée le 5 mai 1981, et celle-ci le 11 novembre (jour de l’armistice de la première Guerre mondiale). Autrement dit, la première catéchèse, qui traite du corps ressuscité, aurait dû être prononcée le 13 mai 1981, fête de Notre-Dame de Fatima et jour où Jean-Paul II allait annoncer la naissance de l’Institut qui porte son nom sur les sciences du mariage et de la famille, mais surtout, jour de l’attentat. Qu’il est émouvant, avec les résonances que nous venons d’évoquer, de songer que nous sommes contemporains de cette tentative sauvage d’assassinat que le Saint-Père a transformé en offrande d’amour et en pardon miséricordieux.
2) Circonstances
Au tout début, en commençant par ces quelques mots « Aujourd’hui, après une pause plutôt longue », Jean-Paul II fait très discrètement allusion aux circonstances de ces catéchèses. La dernière fut prononcée le 5 mai 1981, et celle-ci le 11 novembre (jour de l’armistice de la première Guerre mondiale). Autrement dit, la première catéchèse, qui traite du corps ressuscité, aurait dû être prononcée le 13 mai 1981, fête de Notre-Dame de Fatima et jour où Jean-Paul II allait annoncer la naissance de l’Institut qui porte son nom sur les sciences du mariage et de la famille, mais surtout, jour de l’attentat. Qu’il est émouvant, avec les résonances que nous venons d’évoquer, de songer que nous sommes contemporains de cette tentative sauvage d’assassinat que le Saint-Père a transformée en offrande d’amour et en pardon miséricordieux !
3) Méthode
La méthode est toujours la même. Nous l’avons dit, Jean-Paul II se fonde sur une parole du Christ qu’il va analyser avec rigueur, donnant un poids insoupçonné à des mots pourtant souvent entendus : ce sera la réponse du Christ à une question plus accusatrice qu’informatrice des sadducéens, peu de temps avant sa Passion. Il l’éclairera par d’autres paroles bibliques qui la confirmeront et la prolongeront ; ici, ce sera surtout S. Paul qui « exprime sa foi en la résurrection surtout » dans le grand texte qu’il consacre précisément à la résurrection : 1 Co 15 (70, 1 ; p. 379).
4) Difficulté : originalité du propos ?
De prime abord, ce quatrième cycle apparaît sans doute la partie la moins « inventive », la moins riche en élaborations originales et profondes, de ces catéchèses. En effet, autant les trois premiers cycles sont soulevés par un souffle extraordinairement unifiant et rénovateur, centré sur le sens de l’origine, puis de l’adultère du cœur et enfin du cœur appelé et non pas accusé, autant manque ici ce principe fédérateur et lumineux qui unirait ce dernier et quatrième cycle relatif au corps étudié dans tous ses états : nous sommes en présence d’un ensemble de remarques certes intéressantes, mais davantage juxtaposées qu’intrinsèquement articulées par une unique intuition de fond.
En réalité, mais il faut y regarder de près, le pontife romain apporte une vision neuve du corps eschatologique : d’abord, en traitant de ce sujet qui est absent de l’enseignement magistériel (le Catéchisme de l’Eglise catholique n’en dit pas un mot) ; ensuite, il renouvelle un certain nombre de questions, soit plus générales (par exemple, la nature de la vision béatifique), soit centrées sur notre sujet, la théologie corps et l’âme à la lumière de la vie glorieuse ; enfin, le propos est plus unifié qu’il ne paraît, et c’est bien la signification sponsale du corps qui en est le principe organisateur.
5) Plan
Chose rare qui vaut la peine d’être notée, dès le second §, le Saint-Père énonce son plan, quoique de manière un peu cryptée (Ibid., 1 ; p. 379) :
– Le pape va d’abord parler de la résurrection des corps : non pas de la résurrection comme telle, mais seulement de celle des corps. Jean-Paul II n’avait pas non plus traité ex professo et in extenso de la rédemption, mais de celle-ci appliquée au corps.
– Puis, dans la lumière de ces précédentes analyses, il étudiera les deux états de vie possibles de l’homme adulte : le mariage et la consécration virginale. En effet, ces « paroles [sont] d’importance fondamentale pour comprendre le mariage selon sa sigification chrétienne et, également, le renoncement à la vie conjugale pour le Royaume des Cieux ». En fait, nous verrons que seule la première partie de ce dernier programme se réalisera : le pape considèrera davantage le mariage à la lumière du troisième état, celui de la rédemption des corps, dans notre état historique, qu’à celle de la résurrection, même s’il y fera allusion et si la gloire est l’achèvement de la rédemption. En effet, il analysera le mariage à partir d’Ep 5 qui est fondé sur le mystère du Christ sauvant son Epouse qu’est l’Église.
B) La résurrection des corps en Mt 22, 25-29
Dans cette première série de 6 catéchèses, le pape va brièvement, mais profondément traiter de la résurrection des corps, dans les limites de ce que la Révélation autorise à dire de cet état mystérieux qui prolongera notre temps historique. « Il n’est que trop évident » qu’il « est difficile de construire une image pleinement adéquate du monde futur. Toutefois il est aussi incontestable qu’à l’aide de la Parole de Dieu il est possible de concevoir cette image de manière plus ou moins approximative ». (69, 7 ; p. 378)
Nous lirons d’abord le texte au sujet duquel Jean-Paul II se contente de quelques remarques exégétiques ; puis nous en commenterons le contenu qui comporte « deux éléments essentiels : 1) l’énoncé au sujet de la future résurrection des corps, et 2) l’énoncé au sujet de l’état des corps des hommes ressuscités ». (65, 2 ; p. 362 et 363 ; c’est nous qui soulignons afin de faire ressortir le plan) Autrement dit, le Christ traite de l’existence de la résurrection, puis de sa nature.
1) Lecture du texte (64, 2 à 4)
a) Critique textuelle (65, note 75 ; p. 365)
Avant d’en arriver au sens théologique du passage, Jean-Paul II aborde brièvement deux questions préalables relatives à la lettre du texte. D’une part et principalement, ce passage (ou péricope) est-il authentique ? Le problème a été soulevé par un exégète protestant de tendance libérale, Rudolf Bultmann [1], dont l’influence sur l’exégèse fut et est encore considérable. Celui-ci voyait dans les paroles du Christ « une ajoute post-pascale de la communauté chrétienne ». En effet, les sadducéens considèrent le Pentateuque comme « l’unique autorité décisive ». Or, remarque Jean-Paul II, « la référence au Pentateuque – alors que dans l’Ancien Testament il y avait de nombreux textes traitant directement de la résurrection […] – démontre que le colloque s’est déroulé réellement ».
D’autre part, quel est le genre littéraire de ce passage ? « La construction de la conversation démontre qu’il s’agissait d’une discussion rabbinique », répond une note qui renvoie à quatre références scientifiques.
Scrutons maintenant « ces paroles qui ont une signification clé pour la théologie du corps » (66, 1 ; p. 366). La mise au point théologique est permise par une question qui lui est posée.
b) La question (64, 2 ; p. 360)
Les sadducéens viennent questionner Jésus sur la loi du lévirat. Deux notes expliquent ce que sont les sadducéens (« secte liée à l’aristocratie sacerdotale » que nous ne connaissons qu’indirectement « car tous leurs écrits ont été perdus après l’incendie de Jérusalem » ; cf. aussi 65, 3 ; note 71, p. 363) et la loi du lévirat (cf. Dt 25,5-10) qui veut que, si un frère meurt sans postérité, le frère du défunt prenne pour femme la veuve du frère mort.
Nous l’avons déjà dit, les sadducéens se fondent surtout sur la lettre du Pentateuque, tandis que les pharisiens se réfèrent aussi à la tradition orale ; or, le Pentateuque ne mentionne pas explicitement la résurrection des morts, contrairement aux traditions orales plus tardives ; aussi les saduccéens s’opposent-ils aux pharisiens sur l’existence de la résurrection des morts. D’où « le cas purement théorique » (note 68, p. 360) inventé par les sadducéens pour montrer l’impossibilité de la résurrection des corps : « Il y avait sept frères. Le premier prit femme et mourut sans laisser de postérité. Le second prit la veuve et mourut sans laisser de postérité, et de même le troisième ; et aucun des sept ne laissa de postérité. Après eux tous, la femme aussi mourut. À la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d’entre eux sera-t-elle femme ? » (Mc 12,20-23) En conséquence, « la résurrection conduit à admettre la polyandrie qui est en contradicion avec la loi de Dieu ». (note 68, p. 360)
c) La réponse du Christ
1’) Contenu général de la réponse (Ibid., 3 ; p. 361)
Nous verrons plus loin en détail que la réfutation du Christ est double. Pour l’instant, contentons-nous de la lire. Jésus répond d’abord à la question de ses interlocuteurs : « N’êtes-vous pas dans l’erreur, parce que vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu ? Car lorsqu’ils ressusciteront d’entre les morts, ils ne prendront ni femme ni mari ; mais ils seront comme des anges dans les cieux ». (Mc 12,24-25)
Puis le Christ réfute les présupposés de la question et établit notamment l’existence de la résurrection des morts : « Quant au fait que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au passage du buisson, cette parole que Dieu lui a dite : ‘Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob’ ? Il n’est pas un Dieu de morts mais de vivants ». (Mc 12,26-27) Et Jésus de conclure : « Vous êtes grandement dans l’erreur ! » (Mc 12,27)
Jean-Paul II expliquera plus loin dans une note référencée ce qu’il faut entendre par la célèbre formule tirée de l’Exode : « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (65, 3, note 72 ; p. 363).
2’) Variantes de la réponse chez les synoptiques (64, 4 et 65, 2 ; p. 361 et 262 ; p. 362)
Les versions de Marc et de Matthieu concordent « presque entièrement », sauf que Mt « ne fait aucune allusion au buisson ardent ». Par contre, chez Luc, « nul accent de polémique du genre de ‘Vous êtes grandement dans l’erreur !’ ». Seconde différence : « il proclame la même chose tout en introduisant des éléments qui ne se trouvent ni dans Matthieu ni en Marc ». (cf. Lc 20, 34-36 que Jean-Paul II cite intégralement)
2) L’existence de la résurrection des corps (TDC 65)
Venons-en maintenant à la doctrine même enseignée par le Christ.
o) Remarque préliminaire d’ordre lexical
L’expression « résurrection des corps », que Jean-Paul II mentionne souvent n’appartient pas au Nouveau Testament, mais à la Tradition de l’Église, et à la Tradition la plus primitive, puisqu’elle « apparaît pour la première fois en saint Clément et en saint Justin ». Il demeure qu’on trouve « en de nombreux textes du Nouveau Testament la foi en l’immortalité de l’âme, et son existence également en dehors du corps » (Ibid., note 69, 2 ; p. 362 ; y sont fournies quelques références scripturaires). Bref, si le mot n’y est pas, la réalité est présente.
Le Christ répond avec précision : « Vous êtes dans l’erreur, parce que vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu ». (Mt 22,29) La conjonction de coordination « et » montre que double est sa réfutation : méthodologique, c’est-à-dire portant sur l’usage des Écritures et théologique, relative à la conception sadducéenne de Dieu. Par ailleurs, sous un dehors critique, négatif, la réponse du Christ est positive. En l’occurrence, il affirme non seulement le fait de la résurrection, mais ses raisons, c’est-à-dire « les bases mêmes de la foi en la résurrection » (Ibid., 2 ; p. 362).
a) Critique méthodologique
Jésus critique les fondements méthodologiques de la position des sadducéens (Ibid., 3; p. 363 et 364). « Jésus leur démontre d’abord que leur méthode est erronée : ils ne connaissent point les Écritures ». Les sadducéens se prévalent de l’Écriture. Mais leur connaissance est uniquement littérale. En regard, la seule lecture adéquate, convenante de l’Écriture est celle de la foi qui en révèle la profondeur, le fondement. « Méditer correctement l’Écriture et, en particulier ces paroles, veut dire connaître et accueillir par la foi » Dieu, et ici, « la puissance du Donneur de la vie » [2]. On remarquera aussi que, puisque les sadducéens se fondent sur le Pentateuque, le Christ, bon dialecticien, cite aussi le Pentateuque, à savoir le livre de l’Exode.
Que dit l’Écriture ? La Révélation nomme Dieu « le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et de Jacob » (une note technique s’étend sur le sens de la formule : note 72, p. 363). Or, « les paroles adressées à Moïse depuis le buisson ardent ne peuvent se comprendre que si l’on admet la réalité d’une vie qui ne finit pas avec la mort ». Voilà pourquoi « les pères de Moïse dans la foi […] sont pour Dieu des personnes vivantes ». Et Jean-Paul II de citer Lc 20, 38 : « Tous en effet vivent pour lui », c’est-à-dire Dieu.
Enfin, en positif, la parole du Christ jette les fondements de la foi en la résurrection des corps.
b) Critique théologique
Jésus critique le fondement théologique de la position des sadducéens (Ibid., 5 à 7 ; p. 364 à 366). [3] Là encore, il faut interpréter cette doctrine en positif. « Le Christ est venu pour rendre témoignage au Dieu de la vie dans toute sa puissance » : parce que l’effet premier de la puissance de Dieu est de donner la vie. Or, dès l’origine, « Celui qui est – Celui qui est vit et qui est la Vie – constitue la source inépuisable de l’existence et de la vie » ; et même après le péché de l’homme, on voit « le Dieu vivant […] contractant Alliance avec les hommes ». Mais l’Alliance est « la vie […] donnée en partage » aux hommes. Donc Dieu « renouvelle sans cesse […] la réalité même de la Vie » et « le Dieu que les sadducéens privent de cette puissance n’est plus le vrai Dieu de leurs pères, mais le Dieu de leurs hypothèses et de leurs interprétations ». [4]
c) Une critique informulée
Il existe un troisième argument auquel le Christ ne fait volontairement pas appel : sa future résurrection (Ibid., 4 et 6 ; p. 364 et 365). « Viendra le jour, écrit Jean-Paul II, où le Christ » répondra aux objections des sadducéens « par sa propre résurrection ; toutefois en ce moment, il fait appel au témoignage de l’Ancien Testament, indiquant comment on peut y découvrir la vérité sur l’immortalité et sur la résurrection ».
Mais « les raisons » de son silence sur sa future résurrection « sont évidentes et claires ». La pédagogie pleine de miséricorde de Jésus part du point où en sont ses auditeurs, à savoir la situation présente et sur la partie de l’Ecriture qui, seule, pour eux fait autorité : le Pentateuque, partie de l’Ancien Testament.
3) État des corps des hommes ressuscités (TDC 66 à 69)
Pour comprendre cet état dont nous n’avons aucune expérience, la meilleure manière est de le comparer à ce que nous connaissons, à savoir l’état actuel, historique de notre corps. Le corps ressuscité sera à la fois même et différent ; cette différence elle-même se dédouble en négatif (certaines caractéristiques disparaîtront) et en positif (de nouvelles caractéristiques apparaîtront). [5]
a) Ce qui disparaît (66, 1 et 2 ; p. 366 et 367)
Deux réalités disparaissent dans l’autre vie : le mariage et, ce qui en est la raison, l’une des finalités essentielles du mariage : la procréation.
Tout d’abord, lors de la future résurrection, les hommes « ne prendront ni femme ni mari ». Or, cette expression désigne le mariage.
Par ailleurs, l’« autre monde » (Lc 20, 35) est l’accomplissement du genre humain ; et il ne serait pas achevé si le nombre des élus n’était clos : « Cet ‘autre monde’ dont parle Luc (Lc 20, 35) signifie l’accomplissement définitif du genre humain, la clôture quantitative de ce cercle des êtres qui furent créés à l’image et ressemblance de Dieu » (2, p. 366 ). Or, la croissance quantitative de l’humanité est assurée par la fonction d’engendrement. Par conséquent, à la résurrection, le corps et donc la relation de l’homme et de la femme perdront leur finalité procréative.
Comme nous avons vu que le corps présente deux significations, sponsale et procréative, une question point nécessairement : qu’advient-il de la première signification du corps humain ? Jean-Paul II l’abordera plus tard.
b) Ce qui demeure (Ibid., 4 ; p. 367 et 368)
D’abord, l’homme ressuscité retrouve l’unité de son âme et de son corps perdue lors de la mort : en effet, lors du décès, son corps est devenu « poussière » (cf. Gn 3,19) et seule l’âme, spirituelle et donc immortelle, a survécu. Il y a donc un retour à l’intégrité historique, corps et âme, de l’homme.
Par ailleurs, le Christ dit qu’« ils ne prendront ni femme ni mari » ; or, une telle phrase n’a de sens que si la distinction des sexes demeure ; en conséquence, « les corps humains retrouvés et en même temps rénovés dans la résurrection, maintiendront leur caractère masculin et féminin », inscrit dans la corporéité. Autrement dit, les corps ressuscités seront non pas asexués ou androgynes, mais conserveront leurs propriétés sexuées. Cela ne saurait d’ailleurs étonner, puisque la sexualité appartient à l’ordre de « l’origine » voulu par Dieu, à la création ; or, selon un axiome classique, la grâce ne détruit pas la nature (créée) mais la perfectionne [6], c’est-à-dire la porte à son accomplissement ; et, selon un autre axiome classique, la gloire est la consommation de la grâce [7] ; par conséquent, loin de nier la nature, la gloire l’achève pleinement.
c) Ce qui apparaît de nouveau
Mais « est-il possible de dire quelque chose de plus détaillé à ce sujet [l’état des corps ressucités] ? Sans aucun doute ». Le Christ parle d’un « monde autre » ; la résurrection signifie « un état absolument nouveau de la vie humaine elle-même ». Et cet état, cette « nouvelle patrie de l’homme » est définitif, car la promesse du Christ est définitive. (Ibid., 3 et 5 ; p. 367 et 368)
En quoi consiste cette nouveauté du corps ressuscité ? Elle est double : la spiritualisation et la divinisation.
1’) La spiritualisation du corps ressuscité (Ibid., 5 à 67, 2 ; p. 368 à 371)
a’) Énoncé
Le nouvel état du corps ressuscité est qualifié de « spirituel » par Jean-Paul II. Cette affirmation est fondée sur l’Écriture. En effet, en s. Luc, Jésus affirme que ceux qui sont ressuscités « sont pareils aux anges » (Lc 20,36 ; et de même en Mc 12,24-25). Et d’autres passages le confirment qui comparent l’homme à un être céleste ; par exemple : « Et cependant tu l’as fait de peu inférieur aux anges » (Ps 8,6). Or, l’ange est pur esprit.
Et ce nouvel état est spécifiquement différent des états antérieurs : de la condition historique, puisqu’« une spiritualisation de l’homme » constitue « une dimension différente de celle de la vie terrestre » ; et du premier état, puisqu’elle est « même différente de celle de l’origine même ».
b’) Exposé
Comment comprendre la parole du Christ ? Celle-ci pourrait en effet susciter une crainte : l’homme est-il appelé à devenir un ange ?
Pour bien comprendre l’interprétation offerte par Jean-Paul II, introduisons une distinction implicite au texte. Les termes « spirituel », « spiritualisation » peuvent s’entendre de deux manières : de l’être (c’est-à-dire l’essence, la nature) ou de l’agir.
Dans le premier sens, spiritualisation serait l’état d’un être qui serait pur esprit, autrement dit serait un ange, puisque celui-ci est un être purement incorporel. Or, le corps fait partie de notre essence humaine, ainsi que nous allons le redire dans un instant. Ainsi, « désincarnation » signifierait « déshumanisation », « victoire définitive de l’esprit sur le corps ». Mais l’homme ne peut pas changer de nature, à moins de n’être plus homme. Par conséquent, la parole du Christ ne s’entend pas d’une spiritualisation ontologique.
« Spirituel » et « spiritualisation » expriment donc l’agir de l’homme. Ils se rapportent alors aux forces vives de l’esprit surélevé par la grâce qui soumet les dynamismes corporels, les passions. Dès lors, « la résurrection signifie une nouvelle soumission du corps à l’esprit ». Il est aisé de le comprendre en comparaison avec les autres états. D’abord, dans l’état de péché, le corps vit en conflit, en opposition avec l’esprit. Puis la rédemption opère une réelle spiritualisation par laquelle « les énergies de l’esprit parviennent à dominer les forces du corps » ; cependant, même chez le plus grand saint, cette spiritualisation n’est jamais totale, car elle « ne supprime pas la possibilité » de l’« opposition » du corps et de l’esprit, comme l’exprime S. Paul en un passage célèbre déjà cité (Rm 7,23) : l’anarchie demeure, pour utiliser un mot qui n’appartient pas au vocabulaire de Jean-Paul II. Enfin, dans l’état d’origine ou d’innocence, l’homme y était vulnérable, puisqu’il a pu chuter ; or, après la résurrection, « l’harmonie entre corps et de l’esprit » sera parfaite, définitive et irréversible.
c’) Présupposé (66, 5 ; p. 368)
« La résurrection a eu une signification clé pour la formation de toute l’anthropologie théologique ». En effet, la conception de l’homme, corps et âme, avait en quelque sorte le choix entre deux modèles : celui dualiste de Platon (l’homme est âme), et celui unitaire d’Aristote (l’homme est corps et âme). Or, « la résurrection affirme clairement que la perfection […] et la félicité de l’homme ne sauraient être » le fait « de l’état de l’âme seule », libérée du corps, mais requièrent d’union de l’âme et du corps, « définitivement et parfaitement ‘intégrée’ ». D’où la préférence marquée de S. Thomas pour l’anthropologie d’Aristote ; et la résurrection a pesé dans le choix. Dans les notes, Jean-Paul II donne des références précises aux deux philosophes grecs et au théologien médiéval.
2’) La divinisation du corps ressuscité (67, 3 à 68, 5)
a’) Énoncé
C’est le pape lui-même qui ose parler de divinisation : « Dans l’autre monde, l’état de l’homme ne sera pas seulement un état de parfaite spiritualisation, mais aussi de divinisation fondamentale de son humanité ». (Ibid., 3 ; p. 371) Toutefois, comme d’habitude, il fonde son propos sur les affirmations même de l’Écriture. En effet, en s. Luc, Jésus dit que les « fils de la résurrection » sont également « fils de Dieu ».
b’) Relation entre les deux caractéristiques du corps ressuscité (Ibid., 3 ; p. 371)
Précisément, la spiritualisation du corps ressuscité a pour cause sa divinisation : « Le degré de spiritualisation propre à l’homme eschatologique aura sa source dans le degré de sa divinisation ». Autrement dit, c’est la divinisation de l’homme, c’est-à-dire la grâce et la gloire qui seront la cause de sa spiritualisation.
Pour le monter, il va être nécessaire d’expliciter la pensée de Jean-Paul II, à savoir la différence existant entre la grâce et la gloire. En effet, la divinisation est le don de la vie intérieure de Dieu qui se communique à l’homme ; or, déjà, dans l’état de nature rachetée, la grâce pénètre l’âme, mais le corps reste encore pour une part insoumis à l’âme. Par contre, dans l’état glorieux, « Dieu se communique dans sa divinité même, non seulement à l’âme mais aussi à toute la subjectivité psychosomatique de l’homme » ; et, loin d’absorber la personnalité, il la fait « ressortir […] incomparablement ».
Précisément, la vision face-à-face, la vision glorieuse « dévoile », c’est-à-dire révèle à la théologie du corps une double nouveauté.
b’) Premier sens (Ibid., 4 à 68, 3 ; p. 371 à 374)
La première signification de la divinisation du corps est individuelle.
Pour bien le comprendre, il faut partir de ce qu’est la vision béatifique (Ibid., 4 à 68, 1 ; p. 371 à 373) : « il convient de pénétrer plus profondément dans l’essence même de ce que sera la vision béatifique de l’Etre divin, vision de Dieu face à face dans la vie future ». (Ibid., 4 ; p. 371 et 372) En son essence, cette vision « est le ‘se donner’ [autrement dit le don] le plus personnel de Dieu qui se donne dans sa divinité même à l’homme ». En effet, en se donnant à voir, Dieu révèlera toute son intimité, son intériorité ; et il n’y a pas de plus grand acte d’amour que de se donner, de se livrer ainsi totalement ; dans la vision, Dieu ne sera plus caché, comme il l’est dans l’obscurité de la foi : « dans l’autre monde, l’objet de la vision sera ce mystère caché de toute éternité ». Dieu sera contemplé, et, plus précisément, « expérimenté » et notre bonheur sera la participation au bonheur des trois Personnes trinitaires.
Or, le don de Dieu appelle en retour le don de soi de l’homme (68, 2 et 3 ; p. 373 et 374) : « Le don réciproque de soi-même à Dieu […] sera la réponse au don que Dieu a fait de lui-même à l’homme », ce don constituant « l’expérience béatifique ». Et toute la subjectivité (corps et âme) de l’homme manifestera ce don, en particulier le corps dont la vocation est de signifier toute la personne : d’autant que dans « l’autre monde », cette signification sera totale puisque plus aucun obstacle ne s’opposera à l’unité psychosomatique complètement absorbée en Dieu. Ainsi « la virginité ou plutôt l’état virginal du corps eschatologique » sera la plénière réalisation et manifestation « de la signification sponsale du corps, comme […] expression authentique de toute la subjectivité personnelle ».
En conséquence, la résurrection est une redécouverte approfondie et même achevée, c’est-à-dire parfaite, de l’être et de la subjectivité de l’homme. Et, comme nous l’avons vu avant, elle est aussi la réalisation, « l’accomplissement définitif de la signification sponsale du corps », puisque c’est la grâce divine qui en est l’auteur.
c’) Second sens (Ibid., 4 ; p. 374)
La seconde signification de la divinisation est interpersonnelle, ce qui n’est guère facile à saisir dans le contexte de l’individualisme contemporain.
Quand nous récitons notre Credo, « nous professons la foi en la communion des saints […] en connexion organique avec la foi en la résurrection des morts ». Or, la communion est une relation intersubjective entre personnes. « Nous devons [donc] penser à la réalité de l’autre monde » comme « redécouverte d’une nouvelle et parfaite intersubjectivité de tous ». C’est seulement au ciel que nous saurons pleinement qui nous sommes (c’est le premier sens) et qui sont les autres (second sens).
Jean-Paul II suggère in fine une troisième raison, mais il ne fait que l’effleurer : l’homme est créé à l’image de Dieu et du Dieu Trinité, infinie communion d’amour des trois Personnes divines. En conséquence, « la réalité eschatologique deviendra la source d’une parfaite réalisation de l’ordre trinitaire dans le mode créé des personnes ».
3’) Conséquences (TDC 69)
a’) Continuité de la résurrection et des autres états quant au corps
Nous avons déjà vu au début de ces catéchèses cette profonde union des différents états de l’homme, notamment quant à la révélation du corps que réalise le Christ ; aussi est-il inutile d’insister (cf. Ibid., 1 à 3 ; p. 375 à 377). Relevons seulement un point. Dans la vision face à face, l’homme expérimente tout son être et donc son corps comme don, de manière plénière ; mais cette signification sponsale du corps, pour n’être pas totale, n’en était pas moins présente « dès l’origine », et même, quoiqu’obscurcie, « dans la dimension historique » de l’existence humaine (Ibid., 5 ; p. 377 et 378).
b’) Primauté de la signification sponsale (Ibid., 4 ; p. 377)
Nous avons vu, dans le premier cycle de catéchèses, que la signification du corps était double : sponsale et procréatrice. Or, dans l’autre monde, eschatologique, seul demeure le premier sens. C’est donc que la signification sponsale est première et fondamentale. Autrement dit, « le mariage et la procréation ne déterminent pas définitivement d’eux-mêmes la signification originaire, fondamentale » du corps ni même, ajoute Jean-Paul II, de la sexualité. Mariage et procréation s’exercent dans la seule « réalité concrète » de l’histoire.
C) La résurrection des corps chez S. Paul (70 à 72)
Jean-Paul II étudie maintenant un autre texte capital du Nouveau Testament sur la résurrection : un passage du chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens. Cette étude va permettre de confirmer et d’approfondir l’enseignement du Christ en Mc 12. En effet, entre les anthropologies de la résurrection de Paul et des Synoptiques, il y a d’une part continuité – « il existe une cohérence essentielle » – et d’autre part rupture, nouveauté : « Paul approfondit ce que le Christ avait annoncé » (70, 5 ; p. 381). Il faudra préciser plus loin en quoi consiste cette différence.
1) Le contexte
a) Le contexte général (Ibid., 1 et 2 ; p. 379 et 380)
Alors que le passage des Évangiles commenté ci-dessus se situe avant la Résurrection de Jésus et n’y fait même pas allusion, le texte de 1 Co 15 y fait massivement référence. D’abord en son contenu, puisqu’il en traite. Ensuite quant à sa date, car « l’apostolat de Paul » a lieu après « la résurrection du Christ ». Enfin, quant à son auteur, car Paul de Tarse « eut lui aussi sa propre expérience post-pascale » : sur le chemin de Damas, il a expérimenté, personnellement, la résurrection du Christ. Jean-Paul II en suggère une raison : cette expérience est le privilège des apôtres ; or, Paul est l’« apôtre des Gentils », c’est-à-dire des païens, des non-juifs. Ainsi, la foi en la résurrection dont témoigne 1 Co 15 « est certainement basée sur cette rencontre qu’il eut avec le Christ-ressuscité ».
Voilà pourquoi « dans son argumentation post-pascale sur la future résurrection, saint Paul se réfère surtout à la réalité et à la vérité de la résurrection du Christ » qu’il a expérimentée (cf. 1 Co 15,14.20). Et, « lorsqu’il a rencontré le Christ ressuscité », Paul a non seulement expérimenté la résurrection de son corps, mais aussi, selon la distinction faite en commentant Mc 12,« l’état de son corps glorifié » (71, 1 ; p. 383).
b) Le contexte immédiat
Il nous est dévoilé par une courte note (note 80, p. 380). Paul s’adresse à la communauté de Corinthe qui était aux prises avec nombre de courants de pensée influencés par les Grecs (platonisme, pythagorisme, etc.) ; or, comme le montre l’intervention de Paul à Athènes (cf. Ac 17,16-34), juste avant la fondation de l’Église de Corinthe, « toutes les philosophies grecques niaient la résurrection des corps ».
c) Conséquence (70, 3 ; p. 380)
La réponse du Christ laisse apparaître un nouveau visage de Dieu : « la résurrection du Christ est l’ultime et la plus pleine parole de l’auto-révélation » de Dieu. En effet, Mc 12,27 nous avait déjà révélé que Dieu est le « Dieu des vivants ». Or, c’est Dieu qui ressuscite le Christ et lui donne la vie. Plus encore, « la mort », salaire du péché, est entrée dans l’histoire de l’homme « en même temps que le péché ». Aussi la résurrection est-elle le signe de la victoire sur le péché et l’accomplissement définitif de la rédemption. Donc, 1 Co 15 nous révèle Dieu comme le Sauveur qui veut être « tout en tous » (1 Co 15,28).
2) Lecture du texte (Ibid., 4 ; p. 380 et 381)
« On sème de la corruption, il ressuscite de l’incorruptibilité ; on sème de l’ignominie, il ressuscite de la gloire ; on sème de la faiblesse, il ressuscite de la force ; on sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel. S’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. C’est ainsi qu’il a été écrit : Le premier homme, Adam, est devenu un être vivant [la citation est tirée de Gn 2,7] ; le dernier Adam est devenu un esprit qui donne la vie. Mais ce n’est pas le corps spirituel qui parut d’abord, c’est le corps psychique ; puis vint le spirituel ». (1 Co 15,42-46)
Plus loin, dans une note technique (72, note 82 ; p. 386), Jean-Paul II précise que le terme capital de psuchicon, psychique (d’usage unique dans toute la Bible) est ici pris en un sens négatif ; par contre le terme psuche, esprit et ses dérivés, présente un sens positif (par exemple en Ph 1, 27 ; 2, 2.20). Une autre note référencée précise que l’opposition psychique-spirituel ne peut pas être entendue en un sens dualiste (71, 6 et note 81 ; p. 385).
3) Analyse du texte
- Paul s’attache surtout à montrer les relations existant entre l’état du corps ressuscité et les autres états du corps. Synthétisons des remarques parfois éparses dans les catéchèses.
a) La résurrection des corps en relation aux autres situations de l’homme
Nous savons que ces autres situations sont au nombre de trois, toutes antérieures à la résurrection : innocence (originelle), péché (l’homme historique), rédemption.
1’) La référence à l’homme de l’origine (Ibid., 6 et 7 ; p. 378)
D’une part, Jésus parle du « premier Adam » et du « dernier Adam », évidente allusion à l’origine. D’autre part, « le texte paulinien répète ici les paroles du livre de la Genèse (2,7) » où « la création de l’homme est » vue comme « une vivification de la matière par l’esprit ».
2’) La référence à l’homme pécheur (Ibid., 7 ; p. 378)
C’est là le point le plus développé sur lequel on reviendra plus loin. Selon l’exégèse que donne le pape, la série des antithèses – corruptible, incorruptible ; ignominie, gloire ; etc. – doit s’entendre du « corps de l’homme historique ». En effet, dans l’ordre d’apparition des épithètes, Paul parle d’un corps « corruptible », « ignominieux » (Jean-Paul II traduit : « abject »), « faible » et « psychique ». Or, c’est l’état de péché qui est ainsi « esclavage de la corruption », selon une expression du même s. Paul dans une autre épître (Rm 8,21) que le pape rapproche de 1 Co 15. L’Apôtre oppose donc homme pécheur à homme glorieux.
3’) La référence à l’homme racheté (Ibid., 8 ; p. 378 et 379)
Jean-Paul II fait référence à la même épître pour l’établir. S. Paul dit que la création qui est « en attente » et « espère être, elle aussi, libérée de la servitude de la corruption […] jusqu’à ce jour, gémit en travail d’enfantement » (Rm 8,19-22). Or, si « la servitude de la corruption » renvoie au péché, « les douleurs de d’enfantement » « révèle[nt] la présence du mystère de la Rédemption ». D’ailleurs le salut est la libération de l’esclavage du péché, il est le passage de la mort (du péché) à la vie de la grâce, « par les dons de l’Esprit » dont parle Rm 8,23. Enfin, « la résurrection constitue l’accomplissement de la rédemption du corps ».
4’) Synthèse
On le voit, les considérations de S. Paul sur la résurrection ne sont déconnectées ni de l’expérience de l’homme historique, pécheur et racheté, ni de la création originelle. C’est là une nouvelle convergence avec le message des Évangiles : « Ainsi donc, Paul reproduit dans sa synthèse tout ce que le Christ avait annoncé » (Ibid., 6 ; p. 378), et, en 1 Co 15, il le fait dans une de ces puissantes visions unitives dont il a le secret, embrassant tant le mystère des origines (de la création) que celui de l’accomplissement eschatologique : « la synthèse paulinienne […] s’enracine [donc] dans l’ensemble du mystère révélé » (Ibid., 7 ; p. 378).
b) Nature de ces relations
Nous avons lu que S. Paul met en relation « la corruption » présente avec « l’incorruptibilité » future, « la faiblesse » présente et « la force » future, etc. Mais en quoi consiste cette relation ?
1’) Première relation (71, 2 ; p. 383)
D’un premier point de vue, ces termes en relation apparaissent comme des « antithèses ». Cette opposition qui est d’abord celle des deux Adam, « indique en un certain sens, les deux pôles entre lesquels, dans le mystère de la Création et de la Rédemption, l’homme a été placé dans le cosmos » ; or, c’est parce qu’il y a cette tension « entre ces deux pôles » que « se déroule le processus » de la vie qu’exprime Paul (cf. 1 Co 15, 49). Aussi cette antithèse apparaît-elle nécessaire.
Remarquons en passant que cette « méthode littéraire » antithétique « correspond parfaitement » au « style » de Paul ; et Jean-Paul II fait allusion à une raison partielle lorsqu’il parle avant du « tempérament » de Paul qui « entre en polémique » (70, 2 ; p. 379 et 380).
2’) Seconde relation (Ibid., 3 et 4 ; p. 380 et 381)
D’un second point de vue, la relation est de potentialité à achèvement. En effet, la première perspective est insuffisante : il faut la doubler d’une seconde. Et celle-là est même plus profonde, car « cet homme céleste […] est moins antithèse et négation de l’homme de la terre […], que plutôt son accomplissement et sa confirmation ». En effet, l’homme terrestre ou premier Adam « porte en soi la potentialité de l’incorruptibilité » et se trouve plus généralement prêt « à accueillir tout ce que devient le ‘deuxième Adam’, l’Homme céleste ». Et cette puissance trouve son fondement ultime dans l’image de Dieu (Gn 1,26) qui est l’œuvre de la création, à « l’origine » ; or, l’image tend à se conformer à son modèle et celui-ci est finalement le Christ.
En philosophie, on parlerait de relation de puissance à acte, ce qui est un couple de catégories très classiques structurant de manière radicale toute la métaphysique d’Aristote et de saint Thomas. Or, par définition, la puissance n’est pas (encore) l’acte, sinon le mouvement, les dynamismes ne pourraient pas exister : l’eau froide n’est pas l’eau chaude et ne doit pas l’être, sinon le réchauffement de l’eau n’aurait pas de raison d’être. Voilà pourquoi cette relation de potentialité à accomplissement fonde la relation antithétique et lui donne un sens : ne parler que de celle-ci est superficielle.
En termes psychologiques ou anthropologiques, cette relation se traduit non seulement par une « aptitude » et une « capacité », mais par une « tendance » et un « intime désir de la gloire ». C’est ainsi que les Pères de l’Église ont toujours parlé d’un désir de voir Dieu, ce qui est proprement la gloire (cf. 1 Jn 3, 2). Jean-Paul II parle aussi d’un appel, d’une vocation « à porter en soi l’image du Christ », « à saisir et reproduire » dans l’image terrestre l’image céleste du Christ.
3’) Conséquence (71, 5 ; p. 385)
À titre de conséquence, Jean-Paul II compare ce que disent les Synoptiques et s. Paul. L’« esquisse » de 1 Co 15 est « plus détaillée », puisqu’elle nous propose quatre couples au lieu d’un seul dans les Évangiles. « Mais par ailleurs, elle est […] plus unilatérale ». Et double est cette unilatéralité : d’une part, Paul traite davantage du corps, même si cela signifie « la structure intérieure même de l’homme-personne », tandis que les Évangiles le mettent en relation à la vision face-à-face d’où nous avons pu déduire l’accomplissement de la signification sponsale du corps dans l’autre monde ; d’autre part, Paul s’intéresse au « système de forces intérieur de l’homme », mais non pas à « la permanente intersubjectivité ».
c) Les deux termes en relation (TDC 72)
En particulier, Jean-Paul II précise la relation entre les deux termes du couple : corps historique – corps ressuscité, afin de mieux cerner ce qu’il appelle l’« anthropologie de la résurrection » (Ibid., 1 ; p. 385). Il serait possible de mettre les caractéristiques en tableau comparatif.
1’) Le premier terme
D’une part, le corps historique est un corps « faible ». Ce qui signifie d’une part qu’il est « corruptible », et d’autre part qu’il est corps « psychique » (Ibid., 2 ; p. 386).
D’autre part, le corps « psychique » ou animal (1 Co 15, 44) est un corps imprégné de psychisme et d’animalité : ici, le psychisme ou « sensualité » (Jean-Paul II emploie ce terme sans nuance péjorative, comme synonyme de sensibilité qu’il utilise aussitôt après) « lie l’esprit », c’est-à-dire restreint l’exercice des deux facultés de l’esprit, la « faculté de connaître (voir) la vérité et […] la faculté de vouloir librement et d’aimer dans la vérité ».
Et de ce point de vue, la sensibilité est « une force qui cause souvent du tort à l’homme », car elle incline l’homme au mal (Ibid., 4 ; p. 387).
Nous retrouvons donc (et nous retrouverons) nos analyses de l’état pécheur sur la difficulté à accomplir ce que voit l’esprit (le bien) et sur le manque de liberté qui lui est propre.
2’) Le second terme
Le nouvel état, celui du corps ressuscité est original (Ibid., 3 ; p. 386 et 387). La résurrection est tout d’abord une « restitutio ad integrum » de l’état originel, donc la « réintégration […] de la plénitude de l’humanité ». De ce point de vue, le corps ressuscité est plus que le corps pécheur, notamment quant aux deux points que nous venons de voir : la corruptibilité et l’aliénation à la sensibilité. Autrement dit, il est incorruptible (immortel) et libre. Mais il y a davantage. La résurrection introduit « à une nouvelle plénitude », car elle suppose le mystère de l’origine (celui de la création), mais aussi celui de la rédemption. Le seul retour à l’origine serait donc la négation de la nouveauté du salut. Donc nulle nostalgie du paradis terrestre ne trouve ici sa place.
Mais en quoi consiste cette nouveauté ? En fait, le corps ressuscité va jouir des deux qualités énoncées ci-dessus (spiritualisation et divinisation) d’une manière nouvelle, et cela à partir, de la principale qualité (le terme est classique, mais il n’est pas présent sous la plume de Jean-Paul II) qui est la spiritualité. Tout d’abord, le corps sera « incorruptible », mais c’est la « spiritualisation du corps » qui « sera la source de son incorruptibilité » (Ibid., 2 ; p. 386).
Ensuite ce corps est « fort », ce qui « signifie précisément la « parfaite harmonisation » des sens « avec l’activité de l’esprit humain dans la vérité et dans la liberté ». D’où un état de parfaite liberté : l’esprit est totalement libéré des sens et du corps, non pas au sens radical, marxiste qu’on entend trop : alors cette libération serait désincarnation, disparition du corps. Mais au sens où « l’esprit aura une juste suprématie sur le corps » et la sensibilité (c’est moi qui souligne le terme « juste »)..
d) Cause et nature de la distinction (Ibid., 5 ; p. 387)
Il faut éviter deux erreurs : il serait faux de croire que cette opposition concerne seulement le corps entendu au sens grec par oppostion à l’âme ; ici, S. Paul parle de l’état de tout l’homme, incluant aussi son psychisme, « l’ensemble de sa subjectivité psychosomatique ». D’autre part, cette opposition n’est pas d’ordre ontologique. En positif, l’opposition concerne l’opération de l’homme et la cause qui en est la source : l’homme soit résiste à l’Esprit, soit s’y soumet. La différence entre corps psychique et corps spirituel recouvre donc, pour une part, la distinction paulinienne de la chair et de l’Esprit.
Mais il faut lire ces remarques de Jean-Paul II dans leur contexte : le corps ressuscité est plus que le corps racheté et que le corps à l’origine, car il est intégralement et définitivement spirituel. Le corps psychique, lui, est le corps racheté, car, même racheté, il demeure faible : sa sensibilité peut encore résister à son esprit et le « lier ».
e) Conséquence (Ibid., 6 ; p. 388)
Nous voyons donc « que toute l’anthropologie et l’éthique de saint Paul sont imprégnées du mystère de la résurrection », puisque, notamment, cet ethos est fruit de l’Esprit-Saint (cf. Ga 5, 22), ainsi que nous l’avons vu en traitant de la rédemption du corps : seule l’action charismatique de l’Esprit donne d’agir dans la pureté du cœur ; mais par la résurrection, « nous avons définitivement reçu l’Esprit-Saint » : c’est l’Esprit qui a ressucité Jésus ; aussi, notre propre résurrection est participation plénière « au don de l’Esprit vivifiant » mais, dès notre existence historique, nous participons, quoique partiellement, à ce même Esprit.
Cette participation de tout baptisé à l’onction du Christ est très précieuse aux yeux de l’Église orientale et trop oubliée de notre occident latin.
Pascal Ide
[1] Sur cette question, cf. par exemple René Marlé, Bultmann et l’interprétation du Nouveau Testament, coll. « Théologie » n° 33, Paris, Aubier, nouvelle éd., 1966, notamment p. 11 à 40.
[2] « A Dieu qui se révèle est due ‘l’obéissance de la foi’ (Rm 16, 26), par laquelle l’homme s’en remet tout entier et librement à Dieu dans ‘un complet hommage d’intelligence et de volonté à Dieu qui révèle’ et dans un assentiment volontaire à la révélation qu’il fait ». (Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 5, citant Vatican I)
[3] Une note (n. 5, p. 21) précise que cette erreur théologique se double d’une erreur anthropologique. Pour les sadducéens, l’homme est « corps et souffle de vie », et non pas âme et corps. « C’est la raison pour laquelle, selon eux, l’âme meurt en même temps que le corps ».
[4] L’histoire de l’Église montre que la grande majorité des hérésies est le fruit d’un hyper-rationalisme qui réduit et exténue le mystère dans le but de le rendre homogène à l’intelligence humaine. Tel est par exemple le cas de l’hérésie christologique appelée arianisme. Les Ariens, disciples d’Arius niaient que le Christ soit Dieu, parce que cela leur semblait absurde, c’est-à-dire contraire à leur raisonnement : comment concilier cela avec l’existence du Dieu unique ? C’était s’opposer au sens obvie de certaines paroles de l’Ecriture Sainte au nom de la raison et nier l’affirmation de foi selon laquelle le Christ est Dieu (par exemple Jn 1, 1s ; Ph 2, 6, etc…)
[5] Rappelons que les développements proposés par Jean-Paul II se fondent uniquement sur l’Ecriture ; il va de soi que les développements théologiques proposés par la Tradition de l’Église sont beaucoup plus amples. On peut par exemple se rapporter à ce que dit S. Thomas dans le Supplément de la Somme de théologie (q. 79 à 86, pour la seule question du corps ressuscité). Rappelons toutefois que ce Supplément est une compilation mal ordonnée d’œuvres de jeunesse de S. Thomas ; on peut penser que le génie arrivé à pleine maturité nous aurait offert une synthèse autre (au moins quant à la mise en ordre).
[6] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 8.
[7] Cf. aussi S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 1.