Le don du corps. Chapitre 2 La théologie du corps de concupiscence 2/2

C) Analyse de Mt 5, 27-28

Rappelons les paroles de Jésus sur lesquelles Jean-Paul II fonde son propos : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle ». (Mt 5, 27-28)

0) Présentation (TDC 34)

Elle complétera celle qui fut donnée au début de ce deuxième cycle de catéchèses.

a) Perspective du texte (id., 1 et 2 ; p. 254 et 255)

Le texte de Mt 5 a valeur éthique. Comme nous le notions au début, selon une distinction que Jean-Paul II se contente d’énoncer, le récit de la Genèse a valeur « d’introduction, surtout anthropologique », et le texte de l’Évangile est « de caractère éthique ». En effet, les paroles de Jésus contiennent une accusation, mais aussi et d’abord un jugement « sur le cœur humain ». Or, le jugement est un acte éthique. Certes il s’adresse au cœur et requiert un fondement anthropologique, mais sa nature est éthique.

Or, Jean-Paul II appelle ethos ce qui intéresse l’éthique, ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le voir. Ici donc est donné « l’ethos de l’Évangile » et le jugement du Christ « est un jugement constitutif » de cet ethos.

b) Destinataires du texte (id., 3 à 5 ; p. 256 et 257)

Certes, Jésus s’adresse aux hommes de son époque et, de ce point de vue, il faudra « rechercher dans les paroles du Christ une référence aux faits, […] aux institutions » familières de son temps. Jean-Paul II appliquera dès la prochaine catéchèse ce principe de méthode.

Les paroles du Christ intéressent aussi, indirectement mais réellement « tout homme ‘historique’ ». En effet, elles parlent du cœur de l’homme, c’est-à-dire de son « expérience intérieure ». Aussi l’Évangile a valeur d’« universalité » (id., 4, p. 256).

Enfin, le Christ parle en ce passage de ce que nous avons appelé « l’homme de concupiscence ». Cet homme est historique, il caractérise tout homme et il le caractérise de l’intérieur. Et « cette intimité est aussi la force qui décide du comportement humain ‘extérieur’ » (id., 5, p. 256).

c) Ordre d’exposé

Une fois n’est pas coutume, Jean-Paul II annonce son plan global : « Pour mieux comprendre ce texte nous analyserons d’abord ses différentes parties afin d’obtenir ensuite une vision globale plus approfondie » (p. 257). Précisément, il distingue trois parties :

  1. « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas l’adultère ».
  2. « Eh bien, moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer… »
  3. « …a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle ».

Chaque partie se centre sur un « élément » (réalité et notion) central, respectivement : l’adultère dans le corps ; le désir ; l’adultère du cœur. Pour être distinctes, ces notions sont étroitement imbriquées : ainsi, l’adultère du cœur ne peut se comprendre que par le biais du désir.

Chaque partie a un « contenu propre » (42, 1 ; p. 280). Jean-Paul II analyse d’abord le sens du premier verset relatif à l’adultère dans l’Ancienne Alliance, puis le sens nouveau, celui de l’ethos de l’Évangile. Le premier concerne l’adultère du corps et le second, l’adultère intérieur, celui du cœur. L’étude de celui-ci se subdivise à son tour en deux. En effet, « les paroles du Christ » ont « un profond enracinement anthropologique », puisque toute éthique est fondée sur une vision de l’homme.

Précisément, l’éthique de l’adultère du cœur se fonde sur une donnée anthropologique : le désir (la concupiscence) qui est dans le cœur de l’homme. (38, 1 ; p. 267 et 268) D’où deux analyses : l’une anthropologique, relative au désir (seconde partie) et l’autre éthique, relative à l’adultère du cœur (troisième partie).

Cette fragmentation du texte pourrait apparaître « artificielle ». Elle ne l’est pas et elle est même « utile, à condition qu’elle ne soit pas seulement appliquée de manière disjonctive [analytique], mais également conjonctive [synthétique] ». (id.)

Passons maintenant à l’analyse détaillée des trois parties du texte.

1) L’adultère du corps

Jean-Paul II va faire jouer un principe méthodologique établi ci-dessus : s’intéresser au contexte. « Plaçons-nous d’abord au point de vue des auditeurs directs du Discours sur la Montagne » (35, 1 ; p. 257 et 258), c’est-à-dire les Juifs de son temps. Il se placera plus loin au point de vue de tous les hommes, de ceux à qui s’adresse la Loi nouvelle, celle de l’Évangile, « l’homme de tout temps et de tout lieu » (38, 3 ; p. 269).

Ce texte « présuppose » (38, 1 ; p. 267 et 268) donc la connaissance de l’Ancien Testament pour être compris en toute sa richesse. Or, triple est le sens de l’adultère pour un auditeur Juif au temps du Christ. Et ce triple sens réfère d’ailleurs au trois grandes parties de l’Ancien Testament. Ces significations sont dynamiquement articulées, car elles préparent, elles ouvrent de plus en plus au sens évangélique. Les qualificatifs juridique, théologique et éthique sont de nous. Le plan que nous suivrons sera toujours le même : 1’) ce que dit l’Ancien Testament ; 2’) l’application aux paroles du Christ.

a) Signification juridique (35, 1 à 36, 4 ; p. 257 à 262)

Cette signification étant pour nous la plus éloignée de l’Évangile, elle le rend plus difficilement compréhensible. Il est par ailleurs certain que les auditeurs de Jésus entendait d’abord ce sens.

1’) Exposé

Selon Jean-Paul II, la Loi présente trois traits :

a’) Premier trait

La Loi traduit un abandon de la monogamie au profit de la polygamie. La note 50, p. 261, donne un court relevé des textes relatif à ce sujet dans l’Ancien Testament. La polygamie tient surtout à deux raisons, et le Saint Père retient ce qui intéresse son propos. La première est « dictée par le désir […] d’une nombreuse descendance ». En effet, la fécondité, fin essentielle du mariage, était si considérée que la stérilité justifiait la recherche d’une autre épouse, comme le montrent les vies de Sara et de Rachel (35, 2 ; p. 258) Mais ce n’est pas la seule raison. L’histoire des rois d’Israël montre que la polygamie est « effectivement établie et ceci pour d’incontestables motifs de concupiscence ». (id., 3 ; p. 259) Et là nous touchons déjà la question de fond, c’est-à-dire le cœur humain : en effet, le changement apporté par le Christ concerne la concupiscence qui habite le cœur.

Il demeure que l’adultère existe et possède un sens précis. Pour ne reprendre que le cas exemplaire de David, patente, l’adultère est considéré comme un péché. En quoi consiste la faute ? « Par adultère, on entend uniquement la possession de la femme d’autrui, alors que ce n’est pas la possession d’autres femmes comme épouses à côté de la première » (id.), autrement dit, la polygamie. Or, cette définition de l’adultère contient deux éléments importants qui constituent les deuxième et troisième traits de la conception légaliste de l’adultère.

b’) Deuxième trait

D’une part, l’homme a comme un droit de possession sur la femme qui est légalement son épouse. Mais cette relation n’est pas symétrique. En droit, l’homme ou la femme qui commettent l’adultère sont tous deux passibles de la peine de mort (cf. Lv 20, 10). Toutefois, de fait, le droit matrimonial de l’Ancien Testament « défavorise la femme qu’il traite avec une plus grande sévérité ».

c’) Troisième trait

D’autre part et enfin, la vision légaliste de l’adultère le considère dans son seul aspect objectif, extérieur (id., 3 et 4 ; p. 259). Le pape le montre par un raisonnement qu’on peut systématiser ainsi.

  1. En effet, toute la législation vétérotestamentaire en matière sexuelle ne s’intéresse qu’à l’extérieur. Jean-Paul II distingue souvent, nous y sommes maintenant habitués, l’objectif ou extérieur et le subjectif ou intérieur (de l’homme, autrement dit de sa conscience). Selon cette perspective strictement objective, « tout ce qui est sexuel est tenu, en un certain sens, pour ‘impur’ » ; mais cette impureté concerne « particulièrement […] les manifestations physiologiques de la sexualité humaine ». Par exemple, « le fait de ‘découvrir la nudité’ est stigmatisé à l’égal d’un acte sexuel illicite accompli ». Peu importe l’intention de l’attitude, ce qui ferait intervenir un critère subjectif. La morale sexuelle, dans la Loi, passe donc sous silence la dimension subjective.

Aussi Jean-Paul II remarque en une formule très pondérée : « On ne saurait que difficilement se soustraire à l’impression que ces évaluations avaient un caractère négatif ». Il serait cependant faux de voir dans ces prescriptions légales « des précurseurs du manichéisme ». Cette doctrine, en effet, se caractérise par un mépris du corps et de la matière en général qu’elle pense être l’œuvre d’un dieu mauvais. Ce qui n’est nullement le cas dans la Loi.

Enfin, confirmation de cette perspective objective est donnée par le « lien qui existe entre la moralité, la loi et la médecine » dans les livres de l’Ancien Testament : combien de prescriptions juridiques sont d’abord d’ordre hygiénique ; or, la médecine intéresse en premier lieu l’extérieur, le corps.

  1. Or, dans le cas de l’adultère, l’extérieur s’identifie au corps. Voilà pourquoi la Loi ne traite que de l’adultère du corps : elle interdit d’avoir des relations sexuelles avec la femme ou le mari d’un autre. Mais il n’est rien dit de l’intérieur, du désir concupiscent. Aussi, Jean-Paul II remarque-t-il que le jugement de l’Ancien Testament n’est pas tellement sévère (ce qui était le premier critère de différenciation), mais « plutôt marqué d’un objectivisme », ie. d’une inattention au sujet, au « cœur ». La raison de cet oubli comporte d’ailleurs une face très positive : l’intention de la Loi est plus « de mettre en ordre toute la vie sociale qui depuis toujours a pour base le mariage et la famille ».

Rappelons toutefois que même si cette conception juridique du péché est objectiviste, l’adultère est réellement un péché et un péché puni gravement, puisqu’il peut entraîner la peine de mort (cf. Lv 20, 10 ; cf. id., 4 ; p. 259).

2’) Application aux paroles du Christ

Il peut se poser un problème : le Christ est venu accomplir et non pas abolir la Loi ; mais ici il s’oppose fermement à ce qu’énonce la Loi de Moïse.

Jean-Paul II répond en remarquant que « la condition de cet accomplissement est la juste compréhension » de la Loi. Or, Jésus « refuse l’interprétation qu’au cours des siècles » les pharisiens « ont faite du contenu authentique de la Loi », soumettant le dessein du Créateur et Léglislateur « aux nombreuses faiblesses et limites de la volonté humaine découlant précisément de la triple concupiscence », c’est-à-dire de l’état de nature blessée par le péché originel (35, 1 ; p. 257-258) Là encore, c’est la concupiscence qui brouille les cartes.

À la suite de Jésus, le pape prend donc bien soin de marquer que l’interprétation faite par les prophètes n’est pas conforme au plan de Dieu : c’est une lecture « casuistique » de la Loi. L’adultère ne respecte pas le plan de Dieu conçu à l’origine. Comme le Christ se réfère à l’origine, il devra transformer cette interprétation casuistique : « Une réévaluation fondamentale de la signification essentiellement éthique » (36, 1 ; p. 260-261) de ce que l’on appelle le sixième commandement « Tu ne commettras pas d’adultère » est nécessaire.

Jésus le confirme dans l’épisode de la femme adultère (Jn 8, 1-11), puisqu’il lui dira, à la fin : « Va et ne pèche plus ». C’est donc qu’il pense aussi que l’adultère est un péché. D’autre part, Jésus y « fait appel, non pas aux prescriptions de la loi d’Israël, mais exclusivement à la conscience ». Cette interprétation de la loi lui semble donc caduque. (35, 5 ; p. 260)

b) Signification théologique (36, 5 à 37, 3 ; p. 262 à 265)

1’) Exposé

L’Ancien Testament, plus précisément « la tradition des prophètes » parle de l’adultère dans une toute autre perspective que le Pentateuque ou la Loi. Ici, l’adultère s’entend dans un sens analogique, c’est-à-dire multiple et différencié.

En effet, « le Dieu de l’Alliance, Yahvé, est souvent présenté comme Epoux ; et l’amour avec lequel il s’est uni à Israël peut et doit s’identifier avec l’amour sponsal des époux ». (36, 5 ; p. 262 et 263) C’est ainsi qu’Isaïe présente surtout cet amour d’épousailles entre le Dieu-Epoux et Israël son épouse (cf. par exemple Is 54 ou 62,1-5 ; p. 263).

Or, l’adultère est trahison du lien conjugal. Donc, analogiquement, l’adultère, en sa signification théologique, sera l’infidèlité, « la trahison d’Israël-épouse » à l’égard de l’amour du Dieu toujours fidèle (id., 6 ; p. 263). Chez Osée (1-3), la comparaison se fait « non seulement par la parole, mais aussi (semble-t-il) par son comportement » (37, 1 ; p. 263 et 264). Il présentera d’ailleurs cet adultère comme prostitution ou comme impudicité (id.). Or, choisir les idoles, c’est refuser l’unicité et la primauté de Dieu. Aussi l’adultère par excellence, au sens théologique, s’identifie au péché d’idolatrie. Cela est particulièrement net chez Ezéchiel 16,5-8. 12-15. 30-32 que Jean-Paul II cite in extenso (id., 2 ; p. 264 et 265).

2’) Application aux paroles du Christ (37, 3 à 6 ; p. 265 à 267)

Le second sens d’un terme analogue est à la fois semblable (Jean-Paul II parle de « moment similaire » ) et différent par rapport au premier sens. Ainsi l’adultère en sa signification théologique (le second sens) nous rapproche du sens nouveau (celui de l’adultère du cœur) que le Christ entend donner à l’adultère.

En quoi consiste la différence, autrement dit : sur quoi l’analogie ne porte-t-elle pas (id., 3 ; p. 265) ? La relation que noue l’Alliance entre Dieu et son peuple est asymétrique, puisque c’est toujours Dieu-l’Epoux qui aime en premier, par « choix […] de pure miséricorde » et c’est seulement – mais pas obligatoirement – l’épouse qui est infidèle et trahit. Ce qui n’est bien sûr pas le cas dans le mariage qui naît d’un acte symétrique, bilatéral, mutuel de choix.

Mais attardons-nous sur ce qui est commun et qui est bien plus important. La signification que les prophètes donnent à l’adultère dépasse la signification « de la tradition législative ». Et cela de plusieurs manières :

Primo, l’adultère est un péché. Ce n’est pas un acte extérieur, indépendant de l’acte intérieur. En effet, la rupture d’alliance est toujours un péché dont Israël est coupable.

Secundo, on ne peut comprendre l’Alliance entre le peuple et le Dieu unique que selon les catégories du mariage monogame. Autrement dit, au monothéisme répond la monogamie. Ainsi, malgré « l’arrière-plan de la polygamie effective et légalisée », dont nous avons vu qu’il caractérise l’Ancien Testament, la signification première, plénière et éthique du mariage comme lien entre un seul homme et une seule femme ne s’« altère pas ».

Et cette relation n’est pas seulement analogique, elle est bien plus profonde. Elle exprime une relation de signifiant à signifié : l’alliance entre les personnes est le signe de l’alliance entre Dieu et l’homme. Encore enveloppée, s’amorce toute la théologie du sacrement de mariage. Nous aurons l’occasion de développer longuement ce point en commentant S. Paul aux Éphésiens. Or l’adultère apparaît donc comme « une radicale falsification du signe ». (id., 4, p. 265 et 266)

Tertio, si, dans le cadre de la signification théologique, l’adultère est un péché, il est une réalité morale : car le péché est un « mal moral ». Or, l’éthique engage toujours la personne. L’adultère ainsi entendu ne saurait donc concerner exclusivement le corps, elle regarde également les relations personnelles et donc le cœur : « le ‘péché’ du corps ne peut s’identifier qu’en fonction des relations des personnes ». (id., 5 et 6 ; p. 266 et 267)

c) Signification éthique (38, 3 à 5 ; p. 269 et 270)

Ici, nous nous tournons vers l’enseignement des écrits sapientiaux. Or, « la tradition des sapientiaux s’intéressait tout particulièrement à l’éthique et aux bonnes mœurs de la société israélite ». (id., 4 ; p. 269)

1’) Exposé

Tout d’abord, les textes sapientiaux mettent en garde contre le péché dans la relation entre l’homme et la femme, et cela de manière « unilatérale : les avertissements s’adressent surtout aux hommes. Ceci peut signifier qu’ils en avaient particulièrement besoin ». Quant à la femme, elle est plutôt vue comme une tentation. (38, 4 ; p. 269)

Mais ces textes louent aussi les qualités de la parfaite épouse (cf. Si 26,15-18 ; 13 ; cité p. 269 ou ibid. ; cf. Pr 31,10s). Par contre, et nous revenons au premier thème, ces qualités (notamment la beauté, la grâce) deviennent occasion de chute et d’adultère si la femme n’est pas l’épouse (cf. Pr 6,25 ; Si 9, 8-9)

Enfin, ce qui est surtout intéressant pour nous est le développement donné à la convoitise et au désir (39, 1 et 2 ; p. 270 à 272). Ces écrits montrent combien l’âme peut être dominée par la convoitise de la chair. Et de citer par exemple Si 23,17-22. Plus encore, la Bible décrit, analyse avec précision la passion (cf. id., 2, p. 271 et 272). Jean-Paul II la résume en une véritable symptomatologie qui est aussi révélatrice des effets dévastateurs de la concupiscence dans les différentes parties de notre être. L’analyse vaut d’être citée avec quelque ampleur tant elle est fine et éclairante :

* La concupiscence « excite le corps » et « envahit le sens ».

* La passion engendrée par la convoitise de la chair prend alors possession du cœur au sens biblique. Détaillons :

* Elle touche l’intelligence : « elle émousse la faculé de réfléchir ».

* Elle « se soustrait à la voix de la conscience », c’est-à-dire rend difficile le discernement du bien et du mal ; elle émousse le sens des responsabilités devant Dieu. Certes il peut subsister « un semblant de pudeur, qui se manifeste comme crainte des conséquences plutôt que comme peur du mal en soi ». Ne nous y trompons donc pas.

* D’où une conséquence générale : « la passion entraîne l’inquiètude », car elle demande la satisfaction permanente. De plus, celui qui satisfait à sa passion a l’illusion qu’il en éteint le feu. Au contraire, comme l’homme n’atteint jamais « les sources de la paix intérieure », il demeure toujours inquiet. En un mot, « il se consume ».

* Enfin, Jean-Paul II reconnaît qu’« insérée », autrement dit, intégrée vertueusement, et soumise à l’intelligence et à la volonté, « la passion peut aussi devenir une force créatrice » : cela suppose toutefois « une transformation radicale »; celle même qu’opère la Loi nouvelle, celle de l’Évangile.

 

La passion charnelle d’Augustin d’Hippone à Dante Alighieri

 

Les grands classiques de la littérature mondiale ont décrit le feu de la passion charnelle dans l’âme. Jean-Paul II cite trois auteurs parmi les plus célèbres (39, 2, note 51 ; p. 271) : S. Augustin, Dante et Shakespeare.

« Prisonnier, malade de la chair, je goûtais de mortelles délices à traîner ma chaîne. Je craignais qu’elle ne se brisât, et je repoussais les paroles de bon conseil qui heurtaient, pour ainsi dire, ma blessure, comme un blessé écarte la main d’un libérateur […]. Ce qui surtout me tourmentait violemment, c’était l’habitude d’assouvir l’insatiable concupiscence [1] ».

 

« Quand ils arrivent par devant la ruine

Là grincements, pleurs, lamentations :

Là ils blasphèment la Puissance divine.

J’entendis qu’à ce genre de tourment

Etaient voués tous les pécheurs charnels,

Lesquels soumettent raison à convoitise. […]

Nulle espérance jamais ne les conforte,

Non de repos, mais d’une moindre peine [2] ».

2’) Application aux paroles du Christ

Les écrits de sagesse parlent du péché charnel de l’homme, mais nous avons déjà rencontré ce thème avec les textes prophétiques : ils ne sont donc pas originaux.

Par contre, le sens sapiential « fait appel à l’expérience et à la conscience de l’homme de tout temps et de tout lieu ». (id., 38, 3 ; p. 269) Leur universalité rejoint celle du discours du Christ qui se réfère à l’« expérience intime » de chaque homme (id., 39, 3 ; p. 272 et 273).

Par ailleurs, les textes sapientiaux ont une connaissance particulière du cœur humain, de sa psychologie, de son intériorité. Surtout, nous venons de le voir, ils savent combien le désir, la convoitise naissent dans le cœur. Ils préparent donc ce que le Christ dira de l’adultère du cœur. Cela ne signifie toutefois pas qu’ils en traitent, car « les auteurs de ces livres se servent de la connaissance de l’intériorité pour enseigner la morale dans le cadre de l’ethos » qui est « historiquement » le leur, c’est-à-dire celui de la polygamie et du juridisme, et non dans le cadre éthique du Christ, qui est monogame et intérieur. (id., 38, 5 ; p. 270)

Or, les auditeurs ont connaissance de la tradition sapientielle (cf. id., 39, 3 ; p. 272 et 273). Donc, et en raison de l’expérience intérieure de la concupiscence commune à l’humanité et en raison de leur tradition propre, le langage du « Maître » c’est-à-dire du Christ, comme dit Jean-Paul II, résonne particulièrement en eux. D’autant que Jésus présuppose la « connaissance suffisante de ce fait intérieur » du désir (id., p. 273).

d) Résumé (38, 6 ; p. 270)

L’Ancien Testament comporte trois parties : la Loi ou Pentateuque, les Prophètes et les écrits de sagesse (ou sapientiaux). Ce sont par exemple eux que le Christ passe en revue en Lc 24 . Or, ces trois types d’écrit apportent une révélation différenciée sur la signification de l’adultère. Jean-Paul II mentionne par exemple les deux dernières significations dans la phrase suivante : « Si en vertu de la tradition prophétique, ces auditeurs étaient, en un certain sens, préparés à comprendre de manière adéquate le concept d’ ‘adultère’, ils étaient tout autant préparés, en vertu de la tradition des ‘sapientiaux’, à comprendre les paroles qui se réfèrent au ‘regard concupiscent’ ou bien ‘à l’adultère commis dans le cœur’ ». La conception juive de l’adultère a donc connu une évolution, évolution qui rapproche de l’origine à laquelle le Christ va maintenant – implicitement – renvoyer.

2) Le désir, fondement de l’adultère du cœur (39, 3 à 41)

À titre de préliminaire et de transition, remarquons un changement stylistique qui introduit à une mutation plus profonde. La loi ancienne est formulée comme un commandement (de manière impérative, normative) et négativement ; la loi nouvelle change son style : il est à la fois affirmatif (précisément « narratif-affirmatif », comme dit Jean-Paul II) et positif : Jésus « décrit un fait intérieur » ; or, cette description indique comment entendre le sens du commandement. Les termes mêmes manifestent ainsi que le Christ n’annule pas l’ancienne loi, mais qu’il l’accomplit. (42, 3 ; p. 281)

La parole du Christ : « Eh bien, moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer… » comporte deux notions, regard et désir, qui sont étroitement mises en relation. Il faut d’abord en préciser le sens précis avant d’en ressaisir le sens dans le contexte général.

a) Le regard (39, 4 et 5 ; p. 273 et 274)

Le regard exprime ici l’acte intérieur du désir. « Le regard exprime ce qui est dans le cœur ». Nous retrouvons l’un des principes essentiels de l’anthropologie du corps de Jean-Paul II. Il est d’ailleurs étayé sur une démonstration philosophique et même métaphysique très précieuse. En effet, la métaphysique établit que l’agir suit l’être (selon la traduction littérale de l’adage latin : « operari sequitur esse »). Or, le regard de l’homme fait partie de ses actions ou opérations. Aussi, « intueri sequitur esse » : voir suit l’être. Or, l’agir est souvent extérieur tandis que l’être est intérieur, immanent ; et ce qui est extérieur révèle, exprime, est signe de ce qui est intérieur. En conséquence, le regard exprime, révèle l’être intérieur : « le Christ apprend donc à considérer le regard quasi comme le seuil de la vérité intérieure de l’être ».

Chacun de nous en fait spontanément l’expérience : si nous voulons connaître une personne, nous poserons d’abord notre regard sur son visage, et plus encore sur ses yeux. [3]

Nous appliquerons plus loin cette réflexion au désir.

b) Le désir (TDC 17 et 41)

Une mise au point est nécessaire pour ne pas interpréter faussement l’analyse biblique du désir et ce qu’en dit Jean-Paul II.

1’) Nature du désir (40, 1 et 2 ; p. 274 et 275)

En effet, la signification du terme désir est double : psychologique et biblique (ou éthique).

Du point de vue psychologique, c’est « une intense aspiration vers l’objet à cause de sa valeur […] sexuelle ». Il s’agit de « l’éternelle attraction réciproque de l’homme vers la féminité, de la femme vers la masculinité ». Jean-Paul II, faisant allusion au célèbre ouvrage de Gertrude von le Fort, parle même de « l’éternel féminin » (et de son symétrique : « l’éternel ‘masculin’ »). Ici, l’attraction, et Jean-Paul II note que cela vaut même pour l’homme pécheur, tend « à se dégager de la pure concupiscence et cherche à s’affirmer au niveau propre du monde des personnes ». Un signe en est « cette honte originelle dont parle Gn 3 » : en effet, comme nous l’avons vu, la honte est peur de perdre sa dignité personnelle ; or, la honte fait intégralement partie de l’expérience du désir.

La perspective « biblique – sans cependant sous-évaluer l’aspect psychologique – met surtout en relief l’aspect éthique, étant donné qu’il s’agit d’une valeur qui se trouve lésée… ». Désormais, le désir s’entend de l’attraction de l’homme vers la femme (et réciproquement) déjà engagée dans le cadre de l’état général de nature pécheresse, mais aussi de la liberté responsable, s’incarnant dans la relation entre les personnes. Alors, le désir est « la duperie du cœur humain à l’égard de l’éternelle vocation » de l’être humain. Ce qui signifie que le premier point de vue (psychologique) est éthiquement neutre.

 

Le désir sexuel bon, mais blessé

 

« Le travail, le langage, l’institution, la sexualité, etc…, ne sont pas pensés comme réalités consécutives à la transgression. Elles font partie de l’ordre premier – confessé – de la création. Seule la modalité est affectée : le travail, de culte reconnaissant, devient devoir pénible ; la sexualité, de rencontre émerveillée, devient lieu de sujétion ; la limite, de positive, est désormais ressentie comme oppression [4]… »

 

Cette distinction permet de répondre d’emblée à une difficulté qui sera émise plus loin (41, 4 et 5 ; p. 279 et 280). L’évaluation négative du désir sexuel ne met-il pas en question la réalité du « besoin sexuel », qui fait partie de notre nature humaine et demeure nécessaire pour assurer sa finalité procréatrice ? Jean-Paul II répond en distinguant :

– d’une part le besoin sexuel « en tant que dimension objective de la nature humaine », c’est-à-dire du désir en son aspect psychologique. Or il est nécessaire, contrairement à tout ce que prétendent les réductions et les relectures manichéennes de l’Évangile (ce qui sera longuement développé plus loin : notamment TDC 15 et surtout 45) : ce besoin « peut et doit servir à la construction de l’unité ‘de communion’« de l’homme et de la femme.

– d’autre part, le désir sexuel où « l’une des deux personnes existe seulement comme sujet d’apaisement du besoin sexuel ». On retrouve alors le désir au second sens ou sens biblique.

2’) Cause du désir au sens biblique

Jean-Paul II explicite ce second sens de désir en faisant appel à la catégorie phénoménologique d’intentionnalité. Celle-ci s’entend en son sens courant d’intention, de but visé par la personne, par son « cœur », pour reprendre la Bible. Or, « la richesse personnelle de la féminité » ou de la masculinité ne se réduit pas « au sexe comme objet convenant à la satisfaction de sa propre sexualité » : elle comporte d’autres valeurs, à commencer par la signification sponsale du corps. Le désir biblique va donc se traduire par « une ‘réduction’ intentionnelle », c’est-à-dire par « une limitation ou obstruction de l’horizon de l’esprit et du cœur ».

Précisons cette intentionnalité. Elle touche en fait un triple domaine :

Elle concerne d’abord la connaissance (cf. 41, 1 ; p. 277 et 278).

Ici, il y a non seulement « conscience que la valeur du sexe fait partie » de l’être humain, mais il y a réduction de la conscience de l’autre à cette seule valeur. Ainsi donc, autant le désir psychologique « libère » l’homme, autant le désir au sens éthique, biblique « limite » l’homme en « dénaturant la hiérarchie des valeurs » (40, 3 ; p. 275 et 276). Tout commence donc par la blessure que le désir crée dans l’intelligence : « Le désir a pour effet que […] la signification du corps qui est propre à la personne s’estompe ». Autrement dit, à cause du désir, féminité et masculinité ne sont plus « un langage spécifique de l’esprit » et « la sublime signification sponsale du corps » se perd. (id., 4 ; p. 276) « La concupiscence – comme l’adultère – est un détachement intérieur de la signification sponsale du corps ». (39, 5 ; p. 273 et 274)

Précisons encore par la distinction du sujet et de l’objet qui est chère au pape : dans la concupiscence, « la femme que regarde l’homme cesse d’exister comme sujet de l’éternelle attraction et devient seulement objet de convoitise charnelle ». (40, 5 ; p. 276 et 277)

Mais « l’intentionnalité cognitive elle-même ne signifie pas encore asservissement du ‘cœur’ ». (41, 1 ; p. 277 et 278)

Ensuite, l’intentionnalité touche la volonté libre.

La réduction plénière se fonde sur la décision de la volonté : alors « la ‘concupiscence’ s’est rendue maîtresse de la volonté ». Comme le sujet humain est intelligence et volonté, on peut dire que la réduction « acquiert alors une pleine dimension subjective ». (id., 2 ; p. 278)

En effet, l’agir ou la volonté suit la connaissance. Or, l’action se fonde sur une fin qui est elle-même une valeur, un bien (et « valeur » se dit axios en grec). L’« ‘aspiration’ […] s’oriente toujours vers une fin, c’est-à-dire vers un objet connu sous l’aspect de la valeur ». (40, 5 ; p. 276 et 277) A la réduction intentionnelle de la connaissance répond donc une « ‘réduction’ intentionnelle axiologique » (sic !). Pour le dire en termes plus concrets, le désir « tend directement à une fin exclusive : satisfaire seulement le besoin sexuel du corps ». Et, nous le savons désormais, l’immoralité ne vient pas de la tendance, mais de son caractère réducteur et exclusif. (id., 4 ; p. 276)

– Enfin, la réduction de l’intentionnalité touche l’existence.

En effet, dans le désir, l’intelligence et la volonté tendent vers l’existence de l’autre. La question est alors : « qui ‘est’ ou plutôt qui ‘devient’, pour l’homme, la femme que celui-ci ‘regarde avec convoitise’« ? (41, 1 ; p. 277 et 278) Dans le cas du désir, l’autre personne est réduite à n’être qu’un objet. Pour employer une expression qui n’est pas littéralement chez Jean-Paul II, la réduction affecte l’homme en quelque sorte ontologiquement, car « dans ce climat [de concupiscence] l’être humain ‘se sert’ d’un autre être humain, ‘l’utilisant’ uniquement pour satisfaire ses propres ‘désirs’ ». (id., 5 ; p. 280)

Bref, l’intuition de fond est double.

D’une part, le désir n’est pas une réalité animale, mais humaine : il n’existe pas à l’état brut en l’homme, mais il est connecté intimement à ce que la personne connaît et veut dans sa relation à une autre personne. Et c’est ce que signifie l’appel à la notion d’intentionnalité, qui caractérise la vie de l’intelligence et de la volonté : elle traduit en termes techniques le terme biblique de cœur. Or, le cœur, soit réduit l’autre à n’être qu’un objet de satisfaction, soit lui donne sa pleine dignité de sujet.

D’autre part, l’intentionnalité sauvegarde l’intériorité et explique donc que puisse exister un adultère du cœur sans acte extérieur. « Bien que l’acte soit absolument intérieur, caché dans le ‘cœur’ et exprimé seulement dans le ‘regard’, en lui intervient déjà un changement […] de l’intentionnalité même de l’existence ». Or, « ce changement de l’intentionnalité de l’existence […] s’actualise dans le ‘cœur’ du fait qu’il s’est actualisé dans la volonté ». (41, 2 ; p. 278 )

Il importe de bien comprendre cette « dimension […] du ‘cœur’ comme dimension de l’homme intérieur », conclut Jean-Paul II, car « là se trouve le nœud même de la transformation de l’ethos vers laquelle tendent les paroles » du Christ. (id., 6 ; p. 280)

3’) Conséquence du désir (41, 3 ; p. 278 et 279)

La conséquence de ce qui vient d’être développé est que le désir au sens biblique diminue la liberté. En effet, « la liberté du don » est « inhérente à la conscience profonde de la signification sponsale du corps » et le désir implique la réduction de ce sens. Aussi la concupiscence cause une « contrainte plus ou moins complète » ou « contrainte du corps », celle que l’on avait décrite avant en Si 23, 17-22.

c) Le regard de désir (40, 5 ; p. 276 et 277)

Il suffit de tirer les conséquences de ce que l’on a dit plus haut. Jésus ne parle pas que du regard, ce qui n’est qu’un « acte cognitif », c’est-à-dire de connaissance, mais de « regarder pour désirer ». Or, cette formule peut s’entendre en deux sens. Soit elle désigne « un acte cognitif dont se sert l’homme qui désire ». En ce cas, cet acte est aussi neutre que le désir au sens psychologique du terme. Soit elle désigne « un acte cognitif qui suscite le désir chez l’autre sujet et surtout dans sa volonté et dans son cœur ». Or, c’est la volonté libre éclairée par l’intelligence qui considère la personne de l’autre sexe comme un sujet ou comme un objet de plaisir. Là intervient le désir au sens biblique et donc le risque de réduction analysé ci-dessus.

 

Le regard de désir

 

« Lorsqu’un débauché regarde une femme pour la désirer, cette femme a beau être chaste, lui-même a commis l’adultère. La sentence du Seigneur est véritable et claire : ‘Tout homme qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur.’ Il ne parvient pas jusqu’à la chambre de cette femme, mais il se vautre déjà dans sa propre chambre intérieure [5] ».

3) L’adultère du cœur (TDC 1 ou 42 ??? et 43)

a) Introduction

Il s’agit ici de passer du sens psychologique ou plutôt du fondement anthropologique au « sens éthique » afin de déterminer ce qu’est le nouvel ethos, les nouvelles valeurs de l’Évangile. (42, 2 ; p. 281), le « plus » qu’elles impliquent par rapport à l’Ancien Testament (38, 1 ; p. 267 et 268). Or, celles-ci se résument dans l’« expression clé » qu’il nous revient maintenant d’analyser : « l’adultère du cœur ». Elle est, n’hésite pas à dire Jean-Paul II, « la source principale pour révéler les valeurs essentielles du nouvel ethos ».

Mais il se pose aussitôt un problème : « il semble évident que c’est seulement dans la ‘chair’ que l’adultère peut être reconnu », lorsqu’un homme s’unit à une femme qui n’est pas la sienne. Or, l’adultère du cœur s’oppose à l’adultère du corps, dans la bouche même de Jésus. « L’adultère du cœur » ne serait-elle pas seulement une « expression métaphorique » ? (id. ou plutôt 42, 4 ; p. 281 et 282) Pour répondre à cette difficulté cruciale, pour nous autant que pour les auditeurs du Christ, il faut s’interroger sur le sens précis de cette expression, autrement dit « faire une lecture sémantique » (une recherche du sens) de Mt 5,28.

b) Significations erronées (id., 5 à 7 ; p. 282 à 284)

Bien évidemment, elle n’est pas l’adultère du corps. Elle s’en distingue comme l’acte intérieur de l’acte extérieur ; et dans l’adultère du cœur qui réside dans le regard de désir, il n’y a pas d’acte extérieur, d’union dans la chair. (id., 5, p. 282)

L’adultère du cœur ne doit pas non plus se comprendre en un sens légal. En effet, cette interprétation juridique (id., 6 ; p. 282 et 283) part du principe suivant : « Peut seul commettre ‘l’adultère du cœur’ l’homme qui est sujet en puissance de ‘l’adultère dans la chair’ ». Donc la culpabilité de l’« adultère du cœur » est tout entière référée et relative à l’adultère du corps. De cette interprétation (erronée) découle une conséquence capitale qui est uassi une seconde différence : en vertu du mariage, tout homme a le droit de s’unir à sa femme ; en conséquence, l’homme marié « ne saurait jamais être appelé ‘adultère’« (c’est moi qui souligne), de corps, certes, mais aussi de cœur.

Mais cette interprétation laisse subsister « un doute fondamental » (id., 7 ; p. 283 et 284) qui va nous introduire au vrai sens. D’abord, le Christ n’enseignerait rien de nouveau par rapport au Décalogue. D’autre part, elle ne prend pas en compte la référence au cœur humain, c’est-à-dire à l’intériorité et à l’expérience du péché, à la « science de l’homme » qu’implique la référence à l’origine ; Jean-Paul II confirme cet oubli de l’intériorité en rappelant que le Christ est celui qui « savait ce qu’il y a en chaque homme » (Jn 2,25) : voilà l’« approfondissement » et « surtout » l’« amplification » propre à la loi nouvelle. Enfin, cette interprétation néglige le fait que, très intentionnellement, le Christ « ne souligne pas que c’est la ‘femme d’un autre’, […] mais dit de manière générique : la femme ». (43, 2 ; p. 284 et 285) Il ne parle donc pas de l’épouse, mais de toute femme.

Bref, le Christ critique « l’interprétation erronée et unilatérale de l’adultère qui découle du manque d’observation de la monogamie » et juge insuffisante la seule « considération » du « statut juridique ». Il lui manque le regard éthique, moral qui prend en compte les personnes et leur dignité. (42, 7 ; p. 283 et 284)

c) Signification vraie (TDC 43)

Cette signification est d’ordre éthique, et non pas seulement psychologique (ou sexologique).

1’) Énoncé (id., 1 à 3 ; p. 284 et 285)

La perspective du Christ est éthique, c’est celle de « la dignité personnelle de l’homme et de la femme » (id., 1 ; p. 284) ; or, – et Jean-Paul II va reprendre ses analyses antérieures – seul aimer l’autre pour lui-même comme une personne, comme un sujet, dans une recherche de communion, est une attitude digne de lui. Par contre désirer autrui, c’est en faire le moyen de satisfaction de ses pulsions, des besoins sexuels du corps : et ce désir commence dans le cœur, dans le « for intérieur ». C’est l’attitude de l’adultère du cœur. Telle est donc la signification profonde de l’adultère du cœur qui « déforme ainsi ce mutuel ‘pour’« et fait disparaître la « communion des personnes, en faveur de la fonction utilitaire ». (id., 3 ; p. 285) Il va de soi que cette interprétation n’a de sens que si l’on s’entend sur le terme désirer : selon la mise au point terminologique faite ci-dessus, il s’agit du désir déconnecté de l’amour adressé à la personne. Il s’agit de la concupiscence au sens restreint du terme. Jean-Paul II ne condamne nullement le désir qui s’intègre à l’amour de don et qui l’exprime.

Conséquence capitale qui choquera plus d’un, au cas où il la désolidariserait des développements précèdents : si l’homme regardait en désirant « la femme qui est son épouse, il commettrait le même adultère ‘dans son cœur’ ». (id., 2 ; p. 284 et 285) C’est ce qu’il le fait quand « il la traite seulement comme objet d’assouvissement de ses instincts ». (id., 3 ; p. 285) Qui oserait dire que ce n’est jamais le cas ou que le mariage immunise contre cette tentation ?

 

Le péché de convoitise

 

« Lorsque nous convoitons quelqu’un, nous convoitons son âme bien plus que son corps. Alors ne nous excusons pas en disant que ce que nous aimons en eux, c’est leur âme : c’est justement le domaine le plus interdit, et la pudeur du corps ne doit être qu’un reflet de la pudeur de l’âme ».

(Marie-Dominique Molinié, Le courage d’avoir peur, coll. « Epiphanie », Paris, Cerf, 1975, p. 61. C’est nous qui soulignons)

2’) Relation entre les interprétations psychologique et éthique (id., 4 ; p. 285 et 286)

Nous le savons, il existe deux interprétations de l’adultère, comme de la sexualité en général : psychologique et éthique. La première considère les mécanismes psychophysiologiques mais ne prend pas en compte la signification sponsale du corps et la liberté responsable de l’homme ; elle se fonde sur la seule expérience intérieure de la concupiscence. Dans son ordre propre, elle présente un intérêt qu’il ne faut surtout pas « sous-évaluer », mais seule la seconde interprétation respecte l’intégralité de la personne : elle est donc « plus complète ». Elle doit cependant intégrer ce qui « reste immuable », autrement dit ce qui est valable dans le regard psychologique.

En même temps, l’interprétation psychologique peut engendrer la crainte et même le désespoir, puisqu’elle se contente de constater l’existence permanente de la concupiscence dans le cœur de l’homme : aucun remède n’est joint au diagnostic. En regard, la perspective théologique est source d’espérance : « l’homme […] doit redécouvrir la plénitude perdue de son humanité et vouloir la retrouver ». (id. 7 ; p. 287 et 288) D’où la question : « Devrions-nous trembler de crainte devant la sévérité de ces paroles, ou plutôt avoir confiance en leur contenu salvifique, en leur puissance » ? (id., p. 288)

3’) Fondement (id., 4 à 7 ; p. 285 à 288)

Celui-ci est d’ordre théologique. Il vient de ce qu’on prend en compte le fait que l’homme est de manière « permanente » dans l’état de nature pécheresse (status naturæ lapsæ) et seule la Révélation (par exemple en Gn 3) affirme l’existence de cet état.

On peut comprendre ce fondement théologique, et donc la signification éthique de l’adultère, dans un double cadre : celui de la pureté du cœur et celui du sacrement de mariage :

a’) La pureté du cœur (id., 5 et 6 ; p. 286 et 287)

En effet, la parole du Christ, à la fois montre le désir et veut en sauver l’homme. Or, pour comprendre la source de ce désir, « il est nécessaire de scruter à fond les recoins du cœur humain » ; et par ailleurs, « ‘la pureté du cœur’« ne s’« obtient qu’au prix d’une attitude très ferme à l’égard de tout ce qui a son origine dans la concupiscence de la chair ». On ne peut donc saisir du Christ qu’en faisant appel au cœur et à sa capacité de « dominer avec cohérence son ‘cœur’ ».

Nous reparlerons longuement de la pureté du cœur dans le troisième cycle. Mais il est important dès à présent de situer le propos de Jean-Paul II : son appel à la pureté n’a de sens que si l’homme vit au niveau de son cœur, donc de « la profondeur de la personne humaine », et non – comme c’est trop souvent le cas – au plan de sa seule sensibilité. Interprété en termes de ressenti, de sentiment, le message du Christ est déformé ; il apparaît intransigeant et impossible à accomplir, donc désespérant. Ainsi, « la nouvelle dimension de l’ethos est toujours liée à la révélation de cette profondeur qui est appelée ‘cœur’« ; il n’y a qu’à cette profondeur que l’homme peut être libéré de la concupiscence, car c’est à ce niveau qu’elle se situe.

À l’instar du terme désir, le mot cœur nous fait avancer sur un terrain piégé : il désigne ici bien plus que la seule sensibilité affective. Qui dit cœur, dit centre (cœur d’un problème, d’un fruit, d’une ville) ; or, le centre de la personne est l’esprit, intelligence et volonté qui sont appelés à devenir la demeure de Dieu par la grâce : c’est « l’espace intérieur où l’homme […] doit redécouvrir la plénitude perdue de son humanité [l’intelligence] et vouloir la retrouver [la volonté] ». (id., 7 ; p. 287 et 288)

b’) Le sacrement de mariage (id., 6 et 7 ; p. 287 et 288)

L’homme est appelé à vivre de cette plénitude, d’abord « dans les relations mutuelles des personnes », dans toute « forme de coexistence des hommes et des femmes », ce « qui constitue la trame pure et simple de l’existence » quotidienne : en ce sens, cette vie est « ‘co-éducatrice’ », elle apprend à considérer l’autre comme une personne au lieu de le réduire à n’être que l’objet de mon désir. Et cela vaut en particulier pour la relation privilégiée du mariage. L’indissolubilité du mariage, dit Jean-Paul II, est la « juste motivation » du refus de l’adultère de désir : en effet, comme nous le verrons, le sacrement de mariage, donc la grâce du Christ, permet seul aux époux de vivre « dans la liberté du don », ce qui suppose qu’ils soient « libérés de la contrainte et de l’affaiblissement de l’esprit qu’entraîne la concupiscence de la chair ».

 

Cet entretien de la TDC 43 fait une transition idéale avec le troisième cycle des catéchèses qui va désormais traiter de la théologie du corps en son état de nature non plus pécheresse, mais rachetée.

D) Conclusion

Après avoir traité du plan de Dieu sur l’origine, du don de la justice originelle et de la grâce sanctifiante, Jean-Paul II réfléchit maintenant au devenir du dessein salvifique à la suite du péché originel. Il part de deux versets de l’Évangile (Mt 5,27-28) dont le contenu « donne à réfléchir énormément » (40, 1 ; p. 274 et 275), puisqu’il n’occupera pas moins de vingt catéchèses. Il faut remonter jusqu’à la chute originelle et ses conséquences sur le corps (A), pour bien comprendre l’adultère du cœur dont parle le Christ (B).

Objectivement, cette faute originelle se traduit par un certain nombre de pertes et de ruptures qui s’enchaînent comme en cascade : Dieu, l’homme, les autres hommes, la nature. Or, le corps fait partie de l’homme.

Qu’en est-il pour la théologie du corps ? L’état d’innocence impliquait la pleine conscience de la signification sponsale du corps. Dans l’état de péché, Ce sens est (relativement) perdu, ce qui signifie deux choses : l’intelligence, obscurcie, la déchiffre plus difficilement ; la volonté, affaiblie, la met plus difficilement, voire plus du tout, en œuvre dans la vie relationnelle.

Au plan subjectif, la perspective de l’état pécheur est signifiée : du point de vue anthropologique, par la honte originelle et du point de vue éthique, par l’adultère du cœur. Et, pour reprendre les choses de plus haut encore, de même que la solitude résumait la dimension anthropologique de l’état d’innocence originelle, de même la pudeur résume la dimension anthropologique de l’état consécutif à la chute de nos premiers parents. À la relation de mutuelle appartenance de sujet à sujet dans le don réciproque, répond la relation d’appropriation de sujet à objet, qui transforme la personne en objet.

Pascal Ide

[1] S. Augustin, Confessions, L. VI, xvii.

[2] Dante, La Divine Comédie. L’enfer, chant V, v. 37-43.

[3] A ce sujet, il serait fructueux de méditer sur les réflexions que le philosophe Emmanuel Levinas fait sur « le face-à-face comme relation irréductible » (cf. Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, coll. « Phænomenologica », La Haye, Martinus Nijhoff, 21965, p. 52-54 ; cf. aussi p. 168 à 194). Levinas affirme même que « la dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain ». (Ibid., p. 50)

[4] Pierre Gisel, La création. Essai sur la liberté et la nécessité, l’histoire et la loi, le mal et Dieu, Genève, Labor et Fides, 2è édition, 1987, p. 50.

[5] Saint Augustin, Sermon sur les pasteurs, 46, 9, in CCL 41, 535-536, cité in Liturgie des Heures, Paris, Cerf, Desclée, DDB, Mame, 1980, IV, p. 76 et 77.

12.2.2020
 

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